(Versions sténographiques/Conseil d'Etat)
Votre Majesté,
Excellences,
Membres des délégations,
Invitées et invités,
Je tâcherai d'être le plus concis possible, de parler, le cas échéant, en style télégraphique. Dire tout d'abord, avec ma sincérité ordinaire, que notre réunion a été, à mon avis, extraordinairement fructueuse. J'oserais dire qu'on n'a jamais tant fait pour nos aspirations à l'intégration, à l'union et au développement en si peu de temps.
Les Portugais ont conçu une méthode excellente : aucun discours (selon ce qu'ils nous avaient averti, vous et moi), le maximum de spontanéité, de dialogue et d'échange d'impressions. Je n'ai rien écrit pour ma part. Je devais prononcer quelques mots de conclusion, mais je n'ai pas eu le temps d'écrire quoi que ce soit, et c'est tant mieux, parce qu'il aurait été impossible d'écrire hier sur les impressions que nous avons ressenties aujourd'hui.
J'en viens à la séance inaugurale. Nous avons écouté les paroles sincères du président Caldera. De profondes interventions du premier ministre du Portugal, M.Guterres, et du président Sampaio ont éveillé nos esprits. Nous avons perçu qu'on était en train de mettre le doigt sur la plaie. Nous sommes passés dans l'autre salle. Je ne sais pourquoi mesdames ont été exclues, puisque seules ont participé les délégations. Et puis, une bonne chose : nous nous sommes sentis libre de parler plus intimement, en l'absence de la presse.
L'expérience de bien des réunions m'a appris qu'il existe des différences de nuances et de tonalités, pratiquement deux discours : quand nous parlons pour le monde, pour notre pays et pour les autres pays, et quand nous parlons entre nous. Nous ne cacherons rien à la presse, néanmoins.
Les prises de parole ont commencé. Le premier à parler - mais je ne vais pas faire une chronique complète - a été le président Cardoso. J'ai trouvé excellent que ce soit lui qui ouvre les interventions, parce que l'attention du monde est tournée, pourrait-on dire, vers le Brésil comme porte d'entrée potentielle en Amérique du Sud et en Amérique latine de la grave crise qui nous menace, comme le pays où il faut engager un effort spécial parce que ce qui s'y passera sera décisif. Sa profonde analyse nous a vraiment tous satisfaits, et moi en particulier, je peux le dire.
Il a nous a fait l'historique des trois assauts spéculatifs dont l'économie brésilienne a été victime en 1995, en 1997 et en 1998, ce qui a coûté des dizaines de milliards de dollars à la réserve que le pays avait accumulé au prix de tant d'efforts, et il nous a présenté ses idées, essentiellement la nécessité urgente d'injecter autant de liquidités que de besoin aux finances internationales.
Il a aussi présenté d'autres idées très intéressantes, notamment la nécessité de mener deux politiques : l'une relative aux pays émergents très vulnérables aux risques de la crise financière et l'autre pour les pays industriels possédant les ressources requises. Pour résumer sa pensée, j'oserais dire qu'il a soulevé l'idée d'une politique économique austère, très précautionneuse, pour les politiques intérieures des pays en développement et une politique keynésienne pour les finances internationales. Je crois que ceci ne se différencie guère de certaines prises de position adoptées tout récemment par des personnalités dont les décisions sont aussi importantes pour l'économie mondiale que le président des Etats-Unis et les gouverneurs du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale face à la crise qui se développe.
Je ne peux mentionner toutes les interventions suivantes, car beaucoup ont été intéressantes et importantes. Je vais en signaler certaines qui résumaient à mon avis des idées très importantes. Le président Frei a parlé du message que la réunion s'était proposée d'élaborer en plus de la Déclaration afin de l'adresser à ceux qui ont un plus grand pouvoir de décision dans les finances internationales. Quelle devait en être la teneur ? Il ne semblait pas correct de rédiger un message qui aurait donné l'impression d'une situation catastrophique, insoluble, ou qui aurait été pessimiste : il fallait présenter en toute franchise, d'une façon réaliste et sans exagération - elle est assez grave sans ça ! - la situation financière actuelle.
Le président Zedillo a attiré l'attention sur le fait qu'avant même de proposer des solutions à moyen terme ou des solutions futures et d'envisager une nouvelle architecture, il fallait tout d'abord éteindre l'incendie. Et une seconde idée, parmi bien d'autres : la nécessité que l'Europe réagisse et prête tout son concours aux mesures qu'il faudra absolument prendre pour tenter de freiner la crise et de relancer la croissance économique.
Je dois citer l'intervention du Président du gouvernement espagnol, M. Aznar. Deux choses très stimulantes : premièrement, la décision de l'Espagne d'apporter cinq milliards de dollars au Fonds monétaire international, autrement dit prêcher d'exemple, puisqu'on demande à l'Europe une réaction en accord avec les premiers pas faits par les Etats-Unis pour réduire les taux d'intérêt, ce qui est considéré actuellement comme un facteur clef pour commencer à réveiller la confiance et pour injecter des liquidités dans les finances internationales, et, deuxièmement, quelque chose de très important pour les Latino-Américains, la décision que 3 de ces 5 milliards de dollars soient alloués à un fonds d'urgence pour l'Amérique latine, car c'est bien cela que l'on cherche : des fonds d'urgence pour faire face à la situation.
Il a aussi indiqué que l'Espagne continuerait de faire le plus d'investissements possibles en Amérique latine. Il est très important que des décisions de ce genre aient été prises à cette réunion.
A la dernière séance, l'Argentine a fait part d'une contribution d'un milliard de dollars. Bref, ce sont six milliards qui ont surgi de ce Sommet, au moment où on demande aux pays développés de contribuer le plus dans leur propre intérêt et dans celui du tiers monde.
L'Espagne avait déjà fait une autre contribution digne d'éloge : réduire de 0,5% le taux d'intérêt, ce qui est le double de la première réduction décrétée par le système de réserve fédéral des Etats-Unis.
Ce sont à mon avis des décisions excellentes au moment où on tente de se gagner des soutiens, de lever des doutes et de surmonter des obstacles, en vue d'obtenir un soutien similaire des autres pays de l'Union européenne.
On a discuté de la teneur du message adjoint à la Déclaration dont le principe avait été accordé à la séance du matin et on est parvenu à un consensus sur la façon dont il fallait le faire à la séance de l'après-midi.
Pour être plus précis, je dois dire que nous avions décidé de poursuivre
autre miracle : ils ont apporté des micros sans fil au déjeuner, ce qui nous a permis - nous n'étions alors que les chefs d'Etat et de gouvernement - de poursuivre le dialogue.
Et c'est là que nous avons discuté de la teneur du message, seuls les chefs dEtat et de gouvernement. Une excellente réunion, des meilleures que j'ai vues, au cours de laquelle les plats n'ont gêné en rien. Certains ont mangé plus, d'autres moins. J'avoue que, comme mon intérêt était d'interroger beaucoup de choses aux collègues les plus expérimentés qui abordaient la question, je n'y ai même pas touché. De plus, j'avais la tension du travail de l'après-midi et de cette intervention-ci.
Et c'est là, dans notre solitude, accompagnés seulement des problèmes que chacun de nous porte et de ceux que nous portons ensemble sur nos épaules, que nous sommes parvenus à bien définir la teneur du message. Malgré le consensus régnant, les avis divergeaient toutefois sur un concept : pouvait-on parler maintenant de crise économique mondiale ?, ou de crise économique globale ?
Certains signalaient que l'économie nord-américaine était en bonne santé, ce qui est tout à fait vrai : l'économie nord-américaine est encore - cet encore, c'est moi qui l'ajoute - en bonne santé, et nous souhaitons qu'elle le reste, que l'économie européenne était aussi en bonne santé - et on espère qu'elle le restera - grâce à une intégration croissante et notamment au lancement de l'euro auquel on augure plus de succès que de périls, bien que certains observateurs d'organes de presse donnés semblent en souhaiter l'échec. Bref, la question était : pouvait-on parler de crise mondiale ou non ?
Nous, les Cubains, nous avions un dilemme sérieux : le thème du sommet de Cuba.
Nous avions pensé à un thème associé justement à la crise en cours de développement, compte tenu du fait qu'elle soulève beaucoup d'inconnues et que nous devrions mener un examen de ce qui s'était passé, de ce qui se passait et des mesures adoptées ou à prendre.
Nous vivons une situation où les événements se précipitent, parfois de façon surprenante; personne ne sait ce qu'il va se passer d'ici à janvier 1999, date où notre pays organisera une conférence d'économistes des diverses écoles et de différents pays en vue de discuter théoriquement de ces questions-là. Il se peut qu'à cette date, le 21 janvier, certains aient déjà changé d'avis, car nous avons vu de très importantes personnalités changer d'avis en deux semaines à peine.
Pour nous, il était décisif de définir plus précisément le thème auquel nous avions pensé. De lui donner un intitulé bref, qui englobe toujours beaucoup de choses et qu'il faut expliquer ensuite.
Nous partions de certains faits. Je ne vais pas vous prendre beaucoup de temps avec ça. Ainsi, à la page 23 de ce recueil de discours, qui commence par le rapport de Kofi Annan à l'ONU en septembre, on trouve le discours que le président Clinton a prononcé le 14 septembre 1998 devant le Conseil des relations extérieures des Etats-Unis. Un discours capital qui commence sur cette affirmation : «Le monde se trouve face au plus grand défi financier des cinquante dernières années.» Une affirmation plutôt forte.
Il ajoute plus loin : «Il est très ironique que nous soyons à un moment de pouvoir économique insurpassable alors que l'économie mondiale est convulsée à ce point.»
Il signale que les Etats-Unis et le reste du monde se sont préoccupés de l'inflation pendant trente ans, et il ajoute : «Or, il est évident que la nature du risque a changé, dans la mesure où le quart de la population mondiale vit dans des pays où la croissance économique soit diminue soit est négative. Je crois donc que la principale priorité du monde industrialisé est aujourd'hui de promouvoir la croissance.» Elle nous convient, cette phrase, parce que c'est justement ce que nous demandons au monde industrialisé.
A la fin de cette allocution bien conçue, soigneuse, réaliste - un peu comme nous quand nous avons décidé que notre message à l'Europe ne devait pas contenir une seule phrase pessimiste mais un discours réaliste - Clinton fait cet aveu insolite par son humilité : «Je ne crois pas que quelqu'un dans cette salle sache vraiment ce qu'il faut faire.»
Cette allocution, Clinton l'a prononcée devant le Conseil des relations extérieures, une institution prestigieuse et bien connue.
Page 49 - je le sais par coeur, parce que tout ceci m'a beaucoup intéressé - le 6 octobre 1998, qui parle ? Le président du Fonds monétaire international qui, comme vous le savez, ne se caractérise pas par son ton pessimiste, bien au contraire. Face aux critiques selon lesquelles il n'existait pas assez de transparence sur ce qui se passait dans le Sud-Est asiatique, sur la légèreté avec laquelle les prêts étaient alloués sans analyse pertinente, sur le favoritisme et sur les autres choses que je n'ai pas besoin de répéter ici parce que vous les avez lues vingt fois ces derniers mois, sur tous ces phénomènes dont il n'avait pas dit un mot, si bien qu'est reparu ce mot de transparence, née de l'époque de la perestroïka - transparence dans l'information et les données, transparence dans les banques - et que tout le monde réclame, il s'est défendu en affirmant qu'ils savaient très bien, au FMI, ce qu'il allait se passer, qu'ils avaient averti différents gouvernements, mais qu'ils ne l'avaient pas divulgué parce que cela aurait pu semer la panique et accélérer la crise. Personne ne sait aujourd'hui ce qui aurait été le mieux, et si un peu de transparence et de mise en garde n'aurait pas permis de freiner la gravité de cette explosion subite, de cette crise inattendue qui a tant surpris le monde.
Bref, ce n'est pas quelqu'un, je le répète, qui se caractérise par des phrases pessimistes. Or, il a déclaré sans ambages : «Mesdames et Messieurs les gouverneurs, nous nous retrouvons cette année au milieu d une crise. Une crise qui a dores et déjà coûté des milliards de dollars...» S'il avait été plus exact, il aurait pu donner un chiffre que tout le monde connaît : les bourses du monde avaient déjà perdu de 3 à 4 billions de dollars. Voilà donc ce qu'a déclaré Michel Camdessus il y a peine quelques jours, le 6 octobre, à la réunion du conseil des gouverneurs du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. Il a aussi ajouté que la crise avait coûté «des millions demplois.» Il aurait dû dire : des dizaines des millions. En effet, en lisant les rapports relatifs à la situation en Indonésie, on apprend que le taux de chômage a fait un bond de 40 p. 100. Et il a conclu ce paragraphe comme suit : «Et lincommensurable tragédie des chances perdues et des espoirs anéantis pour una multitude de gens, surtout parmi les plus démunis.»
Il a dit deux ou trois choses de plus : «Mais elle na pas épargné non plus les économies bien gérées. Nous n'avions pas soupçonné la puissance de ce virus - il le compare presque au sida - qui s'est projeté au-delà des océans, attaquant par exemple l'Amérique latine, parce que la Russie était en difficulté.»
«Et cette deuxième onde de choc laisse la plupart des pays en développement face à une conjoncture très dégradée, à des apports de capitaux en très net recul et à des prix des produits de base en baisse.»
C'est la première fois qu'on mentionne ce phénomène, très associé dans l'histoire aux événements de 1929 et des mois précédents, à savoir une flambée de la valeur des actions et une baisse des produits de base.
Camdessus a finalement affirmé quant à la gravité de la crise : «Soyons clairs : nous ne parlons pas seulement de pays en crise, mais d´un système en crise -- un système qui n'est pas encore suffisamment adapté aux possibilités et aux risques de la mondialisation.»
Ce qu'a dit le président du Fonds monétaire international au sujet de l'existence ou non d'une crise économique mondiale ou internationale attire en particulier mon attention. Il existe de toute évidence des facteurs provoquant une certaine confusion.
Aujourd'hui, à la seconde réunion, le président Cardoso a affirmé - je l'ai noté : «Nous vivons un moment extrêmement grave.» C'est le président du Brésil qui le dit, quelqu'un dont nous connaissons tous l'expérience et les connaissances.
Tous ces facteurs faisaient donc l'objet de discussions, et ils étaient vitaux pour nous par rapport au thème du sommet de La Havane.
J'ai demandé aux collègues - je ne les appelle pas camarades parce que je ne veux pas apparaître aussi d'extrême-gauche que le président de la Banque mondiale, M. Wolfenshon, et j'aimerais bien trouver des programmes de gauche incluant le texte de l'allocution par laquelle il a clos les réunions de Washington, le 8 octobre dernier ! - de nous aider à cet égard : en effet, si la norme est que les pays sièges proposent le thème et en décident, je voulais vraiment avoir des consultations avec tous les autres. Je suis arrivé à la conclusion qu'il fallait être plutôt prudents qu'exagérés. Dire qu'il n'y a pas de crise et que la situation n'est pas très grave ou extrêmement grave, comme l'a signalé Cardoso, serait ignorer la dure réalité; mais affirmer qu'il existe une crise économique mondialisée peut sembler exagéré et peut même l'être.
Quand nous étions en train d'élaborer un paragraphe relatif au thème, nous nous efforcions de soulever pour l'essentiel une idée : qu'avait fait l'Amérique ibérique ? Ou plutôt, comment l'Amérique ibérique a-t-elle fait face - à supposer qu'à cette date-là, elle ait assez fait face, sans attendre une année pour le faire, parce que personne ne peut attendre même une minute - à la crise économique mondialisée ? L'intitulé était long et nous l'avons changé pour un autre : L'Amérique ibérique et la crise économique mondialisée. Aux termes des discussions fructueuses soutenues à midi, nous avons été absolument convaincus qu'il fallait modifier la phrase originelle pour être plus réalistes, plus objectifs et plus exacts : L'Amérique ibérique et les graves risques d'une crise économique mondialisée. C'est l'intitulé qui nous a paru le plus exact, et il a fait heureusement l'objet du consensus de tous ceux qui étaient réunis à ce déjeuner. Ce sera donc le thème du prochain Sommet.
Maintenant, comment voyons-nous la situation stratégique ? Je vous avertis que je suis sur le point de conclure (rires). Voilà : nous estimons que l'Amérique latine aura un rôle décisif à jouer. Car c'est là que se décidera si la crise économique pourra être freinée et inversée, et si l'on évitera sa mondialisation totale. Je suis profondément convaincu que si cette crise pénétrait au Brésil, elle se répercuterait dans toute l'Amérique du Sud, elle retournerait inévitablement au Mexique et toucherait alors de façon absolument irréversible les bourses de valeurs des Etats-Unis. Et si une crise en Russie, qui ne représente que 2 p. 100 de l'économie mondiale - je crois d'ailleurs que c'est un pourcentage exagéré, parce que son PIB n'est que de 450 milliards de dollars, la moitié de celui du Brésil, et en-dessous de ceux de la France, de l'Espagne et de bien d'autres pays - a fait chuter de 512 points en un seul jour le plus fort indice de la bourse new-yorkaise, que se passerait-il avec une crise au Brésil qui s'étendrait en Amérique du Sud ?
Il faut reconnaître en toute justice que le Brésil s'est battu seul contre ce risque. Des tas d'analyses de revues prestigieuses signalaient pourtant que le Brésil serait, après la Russie, la prochaine cible inévitable de la crise, compte tenu de son déficit budgétaire de plus de 7 p. 100 du PIB, de la prétendue surévaluation du real et d'un déficit élevé et croissant des comptes courants, car ce sont ces circonstances-là que les spéculateurs utilisent pour se lancer comme des loups affamés sur l'économie de n'importe quel pays, en l'occurrence le Brésil.
D'où la conviction que les bourses nord-américaines ne pourraient pas le supporter, et que cela risquait de se convertir en une catastrophe pire que celle de 1929, quand seuls 5 p. 100 des Nord-Américains avaient investi leurs épargnes et leur ressources dans les bourses. Or, ce sont aujourd'hui la moitié des Nord-Américains qui ont des actions en bourse, où l'on trouve presque tous les fonds de caisses de pensions et les épargnes de la classe moyenne et des travailleurs aux revenus le plus élevés. Ce serait là de mon point de vue quelque chose qui aurait des conséquences inimaginables.
Autrement dit, cela signifie quelque chose de très clair : les USA et le monde industrialisé ont tout intérêt à empêcher à tout prix qu'une crise n' éclate au Brésil et en Amérique du Sud, le Brésil y a bien sûr plus d'intérêt que quiconque, et le reste de l'Amérique latine.
Qui a aidé le Brésil, ne serait-ce que par un mot d'encouragement, pendant les trois assauts de quatre dernières années ? Personne ! Il s'est défendu, entre autres mesures, grâce aux réserves qu'il avait accumulées, jusqu'à 70 milliards, ce qui est un chiffre vraiment élevé. Or, rien qu'en août-septembre, à partir de la crise russe, le Brésil en a perdu plus de 20 milliards de dollars. C'est seulement alors que le Brésil a eu droit à quelques mots d'encouragement et à quelques promesses d'aide. Et il est clair maintenant que cela est vital pour les USA et le reste du monde industrialisé.
Voilà pourquoi je pense, en premier lieu, que ceci ne doit pas signifier que le Brésil et l'Amérique du Sud, conscients de cette réalité, se croisent les bras et se mettent à attendre que ceux qui courent un grand danger leur fournissent des ressources. Il n'y a pas besoin de suggérer au Brésil de faire ces efforts-là, parce qu'il les fait depuis quatre ans, défendant la stabilité de sa monnaie, sacrifiant ses réserves.
Permettez-moi de vous le dire : si Cuba disposait des réserves que le Brésil a dû dépenser rien qu'en août-septembre, elle pourrait enregistrer une croissance de deux chiffres. Et ce n'est rien par rapport aux quantités qu'a dû sacrifier la Corée du Sud, 100 milliards de dollars, ou la Thaïlande ou d'autres pays. Rien qu'en deux mois, le Brésil a dû utiliser plus de 20 milliards de ses réserves.
J'ai lu aussi les discours du président Cardoso, avant et après les élections, ce qui m'a permis de jauger son talent politique. Je ne vais pas rajouter d'autres vertus, parce que je ne veux pas provoquer des malentendus avec la gauche (rires).
Nous devons vraiment reconnaître en toute justice la confiance, la fermeté et la capacité dont le président a fait preuve durant cette bataille en solitaire. Mais il n'est plus seul maintenant, il a beaucoup de compagnie, et de la bonne compagnie. Il a un bon moment politique pour la direction du pays, avec un prestige international reconnu et d'excellentes relations avec beaucoup des principaux dirigeants des institutions financières qui apprécient ses connaissances, de bonnes relations avec la direction des Etats-Unis, de bonnes relations avec l'Europe, et l'état de services de cette bataille livrée, plus la frayeur colossale, la préoccupation et surtout la prise de conscience des Etats-Unis et de l'Europe que le Brésil constitue la dernière tranchée pour empêcher la généralisation de la crise.
Cardoso a prononcé deux allocutions. La première avant les élections, le 24 septembre 1998, où il prend un décision audacieuse, vraiment, - audacieuse et intelligente, parce que l'audace ne suffit pas - celle d'annoncer les mesures qu'il allait prendre. Pour ne pas m'immiscer dans les affaires intérieures, je n'émets pas d'opinion sur ces mesures, je signale seulement des tactiques et des stratégie politiques. Mais les mesures dures sont des mesures dures. Et les annoncer avant les élections n'est pas courant dans les moeurs politiques de notre continent.
Je n'ai pas de mauvaises relations avec la gauche, bien qu'il soit parfois difficile de les maintenir. Des problèmes de famille surgissent facilement pour n'importe quelle divergence de vues, et on entend parfois prononcer à la légère des mots qui blessent. On exige de nous plus que des vestales de Rome. N'importe qui peut commettre une faute légère, mais nous, aucune. Il faut faire très attention, parce que vous n'êtes pas encore levé le matin que l'autre, sans même savoir si ce que vous avez dit est vrai ou non, est déjà en train de vous juger.
Du point de vue stratégique, la position de l'Amérique latine est excellente dans la situation actuelle. Nous sommes quelque chose aujourd'hui. On doit faire cas de nous.
Dans des situations de risque comme celle que nous vivons avec le reste du monde, je suis convaincu qu'il faut chercher non seulement l'unité entre tous les pays latino-américains et caribéens, mais encore la plus grande unité possible dans les pays eux-mêmes. Je ne m'aventure même pas à le recommander, je dis simplement ce que je pense. Ce sont des questions de type politique très associées à une grande bataille pour la survie, qui exigent le maximum de compréhension, d'unité et même de subordination des intérêts nationaux aux intérêts de l'ensemble de nos peuples qui ne sont pas incompatibles, mais qui, au contraire, se complètent et se garantissent.
Voilà les raisons à partir desquelles je tente d'expliquer ce critère sur la situation stratégique. Et, je le répète, les Etats-Unis et l'Europe ne peuvent se payer le luxe de laisser entrer cette crise au Brésil ou en Amérique du Sud ou dans le reste de l'Amérique latine. Ce serait une catastrophe pour tout le monde.
J'ai dit que cette réunion avait été l'une des plus fructueuses que j'avais vues dans ma vie. J'essaie aussi d'être réaliste, de ne pas me faire d'illusions, mais, je le répète, on n'avait jamais tant avancé dans l'unification de la pensée et sur la voie de l'intégration en ce moment difficile. Et puis, nous devons nous réjouir du message de paix que nous avons reçu à cette réunion déjà historique, j'ose le dire, de Porto, au sujet de quelque chose de si compliqué et de si difficile : un espoir de paix solide et bien fondé entre le Pérou et l'Equateur.
La tâche de l'union et de l'intégration de l'Amérique du Sud, quelque chose d'extraordinairement et stratégiquement important, est encore à conclure.
Je vous avoue sincèrement qu'il est difficile de se résigner à l'idée d'une intégration circonscrite au seul MERCOSUR. Et je dis ici ce que je pense sincèrement, et je dis toujours à de nombreux visiteurs européens et à de nombreux amis et dirigeants politiques qui visitent Cuba, bien des fois sans le dire, qu'il faut aider l'Amérique du Sud et l'Amérique latine à s'unir. Je ne me lasse pas de prêcher cette idée. Pour être plus forts, il faut unir les forces.
On a parle ici de mondialisation et de régionalisation, mais je suis convaincu de la nécessité, en premier lieu, de notre union, de la même manière que s'unissent les Européens. Et je dois même dire que les Caribéens ne doivent être oubliés sous aucun prétexte. Ce sont une force, ils exercent une influence politique importante aux Nations Unies, ce sont des dirigeants très talentueux, formés dans le parlementarisme et dans le débat depuis la base, un système parlementaire qui a fonctionné, des gens très respectés en Afrique et dans d'autres parties du monde. Nous avons besoin de leur appui et de leur force.
Je dois aussi dire avec franchise qu'on ne peut oublier non plus les Centraméricains.
Je connais un peu les préoccupations des Caribéens et des Centraméricains. Certains ne sont pas très amis de Cuba, mais c'est du passé; nous l'avons oublié et nous l'oublierons toujours. Ce n'est pas l'important. L'important, ce sont les tâches dans lesquelles nous nous sommes engagés et sommes impliqués. Mais je défends et je défendrai toujours la situation des Caribéens et des Centraméricains qui se sentent abandonnés de Dieu, parce que, s'ils ont vu l'avancée du MERCOSUR, l'avancée de l'ALENA, ils ont vu aussi que cent cinquante entreprises, qui étaient nées de l'Initiative de la Caraïbe, sont parties au Mexique. Ce n'est pas la faute des Mexicains, ce sont les lois du marché. Les Caraïbes, une région que j'ai visitée récemment, ont perdu cent mille emplois.
On ne peut les oublier, et ils seront à Rio, à nos côtés, aux côtés de l'Europe, à une réunion aussi stratégique et décisive que celle qui va se tenir entre l'Union européenne, l'Amérique latine et la Caraïbe, très conscients de l'importance qu'a pour notre région l'intégration de l'Europe et nos relations avec elle. Je ne le dis pas ici, je l'avais déjà dit à l'OMC : si l'euro va être une monnaie forte, solide, s'il va servir de soutien aux économies des pays du tiers monde, bienvenue alors à l'euro. J'avais écouté à ce moment-là un murmure généralisé à Genève.
Nous sommes conscients de l'importance de l'euro et de l'intégration européenne.
Quand nous parlons de paix entre l'Equateur et le Pérou, c'est parce que nous rêvons d'une plus grande intégration politique. Nous y rêvons tous, et nous en avons besoin. Si l'Europe s'est unie malgré ses cultures différentes et malgré les guerres que les nations s'y sont livrées pendant des siècles, comment ne pourrions-nous pas nous unir, nous, si unis par la langue, la culture, la religion et l'histoire !
Nous avons des dizaines de facteurs d'union que n'a pas l'Europe et nous sommes indépendants depuis presque deux cents ans. Les conflits entre les pays conspirent contre notre union. Voilà pourquoi nous ne pensons pas seulement à ces conflits, nous souhaitons que les relations entre le Chili, la Bolivie et le Pérou s'améliorent toujours plus, ou entre le Nicaragua et le Costa Rica, qu'il n'y ait plus de conflits pour des questions aussi peu importantes que la navigation sur un cours d'eau frontalier, que de nouvelles querelles ne surgissent pas que nous n'ayons pas été capables de prévenir à temps.
La décision d'inclure un paragraphe ayant trait à la paix en Colombie a été aussi un accord important, très important, un autre acquis de notre réunion.
Voilà ce que j'avais à dire.
Nous nous verrons à La Havane. Comme à l'occasion de la visite du pape Jean-Paul II, Cuba sera à vous.