ALLOCUTION PRONONCÉE, À LA CLÔTURE DE ¨
LA CONFÉRENCE INTERNATIONALE DIALOGUE DES CIVILISATIONS. L’AMÉRIQUE LATINE
AU XXIe SIÈCLE : UNIVERSALITÉ ET
ORIGINALITÉ ¨. PALAIS DES CONGRÈS DE LA HAVANE. LE
Chers
amis
Je parle de tous les invités, qu’ils viennent
d’autres pays ou de Cuba. Je dois vous avouer que le mot « étranger »
ne me plaît pas ; c’est un peu comme si je
disais : « Chers êtres étranges » en m’adressant à vous.
Sans doute ai-je rarement eu
l’occasion – qui est aussi un défi – de rencontrer un groupe comme le vôtre. En
fait, je devrais être un devin pour
savoir de quoi parler. J’ai la réputation de beaucoup parler, de m’étendre
parfois trop, ce qui n’est pas mon intention cet après-midi, même si les
intentions ne coïncident pas toujours
avec les résultats (rires)… Je
regrette de ne pas avoir participé à vos débats, ce qui m’aurait beaucoup
intéressé, mais j’ai eu en tout cas la chance de recevoir un résumé de vos
activités et des différentes interventions.
La première chose que je tiens à
faire, en tout cas, c’est féliciter ceux
qui ont eu l’initiative d’organiser une réunion comme celle-ci et de la
baptiser d’un nom aussi suggestif : dialogue des
civilisations.
Si l’on ne connaissait pas déjà
quelques-unes de vos réunions ou le contenu de vos tâches, on pourrait penser
qu’il s’agit d’un groupe de gens désireux d’échanger des impressions
philosophiques ou d’employer son temps à des échanges et à des réflexions
intéressantes.
Je pense, d’après ce que j’ai lu,
que la teneur de votre dialogue est bien plus élevée et profonde que ce qu’on
pourrait imaginer à partir du titre. Vous avez vraiment participé, me
semble-t-il, à un dialogue que je ne sais trop comment qualifier :
entre les civilisations ou pour les civilisations.
Il faudrait d’ailleurs remonter au
concept de « civilisation » et commencer par se poser la question : que sont les civilisations ? Quand
j’étais un gamin et que j’allais à l’école
– ce qui n’est pas si vieux que ça (rires),
il me semble que c’était hier – j’entendais déjà parler des premiers concepts
au sujet du monde, de l’histoire, et l’on me disait que notre monde était
civilisé, et que les Européens étaient même venus ici sur ce continent pour
nous apporter la civilisation.
On disait aussi qu’ils étaient partis
en Afrique pour civiliser les Africains, et aussi vers le Pacifique, et vers
l’océan Indien pour civiliser les Indiens, les Indonésiens, et un peu plus
loin, jusqu’en Chine pour civiliser les Chinois.
Ce n’est pas d’hier que nous avons
tous entendu parler de ça. Quand j’étais gamin, j’entendais aussi beaucoup
parler de Marco Polo, de ses voyages en Chine. Et l’on sait qu’il existait une
civilisation chinoise depuis belle lurette, de même qu’il existait une
civilisation indienne, et une civilisation du côté de l’Euphrate, plusieurs
civilisations en Mésopotamie ; et tout ceci
existait, ce qui est le plus curieux, avant la civilisation grecque et la
civilisation romaine, et avant la civilisation européenne.
Un jour, au cours d’une visite en
Afrique du Sud, on m’a invité dans un village où l’on avait érigé une statue à
un enfant qui était mort durant une protestation contre l’apartheid. Et je
réfléchissais là : quand il existait déjà une
civilisation en Afrique, à plusieurs endroits d’Afrique, les tribus barbares
erraient encore de ci et de là en Europe.
Nous savons tous que Jules César a
tiré beaucoup de sa gloire en combattant avec ses légions les tribus barbares
allemandes et qu’après avoir dominé les tribus barbares franques, il a conquis
les Gaules – la fameuse guerre des Gaules – et qu’il est même arrivé jusqu’aux
îles qui sont maintenant
L’un des prétextes, selon ce que
j’ai lu chez l’un des chroniqueurs de l’époque, Bernal Díaz del Castillo, c’est
qu’il fallait les civiliser parce qu’ils faisaient des sacrifices humains. Eh
bien, s’il fallait civiliser tous les gens qui
font des sacrifices humains, il y aurait encore bien des gens à
civiliser dans le monde !
Il faudrait civiliser, je pense,
ceux qui bombardent des villes, ceux qui terrorisent des millions d’hommes, de
femmes et d’enfants. Et qui parlent ensuite de pertes civiles. Des pertes
civiles, il y en a toujours dans les bombardements. Les Russes le savent mieux
que quiconque. Parce que les Russes ont connu les bombardements sur Leningrad,
les attaques surprise. Les Russes n’ont pas oublié ce 21 juin, quand les
troupes d’Adolf Hitler, utilisant des milliers et des milliers d’avions, des
centaines de divisions blindées parfaitement armées, des dizaines de milliers
de chars d’assaut et de canons, ont attaqué par surprise et sans préavis ce
« trou perdu » qu’était alors l’Union soviétique, et ces divisions
ont foncé à toute allure, certaines sur Leningrad, d’autres tout droit sur
Moscou et d’autres encore vers le Sud, sur Kiev.
Ceux d’entre nous qui avons eu la
possibilité de connaître et d’admirer les grandes prouesses du peuple russe,
nous savons à quelles terribles adversités il a dû faire face soudainement, en
quelques heures, alors que les soldats étaient en permission dans cette fameuse
citadelle de Brest-Litovsk qui s’est défendue ensuite si courageusement et si
héroïquement, malgré la surprise. Quand on étudie ces événements, on constate
quelque chose qui dit beaucoup des valeurs historiques du peuple russe : alors que partout ailleurs, la nouvelle de
chars ennemis sur les arrières impliquait que les armées levaient les bras en
l’air et hissaient le drapeau blanc, les Russes, eux, ne se rendaient pas, les
Russes ne hissaient pas le drapeau blanc.
Et on se prend à réfléchir :
que se serait-il passé si ce peuple avait été mobilisé, si l’armée russe et ses
alliés avaient été en alerte de combat ? Nous autres, un tout petit pays,
une petite île à côté du puissant voisin, combien de fois n’avons-nous pas dû
prévoir des dangers et nous mettre en alerte de combat, parce que nous sommes
décidés à ce que jamais personne ne puisse nous surprendre et nous attaquer à l’improviste ? Je ne vais pas fouiller dans l’Histoire
ni parler de responsabilités, mais le fait est que si le peuple soviétique et
ses forces armées avaient été mobilisés, je sais très bien où aurait pris fin
Je ne sais combien de livres on a
publiés dans notre pays. Quand de graves dangers nous menaçaient, nous
recourrions même à la grande littérature héroïque des Russes. Et des centaines
de milliers d’exemplaires ont été édités pour inspirer à notre peuple l’idée
que quand un peuple lutte et résiste, il peut vaincre n’importe quelle
difficulté.
Je veux dire par là que cet héroïsme
des Russes n’a pas été pour nous quelque chose du genre d’héroïsme au sujet
duquel nous aurions lu, comme ceux de Numance et de Sagonte qui ont lutté face
aux troupes romaines jusqu’au dernier homme, jusqu’à l’extermination de la
population, mais que nous avons vécu ensemble une partie de cette histoire, une
partie difficile : vous, les Russes, vous l’aviez vécu avant, et nous
autres, nous l’avons vécue ensuite,
parce que nous avons été constamment menacés d’invasions. Menacés non par l'île
Caïmans, qui se trouve au sud de Cuba, qui mesure quelques kilomètres carrés et
qui doit avoir de 8 000 à 10 000 habitants, mais bel et bien par le
pays qui fait huit, ou neuf ou dix millions de kilomètres carrés, compte
presque trois cent millions d’habitants et est la puissance qui a prévalu ces
soixante dernières années des points de vue technique, économique et militaire,
la superpuissance étasunienne. C’est un gros danger.
Et nous nous inspirions des exploits
du peuple soviétique, je dois le dire sans crainte de prononcer ce mot. Mais
nous savons que l’âme de cette résistance, l’axe de cette résistance, le centre
de cette résistance, c’était le peuple russe, sans vouloir diminuer en quoi que
ce soit l’héroïsme des autres peuples qui se sont battus aux côtés des Russes.
Retamar a parlé de l’invasion de
Ce
ne sont pas les hommes qui font l’Histoire, c’est l’Histoire qui fait les
hommes ou les figures ou les personnalités. Les hommes interprètent d’une
manière ou d’une autre les événements, mais ils sont des enfants de l’Histoire.
Sans ces processus historiques – et je vois là-bas l’ambassadeur du Venezuela,
notre ami Adán, qui porte le nom du premier être vivant ayant habité cette
planète et qui représente le pays de Bolívar – sans ces événements historiques, on ne connaîtrait pas aujourd’hui le nom de
Bolívar.
C’est
la grande crise, l’occupation de l’Espagne par Napoléon, la mise sur le trône
d’un roi français, d’un frère – je crois qu’il était à moitié sot – du grand
empereur qui a entraîné une rébellion en tant qu’acte, en premier lieu, de
loyauté à l’ancien roi, non de la part de Bolívar, mais de la part de cette
société qui était dominée alors par les secteurs les plus riches.
En
tout cas, sans ces événements historiques, sans cette révolution, personne ne connaîtrait
aujourd’hui le nom de Bolívar si celui-ci était né trente ans avant ou trente
ans après. On ne connaîtrait pas non
plus le nom de Martí ni ceux de nombreuses grandes figures historiques dont le
renom est provenu, non tant de leurs mérites que des événements historiques. Je
peux en dire autant de tous les grands personnages. Martí, voyez le moment où
il naît ; il était le fils d’un militaire
espagnol, son père et sa mère étaient des Espagnols, et il naît doté d’une
énorme sensibilité, il naît sur cette terre-ci à un moment de crise. Les grands
événements historiques sont donc le produit des crises.
Si je le dis, c’est parce que
l’histoire – il existe bien des interprétations de l’histoire, c’est vrai – est
faite de séries d’événements et qu’elle avance par étape. L’histoire dont je
vous parlais, l’histoire de ces civilisations qui sont apparues avant la
grecque et la romaine nous apprend bien des choses.
Je pense que l’histoire de l’homme
est l’histoire des guerres, l’histoire des conquêtes, l’histoire de la
domination de peuples par d’autres, de groupes par d’autres. Les empires ont
surgi à un moment donné, mais l’empire romain n’a pas été le premier. Il y a eu
de empires avant. En Chine, par exemple. La fameuse armée de terre cuite que
les Chinois ont déterrée est impressionnante par ce qu’elle reflète en tant
qu’avancées sur les plans de l’art, de la culture, de la technique, de la
civilisation.
Il y a eu des empires en Asie.
L’empire perse a été bien antérieur à l’empire romain, antérieur même au fameux
empire d’Alexandre. A un moment donné,
Alexandre organise des armées – en fait, c’est son père qui les a
organisées – et se lance très jeune à la conquête de l’Asie mineure et de tous
les pays de la région. Ces armées se battaient contre un empereur perse. Je
crois qu’il a détruit Persépolis. On dit qu’il y a apporté la civilisation
grecque. Il est si curieux d’entendre que la civilisation grecque a pu inspirer
la destruction d’une cité comme Persépolis, dont on a découvert des restes et
qui a dû être sans doute une merveille. La civilisation mésopotamienne a aussi
été détruite. Nul ne sait ce qu’il est advenu des fameux jardins suspendus dont
il ne nous reste que de vagues idées.
Une invasion après l’autre. L’Europe
a été envahie par des vagues incessantes de tribus dites barbares qui ont fini
par liquider l’empire romain, surtout que les légions romaines cessèrent de l’être à un moment donné pour être
constituées par des soldats de ces tribus barbares. Bien entendu, de grandes
valeurs ont vu le jour à chaque étape et à toutes les époques. Ainsi les
philosophes qui sont apparus avant notre ère, les philosophes grecs. On dit qu’Aristote a été le précepteur d’Alexandre le
Grand. C’est en tout cas ce que racontent des histoires écrites par de vrais
érudits qui ont connu les mœurs de cette époque :
Aristote aurait été le précepteur du fils de Philippe de Macédoine.
Bref, chaque étape a créé des
valeurs, des cultures qui se sont ajoutées les unes aux autres. Mais, de toute
façon, quand on parle de civilisations, on ne peut ignorer la civilisation
maya, qui avait des connaissances de l’espace, ou la civilisation aztèque, ou
la civilisation inca, ou les civilisations pré-incaïques.
J’ai conversé avec des hommes
éminents comme Heyerdalh, le fameux explorateur du Kon-Tiki qui s’est consacré à l’étude de ces anciennes
civilisations et qui a beaucoup travaillé au Pérou. Il me racontait qu’il y
avait des choses et des structures qu’on ne pouvait noter qu’à une altitude de
deux ou trois mille mètres, dans la plaine, des constructions qui étaient des
œuvres de génie civil, fruit de connaissances dans ce domaine que l’Europe
ignorait quand elle a conquis ce continent. Ainsi donc, l’Europe nous a apporté
ces civilisations de là-bas. Jusqu'à quand nous a-t-elle conquis ?
Presque jusqu’à aujourd’hui. Et si je dis « presque », c’est que
beaucoup de nous sont encore conquis et dominés par des civilisations qui se
sont imposés sur les restes de celles qui existaient sur ce continent-ci. Ce
qui ne veut pas dire que j’ignore les grandes valeurs que les conquistadores
ont apportées, parce que toutes les civilisations ont créé des valeurs.
Le hic, c’est que ces civilisations
se sont affrontées mutuellement. Quand j’écoute cette expression :
« dialogue des civilisations », il me vient à l’esprit l’idée d’un
cumul de valeurs, l’idée d’un ajout des valeurs de toutes les civilisations.
C’est comme lorsque vous parlez d’alphabétisation. Alphabétiser revient à
inculquer aux ignorants les valeurs qu’ils n’ont pas pu connaître faute d’un
maître, faute d’une école. Alphabétiser, c’est donc transmettre ces valeurs.
Oui, mais alors, une question se pose : quelles
valeurs transmettons-nous donc ?
J’ai écouté avec émotion quand vous
parliez de dire adieu au chauvinisme, de dire adieu au chauvinisme borné, de
dire adieu aux haines, de dire adieu aux intolérances, de dire adieu aux
préjugés. Il s’agit en effet d’apporter aux gens tout ce que toutes les
cultures et toutes les civilisations et toutes les religions ont de bon, de les
éduquer dans une éthique universelle vraiment nécessaire en ce monde néolibéral
globalisé qui a fini par globaliser l’égoïsme, par globaliser les vices, par
globaliser la soif de consommation, par globaliser les tentatives de s’emparer
des ressources d’autrui, de réduire les autres à l’esclavage.
On dit que l’esclavage remonte aux
temps primitifs, à l’époque où les hommes se sont rendus compte, quand ils
avaient atteint une certaine productivité, qu’il valait mieux conserver les
prisonniers plutôt que de les tuer pour qu’ils puissent produire pour eux-mêmes
et pour les autres. Il y a sans doute beaucoup de vérité là-dedans. Toujours
est-il que l’esclavage existe depuis des milliers d’années.
On dit que le passage de
l’esclavagisme romain au féodalisme en Europe a été un grand pas en avant, à
l’époque qu’on appelle le Moyen-Age, jusqu’au jour où on nous a découverts ici…
Je dis « nous », parce que, même si j’ai une part du sang des
découvreurs, je me sens fils de cette terre-ci, de cette île-ci. Mais je me
sens par-dessus tout un fils de l’humanité. Nous avons ici un grand patriote,
un grand philosophe, quelqu’un qui luttait pour l’indépendance de sa patrie
contre le colonialisme espagnol, qui a dit un jour – et ce n’était pas encore
l’époque de l’internationalisme – quelque chose qu’il vaut la peine de graver
dans tous les siècles à venir : « La patrie
est l’humanité ! » Cet homme s’appelait et s’appelle et s’appellera à
jamais José Martí. Voyez un peu : « La
patrie est l’humanité ! » Vous qui vous êtes réunis ici comme
scientifiques, comme intellectuels, comme dirigeants religieux de plus de
vingt-cinq pays pour soutenir ce dialogue de la civilisation, n’avez-vous pas
eu l’impression ou le sentiment que « la patrie est l’humanité » ?
Si je le précise, c’est parce que je
hais le chauvinisme, parce que le chauvinisme me répugne, tout comme je
condamne bien d’autres choses qu’a faites l’homme durant son long voyage ou à
travers sa brève histoire… En fait, personne ne sait exactement si l’homo sapiens est né voilà cinquante
mille ans ou cent mille ans ou voilà plusieurs centaines de milliers d’années.
Les paléontologues passent leur temps à chercher des crânes pour savoir à quel
moment de l’évolution de notre espèce l’homme est apparu. Et je le dis sans crainte, bien que je sache que
beaucoup de vous sont des croyants, parce que le leader de l’Eglise catholique
en personne a déclaré voilà quelques années – très courageusement, à mon avis –
que la théorie de l’évolution n’était pas incompatible avec la doctrine de
J’ai fait mes études dans des écoles
religieuses, et j’ai été critique et je le suis toujours de la façon dont on
m’a enseigné la religion. D’une façon terriblement dogmatique. Toutes les
personnes ne naissent pas égales et chacune a son caractère, sa manière d’être.
Et je refuse les choses qu’on tente de m’imposer ou qu’on m’oblige à croire
sans me persuader de ce qu’on veut que je croie. Chacun a sa façon de réagir.
Je disais donc que les Eglises ont
fait des efforts. L’Eglise catholique a critiqué les crimes commis ici, la
conquête à feu et à sang de ce continent-ci ;
elle a critiqué l’Inquisition, elle a critiqué la condamnation de Galilée, elle
a condamné des faits horribles comme les bûchers où l’on châtiait les
hérétiques. Le premier aborigène qui s’est soulevé dans notre pays – il n’était
même pas d’ici où la population était pacifique, mais de Saint-Domingue où elle
était plus combative – s’appelait Hatuey, et on l’a condamné à mourir sur le
bûcher. Et un prêtre s’est efforcé de le persuader de se faire baptiser pour
pouvoir aller au Ciel… Et l’histoire raconte – je ne sais pas si c’est vrai,
mais c’est de toute façon une belle histoire qu’on nous apprenait tous à
l’école primaire – que cet aborigène lui a demandé si les Espagnols allaient au
Ciel. Et quand le prêtre lui a répondu que oui, ce rebelle s’est exclamé : « Alors, je préfère mourir pour ne pas
aller à ce Ciel où vont les Espagnols ! »
Voyez un peu quelle leçon ! Chaque homme qui passe laisse quelque chose. Ce
rebelle qui est mort en prononçant cette phrase – qui peut être vraie ou
fausse, mais qui l’a inspirée en tout cas… Quel bel exemple de dignité, d’héroïsme !
Je disais que nous devons rectifier
toutes les erreurs que nous avons tous commises et conjuguer toutes les valeurs
que nous avons créées. C’est ainsi que j’interprète ce qu’on pourrait appeler
un dialogue des civilisations dont je partage absolument l’esprit et qui me
rend heureux. J’espère bien pouvoir participer un jour à un dialogue complet et
non à une clôture de dialogue, sans devoir apprendre par un résumé ce dont on a
discuté.
Notre illustre visiteur que nous
avons accueilli avec une grande satisfaction – et nous savons que ce n’est pas
sa faute d’être arrivé en retard : on pourrait
appeler ça une contradiction de points de vue, une contradiction de
civilisations – nous disait avec quelle impatience votre prochain dialogue
était attendu en Grèce. Tous ceux qui le souhaitent pourront y participer.
A propos de
Je ne pourrais pas
être œcuménique vis-à-vis de ceux qui refusent à autrui le droit de penser et
le droit de croire. Pour nous, qu’on accuse tant de violer les droits de
l’homme, le premier droit de l’homme est le droit de penser, le droit de
croire, le droit de vivre, le droit de savoir, le droit de connaître la
dignité, le droit d’être traité comme tous les autres êtres humains, le droit
d’être indépendant, le droit à la souveraineté en tant que peuple, le droit à
la dignité en tant qu’homme.
Si l’on va parler de droits de
l’homme, alors il faudrait organiser une très grande réunion dans une salle
comme celle-ci, entre nous, les accusés, et tous les farceurs et hypocrites du
monde qui nous accusent – et Dieu sait s’il y en a !
– pour discuter de ce que sont les droits de l’homme et pour savoir quels sont
ceux que nous avons violés, nous, et quels sont ceux que nous avons défendus
depuis des dizaines d’années, sans renoncer une seule fois à nos principes.
Beaucoup de vous sont des croyants – je ne le suis pas, moi, au sens
traditionnel du terme, et que Dieu me garde de l’idée de me comparer à aucun
autre personnage de l’Histoire : je ne parle pas
ici à titre personnel, je parle au nom du peuple cubain, je représente les
millions de personnes qui peuplent cette île – et se rappellent sûrement les
premiers chrétiens. Eh bien, cette île-ci a été plus calomniée que les premiers
chrétiens, plus calomniée que ceux qui étaient dévorés par les lions dans le
cirque romain, plus calomniée que ceux qui vivaient dans les catacombes parce
qu’ils avaient la foi.
Il existe des croyances religieuses
et des croyances politiques. Il existe des convictions religieuses et des
convictions politiques. Politiques au
meilleur sens du terme, parce que ce mot de politique a été si manipulé, si
discrédité… Il existe des idées politiques. Pour moi, des idées politiques, ce
sont celles qui sont assez dignes pour que quelqu’un fasse des sacrifices pour
elles, ou donne sa vie ou verse son sang pour elles ou meure pour elles, ou
alors beaucoup de gens ou tout un peuple, le cas échéant. Des valeurs pour
lesquelles il vaut la peine de se sacrifier. Parce que cette personne ou ce
peuple défend des valeurs et sait que sans valeurs la vie n’existe pas. Bien mieux : sans valeurs, la civilisation n’existe pas.
Bien mieux : sans valeurs, notre humanité ne
survivra pas. Nous parlons de civilisations, qui ont été nombreuses et dont bon
nombre a disparu. Mais nous pouvons nous demander combien de temps vont durer
les civilisations actuelles si nous ne prenons pas les mesures pertinentes,
comme vous les prenez, vous, pour que survivent, non plus les civilisations,
mais notre espèce même, car, pour la première fois dans la longue marche de sa brève
histoire, la survie de l’humanité est en péril. J’aimerais bien savoir – et que
quelqu’un me réponde – s’il y a eu un moment où la survie de notre espèce a été
autant en danger qu’aujourd’hui.
Il y a eu auparavant l’Empire
romain, et avant la civilisation grecque ou la gréco-romaine, et encore avant
la civilisation égyptienne, et la civilisation perse, et la civilisation
mésopotamienne dont j’ai parlé. Il y a eu des civilisations partout, là-bas et
ici. Il est prouvé que l’homme qui s’est retrouvé de ce côté-ci de l’Atlantique
avait le même développement mental et la même intelligence que ceux qui sont
restés là-bas dans le Vieux Monde. Car l’on sait maintenant, grâce aux
géophysiciens qui ont étudié
C’est à cette époque que le pétrole a commencé à se
constituer, ce pétrole si merveilleux, semble-t-il, et sans doute l’est-il, que
notre homme civilisé est en train de détruire en moins de deux cents ans.
J’aimerais bien savoir combien il restera de pétrole
dans le monde d’ici – nous sommes en 2005 – quatre-vingt-onze ans : en 1896, l’humanité consommait six millions de
tonnes de pétrole par an ; aujourd’hui, elle en consomme quatre-vingt-deux
millions de barils, soit presque douze millions de tonnes de pétrole par
an ! Je répète : cet homo sapiens – dont il reste encore à prouver, chers amis et chères
amies, la sagesse – consommait voilà cent neuf ans six millions de tonnes de
pétrole par an et aujourd’hui presque douze millions par jour. Et cette
consommation augmente à raison de deux millions de barils par jour, chaque
année et ça ne suffit pourtant pas et les cours ne cessent de s’élever.
Et je ne mentionne qu’un seul
problème, celui de l’énergie. On
pourrait se demander combien de temps va durer cette commode énergie au rythme
où la consomment nos si civilisés voisins… Pas le peuple, bien entendu. Je
parle de son gouvernement – et pardonnez-moi d’en citer un, j’aurais voulu ne
pas en parler pour ne blesser personne. Mais il faut avouer qu’on a bien le
droit de rejeter une politique si civilisée, si humanitaire, opposée aux
accords de Kyoto qui constituent une simple tentative, et bien limitée, de
freiner la pollution atmosphérique… Surtout que notre voisin consomme le quart
de l’énergie mondial à lui tout seul.
On parle maintenant de crise pétrolière. Elle existe
et elle existera. La dernière la plus fameuse remonte
à 1975. On dit que le pétrole coûte cher aujourd’hui. Non, il coûtait déjà cher
en 1975.
Nous ne sommes pas un pays pétrolier. Bon, il se peut
que nous le devenions. En tout cas, je me dis qu’au train où on pollue le
monde, mieux vaut alors que le pétrole coûte plus cher, parce qu’on aura au
moins l’espoir qu’il dure quelques années de plus avant qu’on ne nous
empoisonne, qu’on ne nous intoxique, avant qu’on ne nous change totalement le
climat, afin que nous ayons au moins l’espoir de voir tomber la pluie.
Notre pays traverse la pire sécheresse de son
histoire. L’autre jour, j’ai entendu le tonnerre, et il m’a semblé me trouver
dans un pays étranger… Comme lorsque j’ai visité
Et ces perspectives ne sont pas pour les calendes
grecques – vous voyez, on n’arrête pas de mentionner les Grecs !
– non, c’est pour aujourd’hui. Une sécheresse pareille nous oblige à dire adieu
non seulement aux armes, comme le voulait Hemingway – nous ne pouvons pas
encore leur dire adieu totalement – mais adieu à l’idée de vivre de l’industrie
sucrière ou de la canne à sucre. La canne exige beaucoup d’eau. Nous avons
rempli notre pays de retenues d’eau et de barrages qui sont maintenant vides
pour la plupart. Un seul barrage, qui se trouve dans un endroit plus reculé, a
encore un peu d’eau, mais c’est l’exception. Mais nous n’avons pas perdu
l’espoir qu’il pleuve, bien entendu.
Je vois, par exemple, qu’il pleut énormément au Venezuela.
Il peut trop à un endroit, donc, et pas assez ailleurs. Le climat est
bouleversé, c’est le moins qu’on puisse dire, ce qui est l’une des conséquences
de la pollution atmosphérique. Voilà pourquoi je disais :
bienvenus les cours élevés du pétrole s’ils contribuent à ce que les fous
deviennent un peu plus sages, à ce que les fous cessent de gaspiller les
ressources naturelles et de détruire les conditions de vie naturelles sur la
planète, afin que les civilisations puissent exister et dialoguer. Pour dialoguer,
en effet, il faut d’abord vivre. Rappelons-nous ce philosophe qui disait : « Je pense, donc j’existe. » Mais on
pourrait dire tout aussi bien : « Je pense
parce que j’existe. » Pour penser, il
faut exister ; pour dialoguer, il faut survivre ; et pour survivre il
faut vraiment se battre.
Je n’exagère pas
le moins du monde, j’en suis convaincu, quand je vous dis que nous devons nous
battre et nous battre très dur, je le répète, si nous voulons que les
civilisations survivent ; bien mieux, si nous voulons que l’espèce
porteuse, avec tous ses défauts et toutes ses erreurs, de ces civilisations
survive. C’est sous cet angle que j’ai réfléchi au dialogue que vous avez
engagé et à la réunion que vous avez tenue ici, et que vous allez tenir l’an
prochain en Grèce à laquelle je ne pourrais malheureusement pas assister, même
si vous m’invitez. En effet, malgré toutes les invitations, on m’a interdit
d’assister à des Jeux olympiques. Ce n’est pas qu’on m’ait dit que ça m’était
interdit, même si bien des interdictions pèsent sur moi en ce monde ! Je
suis interdit de vie, tout simplement : je dois constamment éviter
certaines choses, je dois constamment survivre, plus ou moins, parce que
certains voudraient bien que je ne survive pas et font tout leur possible dans
ce sens. Maintenant, ils sont un peu
moins acharnés, car j’ai déjà un certain âge et ils pensent que la nature va
régler le problème. Mais je sais combien ils sont impatients (rires), et je ne peux pas avoir un
moment d’inattention, vous comprenez ?
J’ai lu dans un journal :
« Castro n’a pas été invité. » Faux.
Un calomniateur a déclaré à un journal que Castro allait assister aux
Jeux olympiques, et aussitôt les porte-parole du gouvernement concerné ont pris
position… Je ne sais pas de quel gouvernement il s’agit, je ne sais même pas
quel parti y gouverne, et ça ne m’intéresse pas outre mesure – et pardonnez mon
franc-parler – s’il est de gauche ou de droite, et vous le saurez mieux que
moi, je ne sais pas s’il y a eu un nouveau gouvernement, s’il y a eu des
élections, si le gouvernement a changé. Ça m’est égal, en fait. En tout cas, je
regretterais que vous m’invitiez à une conférence et que je ne puisse pas y
aller. Je dois contourner de nombreux obstacles, parce qu’on me chasse de
partout. Oui, il reste des empêchements. On m’oblige, par exemple, à voler dans
deux avions, ce qui coûte cher, même si, comme vous le savez, je suis un des
types les plus « fortunés » du monde…
Oui, vous savez, cette minable revue étasunienne avec
laquelle j’ai des comptes à régler, mais pas maintenant, parce que ces jours-ci
je suis très occupé à d’autres choses. Mais elle ne perd rien pour attendre,
elle aura droit à sa réponse, parce que ça fait maintenant plusieurs années
qu’elle ressasse cette histoire à dormir debout et qu’elle m’oblige finalement
à répondre. Je le ferai, parce que je suis bien obligé, mais je ne suis pas
pressé, j’ai des choses bien plus importantes à faire. Dès demain, je dois
aborder certaines choses très importantes et je ne veux pas perdre une minute.
Je vous disais donc que je suis l’un des types les
plus riches au monde. Ce Palais où vous êtes réunis m’appartient. N’oubliez
donc pas de payer. Je ne sais pas si les organisations touristiques vous ont
fait payer, mais sachez en tout cas que ce Palais m’appartient. Tout comme
m’appartiennent les centres de recherche, toutes les écoles et tous les
hôpitaux que nous construisons, et les dizaines de milliers de médecins et les
centaines de milliers d’universitaires que
Quand j’étais enfant, mon père
avait de l’argent et on disait que j’étais riche. Riche au niveau d’un
latifundio, bien entendu, ce n’est pas être riche au niveau de Bill Gates, tant
s’en faut. Mais je ne suis pas riche et je n’ai pas le droit de l’être.
Je vous disais donc, en
commentant ces points, que je dois partir avec deux avions, parce que, à
supposer que quelqu’un m’attende avec un stinger pour m’abattre, il ne sache
pas dans quel avion je voyage ; et je dois faire des manœuvres, parfois
c’est mon avion qui atterrit le premier, parfois c’est l’autre. Parfois, juste
après le décollage, j’ordonne d’éteindre toutes les lumières, pour ne pas
faciliter la tâche de l’individu au stinger. Ainsi donc, si vous m’invitez
là-bas, sachez que c’est à mes risques et périls, et je dois vous avouer que
j’apprécie la vie plus que jamais. Savez-vous
pourquoi ? Eh bien, parce que je veux consacrer
le peu de temps qu’il me reste, avec toute la force et toute l’expérience
accumulée de nombreuses années, à ce que nous sommes en train de faire
maintenant. N’allez pas croire que je réclame beaucoup :
il me suffit de deux ou trois ans, pas plus, pour tirer tout le profit de
presque cinquante ans dans ce métier (applaudissements).
N’allez pas croire que je tremble pourtant de mourir
demain. Non, non, j’ai une très grande capacité de résignation et de patience,
mais je suis aussi très enthousiasmé par ce que nous faisons actuellement. En
tout cas, si vous voulez, si vous êtes patients et à condition que ce soit
avant vingt heures, je peux vous parler de certains autres points qui peuvent
vous intéresser. Je ne suis pas venu dire ici des choses qui m’intéressent, je
me suis efforcé de deviner ce qui pouvait vous intéresser, vous, de reprendre
certaines de vos idées. Je crois que vous avez posé des questions et discuté de
choses différentes de celles que j’ai abordées. C’est en philosophant un peu au
sujet des civilisations que j’en suis arrivé là.
Ce que je pourrais vous dire de plus important, il me
semble, c’est que je suis convaincu que la survie de notre espèce court des
risques, et des risques réels. Comme vous avez fait un si long voyage et que
vous avez eu la superpatience d’attendre que je vous adresse quelques mots,
c’est bien là la chose la plus importante que je pouvais vous dire : j’ai ce sentiment et j’ai cette conviction, qui
ne reposent pas sur des fantaisies, mais sur des faits, sur des calculs, sur
les mathématiques. L’humanité court des risques et il faut sauver, non seulement la paix,
mais encore notre espèce. Et je crois
que nous pouvons la sauver. Je n’en parlerais pas si j’étais pessimiste, si je
pensais que le problème est insoluble. Je crois qu’il y a une solution, et je
suis habitué à faire face à des problèmes difficiles, je ne suis pas quelqu’un
qui vit dans l’imagination. Je crois qu’on peut régler le problème, ce qui est
le plus important. Mais je peux vous parler d’autres thèmes.
Non, je n’avais pas l’intention
d’aller aux Jeux olympiques, parce que j’ai en fait des tâches très importantes
ici. Je ne suis même pas allé à ceux de Moscou, et si je suis allé à ceux de
Barcelone, c’est parce qu’il y avait une rencontre internationale et qu’on nous
a amené voir l’inauguration. Je connais en revanche la quantité des médailles
que remportent les Cubains. Notre pays a le plus grand nombre de médailles d’or
par habitant, en Jeux olympiques de toutes sortes. Je ne le dis pas par
chauvinisme, bien que nous le soyons parfois en sport. Je ne suis même pas
chauviniste en sport. Il est vrai que je me passionne quand il s’agit de notre
équipe, et c’est logique, mais je suis capable de reconnaître les mérites et
les capacités de l’adversaire qui nous bat loyalement à une compétition
sportive. Pas en boxe. En boxe, on nous a volé des médailles d’or en quantités
industrielles parce qu’il existe une mafia qui règne sur ce sport. Dans ce
sport et dans d’autres, ce n’est pas l’esprit olympique qui règne, mais des
mafias.
J’apprécie donc les Jeux olympiques,
bien qu’ils ne soient que pour les pays riches, les USA, le Japon, l'Australie
ou autres pays avec un haut degré de développement. C’est par miracle que
Aux Thermopyles, un paysan a parlé
de deux millions de soldats. C’est absolument irréel. Quand j’ai lu cette
histoire à l’école primaire, j’ai cru que c’était vrai, que cette quantité
d’hommes était passée par là. Un jour, en visite en Turquie pour une conférence
internationale, on nous a fait traverser le Bosphore où l’histoire raconte
qu’Ataxersès avait mis ses bateaux pour faire passer son armée de deux millions
d’hommes, tandis que les Spartiates l’attendaient aux Thermopyles avec leurs
trois cents hommes. Demandez donc un peu à l’état-major étasunien comment on
peut assurer la logistique de deux millions d’hommes !
Il y faudrait toute la marine marchande, toute l’aviation pour apporter ce dont
ont besoin deux millions de soldats, à plus forte raison s’il faut leur fournir
le coca-cola, les glaces, les soldats, du rata de première qualité. J’ignore de
quoi s’alimentaient ces soldats perses.
Mais il y a eu, parmi tant de
batailles livrées par les Grecs, cette bataille qui a donné lieu à cette
course. Et comme vous avez été les fondateurs des Jeux olympiques, vous les
avez obtenus avec l’appui de tout le monde, dont le nôtre, parce que nous
avions défendu le droit des Grecs d’organiser des Jeux olympiques. En tout cas,
le seul pays non multimillionnaire à avoir pu en organiser, c’est
Donc, on vous a accordé les
Jeux olympiques. Maintenant, ça se dispute à coups de gros investissements. Il
faut être multimillionnaire. Les Chinois les ont obtenus pour 2008 au bout
d’une dure bataille et parce qu’ils sont presque devenus le moteur le plus
important de l’économie mondiale. Je ne
vois pas qui va pouvoir battre les Chinois quand ils organiseront un spectacle
comme les Jeux olympiques.
J’ai la mauvaise habitude,
pardonnez-moi, de dire ce que je pense, ce que je crois être des vérités.
Donc, je me suis un peu dévié de ce
que je disais : je tenais à vous dire combien
j’appréciais, pour son importance, cette réunion-ci et à vous inviter à
continuer de faire ce que vous êtes en train de faire.
Vous avez abordé des questions très
importantes, régionales, internationales ou en rapport avec la paix. J’espère
que vos communications seront réunies dans des mémoires et qu’elles seront
divulguées pour qu’elles ne restent pas confinées dans un cadre réduit. Vos
discussions m’ont paru très utiles, très libres. Chacun a pu s’exprimer sans
crainte dans un sens ou dans un autre, chacun a dit ses vérités, et je crois
que ça en valait la peine. Je peux vous assurer de tout notre appui, de toute
notre coopération dans la mesure de nos possibilités.
C’est mon appréciation. Sans faire
intervenir les sentiments. Les sentiments sont intervenus ici quand Retamar a
pris la parole pour dire, entre autres choses, combien les Cubains étaient
heureux de voir tant de représentants de Russie à cette conférence.
Je me suis rappelé l’histoire que
nous avons vécue en commun pendant trente ans. La coopération russe a été très
importante pour nous, ou plutôt la coopération soviétique, parce qu’il existait
un Etat soviétique. Maintenant, c’est l’Etat russe. En fait, celui-ci a hérité
pratiquement toutes les attributions et les responsabilités fondamentales de
l’Etat soviétique, son poste aux Nations Unies, ses prérogatives de pays
puissant. Et vous avez aussi la mission de le défendre, parce que vous courez
des risques, sans aucun doute, si une politique impérialiste égoïste, une
politique irresponsable, une politique belliciste continue de s’imposer. Nous
courrons tous des risques, pas seulement les Cubains :
les Nord-Coréens, les Russes, les Chinois, le reste du monde. N’allez pas
croire que les Européens sont à l’abri des risques, à plus forte raison quand
la concurrence économique et commerciale, la concurrence dans la lutte pour
s’assurer les matières premières, l’énergie et les ressources naturelles est
toujours plus forcenée entre ceux qui veulent tout avoir.
Et je ne parle pas du peuple étasunien envers qui
nous éprouvons, et ce n’est pas de la diplomatie de ma part, une admiration
sincère. Nous n’avons jamais cultivé la haine, nous n’avons jamais encouragé
aucune sorte de chauvinisme, de fanatisme ou de fondamentalisme. Les
fondamentalistes de la guerre et de la violence, c’est eux !
Quand j’ai évoqué tantôt ce 1er juin où
l’Union soviétique a été attaquée par surprise et à titre préventif, j’ai pensé
aussitôt que j’avais écouté tout récemment des choses de ce genre, dites dans
une académie militaire par le principal dirigeant de cet autre puissant pays
qui a affirmé aux officiers qu’ils devaient être prêts à attaquer par surprise
et à titre préventif n’importe quel « trou perdu » du monde, parlant
alors d’une soixantaine de pays et plus. Et nous savions nous, en l’écoutant,
que nous étions l’un des trous les plus perdus du monde, selon cette manière de
voir les choses, selon ce fondamentalisme, selon cette technologie, selon cette
conception fondée sur l’ignorance. Oui, sur l’ignorance, il faut bien le dire.
Ignorance, ça veut dire ne savoir absolument rien de ce qu’est le monde, des
problèmes du monde, des réalités du monde. Oui, l’ignorance, je le répète,
autrement dit ne savoir absolument rien, et le monde va vraiment mal quand la
superpuissance la plus puissante qui ait jamais existé, capable de détruire une
dizaine ou une vingtaine de fois la planète, est dirigée par des gens qui ne
savent absolument rien de rien. De quoi en mourir d’avance d’une attaque
cardiaque, si notre cœur n’était pas solide, et nos consciences aussi.
Je disais qu’il fallait sauver l’humanité. Et la
seule arme qui puisse la sauver, c’est la conscience.
J’exprime là une pensée avec laquelle je suis
conséquent. Je parlais de l’homme, de la longue et à la fois brève histoire de
notre espèce qui comptait voilà deux cents ans un milliard de membres au terme
de plusieurs dizaines de milliers d’années, qui a atteint les deux milliards
cent trente ans après, puis les trois milliards en trente ans à peine, et est
passée de cinq à six milliards en dix ans. Ne l’oublions pas. Notre planète
compte aujourd’hui plus de 6,5 milliards d’habitants. On ne peut que s’étonner
de la pauvreté, du retard, de la famine, des maladies, de la carence de
logements, d’hygiène, de santé régnant dans notre monde où des pays africains
connaissent des espérances de vie d’à peine trente-six ans qui peuvent même
tomber à trente ans d’ici dix ans. Je parle de cette humanité qui doit faire face à
des problèmes inconnus à ce jour.
Je vous parlais des guerres. Je
pourrais vous répéter ce que j’ai dit à de nombreux compañeros : notre espèce dans son évolution a engendré
l’homme qui est vraiment une merveille digne de survivre.
J’ai une grande confiance en l’homme, en ses
capacités.
Pourquoi, dans
Ah oui, parce qu’on nous a inculqués cette
idéologie-là quand nous étions enfants : les
Africains étaient des cannibales qui se mangeaient les uns les autres ! Et
ça dans des tas de films. Rien qu’à juger par les films que nous voyions, nous
aurions tous dû être de racistes et des hyper-réactionnaires.
Oui, on nous a fait ingurgiter des doses létales de
barbarie, des doses létales d’inculture, de mensonges. Et pourtant, sans pouvoir
détruire les idées dans notre pays.
Voilà pourquoi le
je dis : l’éducation, c’est inculquer des valeurs positives créées par
l’être humain ; ces valeurs dont je vous disais qu’il fallait les
conjuguer. C’est donc pour nous une
question fondamentale que la création et le cumul de valeurs.
Qu’est-ce qui l’emportera :
le mensonge ou l’ensemencement de valeurs ? L’homme sera-t-il capable de
faire prévaloir les vraies valeurs ou les mensonges ?
Devra-t-il être maître des grandes chaînes de télévision ?
Est-ce indispensable ? Non, soyons maîtres des
connaissances, même s’il s’agit d’une minorité ;
soyons maîtres de l’information ; communiquons entre nous à travers les
moyens techniques : en effet, face aux chaînes du mensonge, il y a les
chaînes qui peuvent être constituées par les ordinateurs grâce auxquels vous
pouvez entrer en contact avec quelqu’un qui vit en Australie, aux USA, partout
dans le monde, et échanger des idées.
L’homme a créé la technologie par laquelle il peut
faire prévaloir les vérités.
Nous, par exemple, nous avons utilisé la télévision. Il existait encore
tout récemment dans notre pays deux chaînes. Maintenant, il y en a quatre, et
62 p. 100 du temps de transmissions est de nature éducative, autrement dit les
chaînes sont promotrices d’éducation, de culture, d’informations, de culture
saine et de loisirs. Et nous faisons en
sorte que la culture soit un instrument d’éducation, que la culture permette de
semer des valeurs. Un bon film tourné quelque part dans le monde, nous tâchons
de le passer, de faire connaître ses valeurs et ses réalisateurs.
Nous
n’alphabétisons plus par télévision, ce n’est plus la peine. Maintenant, nous y
donnons des connaissances supérieures, des connaissances universitaires, nous y
enseignons des langues. Voilà à quoi
nous utilisons ces médias.
Mais la radio, la télévision, bien usées,
permettraient de liquider dans le monde le fléau de l’analphabétisme. Comment
se fait-il qu’il y ait encore 800 millions d’analphabètes et des milliards de
semi analphabètes ? Si la radio et la télévision
existent, pourquoi donc existe-t-il encore des milliards d’analphabètes et de
semi analphabètes ? Alors que les moyens existent
de liquider l’analphabétisme en quelques années !
Voilà maintenant un demi-siècle que l’Unesco parle de suppression de
l’analphabétisme. Alors que la preuve est faite qu’on peut le liquider même par
radio.
Cuba avait lancé un programme de ce genre en Haïti
qui s’est paralysé à cause de la dernière invasion des forces de l’ONU sous les
pressions des Etats-Unis. Des centaines de milliers d’Haïtiens étaient en train
d’apprendre leur langue, le créole, par radio. Maintenant, environ cinq cents
médecins cubains prêtent service dans ce pays que tout le monde sait envahir,
mais auquel personne ne sait envoyer un seul médecin !
Cuba, qui n’a jamais dépêché un soldat là-bas, y a envoyé des centaines de
médecins depuis des années. Sans parler des centaines de jeunes médecins haïtiens
formés dans notre pays et qui travaillent auprès des nôtres.
Ici, plus d’un million de Cubains ont appris
l’anglais à la télévision, qui a aussi donné des cours de français, de
portugais et d’autres langues. Notre télévision, nous l’utilisons largement pour ces
programmes éducatifs et bien d’autres.
Oui, mais
l’alphabétisation scolaire n’est pas tout. Il faut aussi penser à
l’alphabétisation politique.
Vous parlez d’un
dialogue des civilisations. Comment voulez-vous donc qu’on vous
comprenne ? Je me demande si les
analphabètes vont comprendre votre message et à quel endroit. Alors que le
Tiers-monde compte des centaines de millions d’analphabètes, alors que le monde
développé compte aussi des millions d’illettrés, entre analphabètes et semi
analphabètes… Aux USA par exemple, il y a un grand nombre d’analphabètes totaux
et d’analphabètes fonctionnels, c’est la réalité. Des pays développés qui
connaissent l’analphabétisme fonctionnel et même complet, et aux Etats-Unis
plus qu’en Europe.
Comment voulez-vous
donc que les analphabètes scolaires et les analphabètes politiques comprennent
votre message ? Croyez-vous que tous ces gens qui écoutent tous les jours
les sornettes que les médias leur racontent vont comprendre votre
message ?
De toute façon, il faut faire en sorte que le message
parvienne. Mais il ne parviendra pas uniquement parce que vous l’aurez mis en
forme et que vous l’aurez transmis. Et j’en reviens ici à mon idée des crises : c’est grâce à elle que votre message sera
transmis et compris.
N’allez pas croire qu’il est tombé du ciel, ce
bouillonnement latino-américain dont certains Latino-américains ont parlé ici,
comme l’ambassadeur vénézuélien ou alors Villegas. Je ne vois pas Villegas.
Est-il là ?
Vladimir
Villegas. Je suis là.
Fidel
Castro. C’est qu’à la télévision on
te voit d’une manière et ici d’une autre…
Vladimir
Villegas. Plus jeune.
Fidel
Castro. C’est ce que tu crois. Le
jeune, c’est moi (rires). Moi aussi,
je me crois plus jeune, mais toi tu l’es vraiment, objectivement, et je t’en félicite.
Il te reste encore beaucoup de temps devant toi, emploie-le bien, c’est tout ce
que je peux te demander.
Donc, n’allez pas croire que l’effervescence en
Amérique latine est le fruit du hasard. Elle est le fruit de la crise qui a
éclaté dans le pays latino-américain possédant le plus de ressources, dans le
pays qui possède peut-être les plus grandes réserves de combustible au monde,
dans le pays d’où trois cent milliards de dollars se sont enfuis, des dollars
qui valaient alors de dix à quinze fois plus que maintenant. Faites donc le
calcul à partir de 1959, quand cette oligarchie hypocrite, déguisée en
démocrate, en progressiste, est arrivée au gouvernement, jusqu’à maintenant, en
gros quarante ans. L’argent qui a fugué est l’équivalent en pouvoir d’achat
réel de plus de deux billions de dollars. Pour un seul pays !
Ajoutez tous les autres pays. Faites preuve d’imagination, car c’est la seule
manière de calculer, aucun ordinateur ne va pouvoir vous fournir les chiffres
exacts, parce qu’il y a tant de zéros à la clef maintenant qu’il faut les ôter,
comme on le fait d’ordinaire en calcul mental.
Combien d’argent a fui du Brésil ?
Combien, du Mexique ? Combien, d’Argentine ?
Combien, de Colombie, du Pérou, de tous les autres pays latino-américains ? Oui, il faut faire les calculs. Nous avons
du personnel à notre Banque centrale qui travaille à ça, s’efforçant de percer
le mystère, de scruter parmi des chiffres abyssaux se montant à des billions
pour savoir de combien le sucre s’est dévalué en Equateur ou le peso au Mexique
à une autre époque ou le bolivar au Venezuela à un autre moment. Les
Vénézuéliens ont hérité d’un bolivar dévalué, ou alors les Brésiliens, au point
qu’à un moment donné le dollar équivalait à un suivi de plus de cinq zéros.
Le Tiers-monde connaît ce phénomène incroyable, ce
mécanisme extraordinairement simple qui le vide de son argent, parce qu’aucune
monnaie d’aucun pays du Tiers-monde n’est sûre.
Ils ont fait pareil en Russie. Ils emportent l’argent, bien acquis ou mal acquis. Il
ne s’agit plus de l’or que vous enterriez comme un magot, mais d’un chiffon de
papier, et d’un papier qui se dévalue de jour en jour. Alors, vous voulez l’assurer
et vous l’échangez contre une devise… C’est sans doute ce que j’ai dû faire
pour amasser la fameuse fortune personnelle qu’on m’attribue ridiculement. Oui,
vous l’échangez contre des devises convertibles et le déposez dans une banque.
En tout cas, moi, je sais où j’ai gardé ma fortune : je l’ai expédiée sur
Mars, vous pourrez l’y trouver, ou alors
Donc, je parlais d’argent, de monnaie. Et je disais
qu’ils vous emportent l’argent, qu’il soit bien ou mal acquis. C’est une
obligation, à cause d’un ordre économique mondial dont le gendarme est une institution
nommée Fonds monétaire international qui oblige les Etats à déposer leurs
réserves dans des banques étrangères. Quand vous vous pointez avec vos
documents et que vous dites : « Je les
retire », on vous demande : « Et où les
emportez-vous ? » Si vous ne le
faites pas, on vous condamne, on ne vous donne pas un sou. Ce sont les méthodes
qu’ils ont employées quand ils étaient superpuissants. Heureusement, ils sont
de moins en moins puissants. On constate
que le système est de moins en moins capable d’éviter les récessions et que les
mécanismes financiers qui les sous-tendent sont de plus en plus grippés. Cet ordre-la ne peut plus reposer que sur les armes
nucléaires, les missiles télécommandés, les bombardiers invisibles, les armes
qui peuvent attaquer depuis cinq mille kilomètres de distance et qui peuvent
faire mouche sur un terrain de base-ball, voire sur le troisième coussin d’un
terrain de base-ball. C’est tout ça qui sous-tend cet ordre-là, qui sous-tend
ce pillage, cette tentative de s’emparer de toutes les richesses de la planète,
où qu’elles se trouvent, et pas seulement en l’arrachant à l’environnement,
comme en Alaska où il risque un jour de ne plus y avoir de glace, de même qu’il
risque de ne plus y avoir de glace dans l’Antarctique, si bien que des millions
de kilomètres carrées de banquise finiront par fondre et que de nombreuses îles
seront englouties… Il va peut-être falloir que nous construisions un petit quai
près d’ici, par prévision. Ceux qui travaillent là-bas savent que la glace fond
rapidement, que c’est vrai, tout comme la calotte polaire du Groenland. Ce
n’est pas de l’imagination, ce n’est pas un mensonge.
Ces gens-là
arrachent donc son équilibre à
Ainsi, vous les Russes. Qu’est-ce que vous avez fait
quand les nazis vous ont envahis et que leurs colonnes blindées s’enfonçaient
en profondeur ? Eh bien, vous ne vous êtes pas
rendus, vous avez combattu, vous avez tenté de rejoindre vos régiments ou vous
avez combattu dans les forêts. V0us ne vous êtes pas dits :
« Je me rends », vous vous êtes adaptés, vous êtes partis en Sibérie
en emportant les tours. Des usines ont même commencé à y fabriquer des armes,
alors qu’elles n’avaient pas encore de toitures, sous la neige, quand la partie
industrialisée du pays avait été occupée et détruite.
Vous avez dû vous replier et vous l’avez fait autant
qu’il a fallu jusqu’au moment où vous avez trouvé un point d’équilibre. Et tout le monde
sait ce qu’il s’est passé ensuite. J’ai beaucoup réfléchi sur tous ces
événements historiques.
Nous aussi nous
avons couru des dangers, mais on ne nous a jamais pris au dépourvu par des
attaques surprises ; nous étions toujours sur nos gardes sur terre ou sous
terre. Je peux vous garantir que ce
pays-ci, personne ne pourra l’occuper. Espérons de toute façon que nous n’ayons
jamais à en faire la preuve, car nous savons ce que ça coûte. Mais, je vous le
dis, cette ville ne peut être occupée, cette ville est une ville de centaines
de milliers de combattants qui savent la défendre, où il n’y a pas
d’analphabète, je vous l’assure. Ici, celui qui a le moins de connaissances a
conclu le premier cycle du second degré, n’import qui sait manier un obusier,
un canon ou une arme dans ce genre.
Les soldats iraquiens qui résistaient à Fallujah je
ne sais combien de jours aux chars et aux armements les plus perfectionnés des
envahisseurs, quel pouvait bien être leur niveau de scolarité ?
En tout cas, ils ont combattu des semaines là. Ensuite, l’armée étasunienne a
occupé, semble-t-il, des endroits où, en fin de compte, elle ne pouvait ni
rester ni partir : elle ne pouvait pas y rester
parce qu’on avait besoin d’elle ailleurs, et elle ne pouvait pas partir parce
que les adversaires revenaient aussitôt.
Oui, je vous le dis, l’homme s’adapte, l’homme peut
résister. Les impérialistes n’ont jamais dû faire face à une nation dans les
conditions où ils devraient le faire aujourd’hui à Cuba. Et nous avons des
armes en quantités suffisantes, et nous continuerons de nous armer. Nous en
avons tant accumulé ces dernières années – des chars, des canons, des armes
arrivées dans notre patrie –que l’île s’est enfoncée, il me semble, d’un
demi-pouce…
L’agresseur sait qu’il se heurtera ici à un peuple
prêt à combattre et à défendre sa patrie. Et ça, c’est bien plus puissant
qu’une arme atomique, que mille armes chimiques. A quoi bon des armes
nucléaires ? Nous sommes un petit pays, et cette idiotie ne nous est
jamais venue à l’esprit. A quoi bon posséder une arme qui ne nous servirait
qu’à nous suicider ? Et puis, comment vous la transportez ? Nous
n’allons pas jouer au jeu qui convient à l’impérialisme.
Je vous raconte ça parce que vous avez envie de
connaître des choses de Cuba.
Pour nous défendre, nous n’avons pas besoin d’armes
de destruction massive. Ce que nous avons modernisé, en revanche, ce sont les
tactiques, le rôle de l’homme, du combattant individuel et des combattants en
coordination. De quelle manière, avec quelles tactiques, avec quelles armes
vous pouvez neutraliser ce que l’adversaire peut avoir de plus puissant…
Notre pays a conquis, je peux vous l’assurer, ce
qu’on pourrait appeler l’invulnérabilité militaire, et il se consacre
maintenant, tout en se renforçant, à la recherche de l’invulnérabilité
économique. Ce sont là deux concepts clefs. Mais la première était plus facile
à obtenir que la seconde.
L’humanité peut se sauver, parce que l’Empire souffre
une crise profonde. Sans crises, pas de changements ;
sans crises, par de conscientisation. Une journée de crise conscientise plus
que dix années où il ne se passe rien, dix années sans crises.
Voyez donc le Venezuela, ce pays d’où, comme je vous
le disais, des milliards de dollars ont fui, ce pays si riche où l’écart entre
riches et pauvres est le plus large, ce pays où dix-sept millions d’habitants
vivent dans des quartiers pauvres, dans des quartiers marginaux. Sans tout ça,
il serait impossible d’expliquer le processus révolutionnaire bolivarien. Ni
l’ambassadeur ni le journaliste ne pourraient l’expliquer, ou plutôt ils
pourraient très bien l’expliquer : c’est
l’accumulation de l’injustice !
Sans cette accumulation de l’injustice, on ne pourrait pas non plus
expliquer la victoire de la gauche au Brésil, le triomphe de Lula. Je sais que
vous avez discuté aussi de ça, qu’il y a eu des thèses et des opinions
différentes. Ici aussi, il y a eu des réunions où nous avons exprimé nos vues,
et le président Chávez a exprimé les siennes. Nous ne sommes pas pessimistes au
sujet du Brésil.
Le chef du gouvernement espagnol est intervenu
aujourd’hui devant l’Assemblée nationale vénézuélienne. Et hier, le président
du Venezuela, Hugo Chávez, le président du Brésil, Lula da Silva, le président
colombien et le président espagnol se sont réunis dans l’Etat du Guyana.
Et c’est bien que le président colombien ait été
présent, parce que certains veulent attiser la guerre entre
Aujourd’hui, je faisais de la marche à pied et
j’allais accélérer, quand j’ai écouté par un haut-parleur le discours de
Zapatero au parlement vénézuélien. Ce qu’il a dit a attiré mon attention, je le
considère un bon discours. Je vais le relire, parce que j’en ai perdu une
partie, mais c’est en tout cas un discours de paix, un discours courageux.
Maintenant, on l’accuse presque de belliciste parce
qu’il a vendu des patrouilleurs au Venezuela afin de pouvoir surveiller les
côtes pour éviter la contrebande et le trafic de drogues. Eh bien, non, dans le
Nord, on ne veut pas que le Venezuela possède des vedettes, des patrouilleurs,
des équipements ! Alors, comme ça, le Venezuela
n’a pas le droit de se défendre ! Est-ce que ceux du Nord demandent par hasard
la permission à quelqu’un pour fabriquer une superbombe atomique qui s’enfonce
trente mètres sous terre pour détruire les postes de commandement ?
Ou pour mettre au point des boucliers antimissile et les installer n’importe où ? Ou pour installer des armes dans l’espace ? Non, bien entendu, ils ne demandent la
permission à personne.
En revanche, le Venezuela qu’ils menacent – je parle
du gouvernement, bien sûr – ne peut même pas acheter un petit fusil de rien du
tout. Pas des armes nucléaires, ni des cuirassés ni des porte-avion : non, quelque chose d’aussi simple qu’un
fusil ! Le prétexte, c’est que ce sont beaucoup de fusils. Cent mille. En
fait, c’est très peu pour défendre un pays comme le Venezuela, qui compte
vingt-six millions d’habitants, qui est un grand pays, et puis aussi un pays
patriotique aux vieilles traditions. A mon avis, il a besoin de millions de
fusils.
Il a acheté des hélicoptères à
Au Venezuela – et je ne le dis pas pour que vous
alliez y faire du tourisme, bien que vous le puissiez si vous le voulez – l’eau
vaut bien plus cher que l’essence. Un
litre d’eau peut coûter un dollar, et un litre d’essence neuf centimes de
dollar. Ecoutez bien. Et un dollar, selon le dernier taux de change, valait, je
crois, 2 150 bolivars. Ainsi donc, vous faites le plein avec à peine
quelques bolivars. Si vous voulez faire du tourisme au Venezuela, libre à vous,
bien entendu, nous ne sommes pas ses rivaux en matière de tourisme.
Par exemple, bien des gens achètent cette essence si
bon marché pour la revendre bien plus cher en Colombie. Il y a toute une série
de phénomènes de ce genre.
L’ennemi affirme :
« Le Venezuela est un danger pour l’Amérique latine. Les gouvernements
doivent s’unir à l’OEA pour freiner ce processus bolivarien, ces fous qui
constituent un danger pour le continent. » Voilà comment ils parlent de
ce pays d’où ils ont soutiré trois cent milliards de dollars.
Aucun de ces gens-là ne s’est jamais soucié de savoir
combien de personnes mouraient au Venezuela de maladies et quelle était
l’espérance de vie, ou la mortalité infantile, ou combien devenaient aveugles.
Savez-vous combien de Vénézuéliens vont s’opérer de
la vue cette année, selon ce que nous avons convenu entre nos deux gouvernements ? Cent mille.
Nous avons vingt-quatre centres ophtalmologiques
dotés des équipements les plus modernes, et six cents chirurgiens qui traitent
toutes les affections de la vue : glaucome,
rétinopathie diabétique et bien d’autres qui, non diagnostiquées à temps,
conduisent à la cécité. Le Venezuela est un pays riche. Ceux qui avaient de
l’argent n’avaient pas de problèmes ; ils se
faisaient soigner sur place, ou ils allaient aux Etats-Unis, en Europe. Non, je
parle de l’homme aux revenus modestes, celui qui fait l’objet de la mission Au
Cœur du quartier, qui n’a pas les moyens de se rendre dans un pays développé
pour subir une opération de cette nature.
Tenez, selon des calculs au plus bas, quatre millions
de Latino-américains – le sous-continent compte 550 millions d’habitants entre
Latino-américains et Caribéens – auraient besoin chaque année de ce genre de
soins médicaux, sinon ils risquent de devenir aveugles !
Je pense tout d’un coup aux bombes qui tombent sur
Bagdad et tuent des femmes et des enfants et détruisent des musées contenant
des objets millénaires, et détruisent des valeurs irréparables, irremplaçables.
Ceux qui les larguent se défendent : « Non,
aucun civil n’est mort. » Comme si les bombes ne causaient pas de traumatismes ! Et les millions d’enfants, de femmes, de
personnes adultes ou âgées qui subissent le tonnerre des bombardements, des
déflagrations, au petit matin et à toute heure, ne vont-ils pas en souffrir des
traumatismes pour le restant de leur vie ? Ou
serait-ce que le cerveau n’a pas d’importance, ou que l’équilibre mental n’a
pas d’importance, ou la santé mentale, ou le système nerveux ?
Est-ce que l’équanimité des gens, la sagesse des gens, la santé mentale des
gens ne font pas partie de
Je vous parlais voilà un moment des aveugles en
Amérique latine, de ceux que l’ordre mondial en place a conduits à la cécité
définitive, de quatre millions de personnes. D’où sommes-nous donc partis ? De Cuba. Ici, il faut opérer environ
30 000 personnes par an de cataracte. Bien entendu, les gens ne tombent
pas tout de suite dans la cécité totale, un œil est touché d’abord, et
peut-être ensuite l’autre. En tout cas, il faut en opérer 30 000, ainsi
que de rétinopathie diabétique, une maladie terrible. Le diabète est d’ailleurs
une maladie répandue dans notre pays. Chez nous, les diabétiques ne meurent pas
parce qu’ils sont diagnostiqués à temps et parce qu’on les soigne. On calcule à
environ 50 000 les personnes qui doivent être examinées et traitées contre
les risques de la rétinopathie diabétique.
Hier, par hasard, je conversais avec un compañero qui m’a raconté ce qui suit : « Ma femme était très contente, très
heureuse, elle est allée à l’hôpital X pour un examen, parce qu’on lui avait
dit qu’elle pouvait avoir des risques de glaucome. » « Et qu’est-ce
qu’on lui a dit ? » lui ai-je demandé. Il me
dit : « Il n’y a pas de danger, mais s’il y
avait un risque, il suffirait de lui appliquer un rayon laser de telle
catégorie pour être sûre de ne jamais souffrir de glaucome. » Vous voyez
donc l’importance du diagnostic. Si vous ne diagnostiquez pas à temps, ça peut
être irréparable. Il peut s’agir aussi de la macula associée à l’âge, c’est une
tache qui grandit et qui se traite au rayon laser.
Notre pays sera en mesure, d’ici à la fin de l’année,
d’opérer au moins cinq à six mille patients par jour dans vingt-quatre centres
dont l’équipement est au complet et de dernier cri. Nous en sommes encore à l’étape
de formation. Si un pays en butte à un blocus comme Cuba peut prêter ce
service, pourquoi d’autres pays ne le font-ils pas ? Parce que des millions de gens deviennent
aveugles. Qui s’en occupe ? Celui qui devient
aveugle à Cuba bénéficie au moins de la sécurité sociale. C’est un point dont nous allons discuter ce
soir, à neuf heures, au Conseil d’Etat, au Conseil des ministres, à la
direction de notre parti, à la direction de notre pays, avec les organisations
de masse, avec les commissions de l’Assemblée nationale, et demain nous
aborderons la question des faibles pensions. Nous allons augmenter les
plus basses à 1 800 000 personnes.
Voilà quelques
jours, nous avons réévalué notre monnaie et dévalué le dollar. Oui, à cause des superprivilèges dont il bénéfice. Je
vous le résume, si vous voulez, en un seul exemple.
L’électricité – celle qui vient d’avoir une panne ici
– est indispensable, vous le savez, tout comme vous savez qu’un kilowatt
équivaut à mille watts. La production d’un kilowatt coûte au moins dix centavos ; le carburant pour produire un kilowatt vaut
neuf centavos. Donc, en vertu du phénomène de la dévaluation des monnaies, vous
pouviez acheter ici vingt-sept pesos cubains pour un dollar. Ce, jusqu’à encore
trois semaines, quand nous avons réévalué notre peso de 7 p. 100, si bien que
le dollar ne pouvait plus acheter que vingt-cinq pesos.
Demain, cela fera une semaine que nous avons réévalué
notre peso convertible, si bien que le peso s’est valorisé à son tour de 8 p.
100. Donc, au total, 15 p. 100. Alors, munis de ce peso réévalué, nous allons
demain élever les pensions de tous les retraités qui touchent moins de trois
cents pesos, et par catégorie, autrement dit plus à ceux qui touchent moins. Ce
sont des générations de travailleurs qui ont subi les rigueurs du blocus, qui
ont fait des sacrifices. Oui, nous avions élevé les salaires, mais les pensions
restaient au même niveau, faute de ressources. Mais nous allons aussi réviser
les salaires les plus bas.
Je disais donc que la personne qui devient aveugle ne
reste pas du moins désemparée ou alors celui qui est accidenté, ou celui qui
reste invalide, ou celui qui est né handicapé, ou celui qui est devenu invalide
ensuite parce qu’il est né avec une certaine tendance qui finit par l’handicaper
totalement… Bref, toutes ces personnes reçoivent une aide. Non seulement elles vont
continuer de la recevoir, mais elle va s’élever toujours plus.
Demain, donc, les pensions enregistreront une hausse
générale de plus de 80 p. 100, à partir d’un peso réévalué, d’un peso qui
continuera de se réévaluer. C’est déjà quelque chose, n’est-ce pas ?
Ailleurs, les gens
restent aveugles. Quel Etat les aide ? Quelle organisation ?
Uniquement les sociétés caritatives des Eglises. Combien d’aveugles traînent
dans les rues, ou d’enfants aveugles ou invalides nettoyant des pare-brises ou
demandant l’aumône ?
Nous défions n’importe qui de voir dans notre pays un
seul enfant qui ne va pas à l’école, qui erre dans les rues au lieu d’aller en classes ! Nous avons été pauvres et nous avons vécu des
temps difficiles, certes, et des parents irresponsables envoyaient leurs
enfants demander des choses aux touristes… Mais cela se verra de moins en
moins, parce que nous avons tous calculé mathématiquement, marchandise, prix,
coût, coût international, revenu, pensions, besoins de l’être humain.
Voilà pourquoi je vous disais que notre Révolution a
accumulé beaucoup d’expériences et a créé les conditions nécessaires pour
pouvoir faire ce que nous faisons.
Nous avons
rationné nos aliments, parce que ça a été indispensable, mais ce ne sera pas
éternel. Nous avons vécu une guerre qui a duré quarante-six ans, nous nous
sommes défendus des attaques de l’Empire. Nous avons dû faire face à des
crises, à des périodes très difficiles, et nous sommes toujours sur le pied de
guerre.
Toutefois, malgré cette situation extrême et les
crises auxquelles le blocus nous a conduits, nous n’avons pas oublié le peuple
étasunien. Celui-ci finira par réagir, parce qu’il compte aussi des millions de
personnes cultivées, de personnes intelligentes, qui reçoivent des nouvelles
sur Internet ; ce peuple peut être berné devant
l’impact d’un fait aussi dramatique que la destruction des tours jumelles de
New York et dans le cadre d’un état d’émotion de ce genre, mais vous ne pouvez
pas, comme le disait Lincoln, berner tout le peuple tout le temps. Dans le cas des
Etats-Unis, on pourrait dire « tout le peuple tous les jours ». On peut le berner une partie du temps, mais il finira
par prendre conscience. Les erreurs mêmes conduisent ce peuple à la crise, d’où
viendra la prise de conscience.
Ce peuple s’inquiète de l’environnement ;
ça ne lui plaît pas qu’on détruise l’Alaska, qu’on renonce au Traité de Kyoto,
que les parcs nationaux soient détruits et soumis à une exploitation minière ou
pétrolière.
Comme tous les autres peuples, les Etasuniens
estiment des valeurs comme la santé et la paix.
Oui, mais jusqu’à
quel point ont-ils eu droit à une information objective ? N’est-ce pas là
une très brutale violation des droits de l’homme que de prohiber à toute une
nation une information objective ?
Aujourd’hui même,
l’administration étasunienne veut liquider la petite ouverture envers Cuba qui
s’était produite quand les ventes d’aliments ont été autorisées en vertu d’une
loi du Congrès, à laquelle la majorité des sénateurs et des représentants s’est
opposée et qui demandait la levée du blocus, et cette loi qui aspirait à bien
plus a été sabotée : les ennemis de Cuba lui ont accolé des tas
d’amendements, un procédé auquel ils recourent chaque fois qu’ils veulent et en
vertu duquel ils accolent un amendement à une loi fondamentale qui n’admet pas
de retard, si bien que tous les représentants sont contraints de voter. Mais la
majorité est contre cette loi et les agriculteurs s’y opposent. Ces ennemis ont
inventé maintenant que nous devons payer à l’avance les achats de denrées
alimentaires que nous faisons aux Etats-Unis. Avant, nous devions payer
comptant, sans une seconde de retard, ce qui est tout de même un grand mérite,
ne trouvez-vous pas ? Non, maintenant, nous devrions même payer
d’avance afin qu’il leur soit possible de mettre cet argent-là sous
séquestre et de liquider ainsi les ventes d’aliments.
Bien entendu, nous
avons appris quelques petites choses et nous savons calculer les dommages. Nous
calculons tout pour acheter, d’où vient la marchandise, quand vaut le
transport, combien ça coûte, et tout et tout. En fait, nous sommes devenus immunisés à tout ce que ces ennemis peuvent
inventer, si bien que tout ce qu’ils inventent, ils les ratent. Et je n’exagère
pas.
Maintenant, ils sont en train de vérifier les
ressources que possède Cuba. Ils n’imaginent même pas ce que nous avons appris
à économiser sur les choses, en utilisant bien les fonds, le gros de nos
ressources. Il y avait trop de gens ici qui pouvaient décider à quoi on devait
investir nos devises. Bien entendu, il existe des ressources nouvelles chez
nous, mais l’essentiel vient des économies. Et ça, l’ennemi ne peut rien faire
contre. À moins d’une guerre pour nous détruire.
La situation nouvelle que connaît le sous-continent,
nos nouvelles relations avec ces pays-là nous offrent des avantages. Nous
savons très bien combien vaut un kilo de haricots noirs ou rouges, combien vaut
le maïs en bourse, combien vaut le transport. Si nous décidons d’engager des
dépenses sur n’importe lequel de ces produits, nous savons ce que nous devons
faire. Mais je préfère ne pas en parler.
Nous prenons des mesures. Ainsi, par exemple, nous
sommes en train d’acheter la moitié de la production de lait en poudre de
l’Uruguay et elle doit être sur le point d’arriver. Il s’agit d’un gouvernement
avec lequel nous venons de rétablir des relations, d’un gouvernement
progressiste, d’un gouvernement juste, d’un gouvernement vraiment démocratique.
Et pourtant, Dieu
sait s’il est difficile d’être démocratique dans ce système ! C’est même
quasiment impossible. Ce serait presque un miracle. Il n’y a qu’à voir comment
on vous bombarde un candidat à coups de médias… Vladimir en sait quelque chose. C’est bien Vladimir, ton prénom,
n’est-ce pas ? Ça me rappelle un nom historique
que les Russes connaissent bien. C’est sans doute de là que tes parents l’ont
pris. Pas mal de Russes se prénomment
Vladimir. Bref, en tout cas, il sait, lui, comme ça se fait. A coups de matraquage,
en créant des réflexes. Transmettre des opinions est une chose, créer des
réflexes en est une autre. Le mécanisme par lequel on berne des millions de
personnes consiste à créer des réflexes.
Un Russe éminent,
Pavlov, a étudié les réflexes ; il savait comme faire danser les ours, et
presque comment faire parler les singes : à travers des réflexes. Et c’est
à travers les réflexes que les techniques modernes de publicité commerciale
traitent les masses, leur transmettant des idées politiques à travers ces
méthodes.
Si vous voulez faire prendre conscience, vous devez
lutter contre les réflexes. Et notre pays a appris à le faire. Au triomphe de
Au moins dans notre pays, plus de 95 p. 100 des
électeurs vont voter, et sans pub, sans affiches qui salissent les murs et les
rues et qui vont contre l’hygiène mentale et contre le paysage. Il faut voir ce
qu’on invente : « Votez pour Machin,
c’est un saint, il va aller tout droit au Ciel.
Il n’a jamais volé un centime et il n’en volera jamais. Il a toutes les
vertus du monde… » Et patati et patata. On s’étonne qu’un type pareil ne
soit pas déjà dans le calendrier chrétien ! Et
leur prétendue démocratie repose sur tous les mensonges inventés dans le monde
à travers les méthodes publicitaires. Je ne veux pas discuter de ça, mais je
sais bien combien de mensonges se cachent derrière. Et pourtant, le président
Chávez a remporté haut la main le référendum, un vrai raz-de-marée. Ce qui
n’empêche pas les médias de continuer de dire qu’il n’est pas démocrate…
J’ai passé des heures devant le téléviseur, à titre
d’ami, de frère des Vénézuéliens, et même comme observateur des méthodes et des
procédés qu’utilisent les forces ennemies de la paix et du progrès des peuples.
J’ai vu comment elles travaillent. Incroyable. Et que de temps perdu !
Dans notre pays, la pub n’existe pas. Voilà pourquoi
tout ce que produit la télévision n’apporte absolument rien au P.I.B. Les
services d’éducation, de santé et de loisirs n’apportent quasiment rien au
P.I.B., parce qu’ils sont gratuits, qu’ils ne comptent pas. A la manière dont
comptent les capitalistes, une tonne de ciment vaut plus qu’une vie ! Qu’un médecin ait pu faire repartir, par exemple,
le cœur d’un malade pour lui donner le temps d’arriver en vie à l’hôpital vaut
moins qu’une tonne de ciment, parce que ça n’a rien apporté au P.I.B.
Il faut analyser les valeurs à partir desquelles on
mesure jusqu’à la littérature, les arts, la qualité de la vie. La qualité de la
vie n’apparaît sur aucun P.I.B. Peu importe qu’une personne puisse finir à
l’asile de fous, ou qu’il vive dix ans de moins parce qu’on lui a inculqué
l’habitude de fumer et qu’il fumait trois paquets par jour, et qu’il soit mort
de cancer ou d’un arrêt du cœur. On ne lui a appris l’hygiène qu’il faut avoir
pour pouvoir vivre plus longtemps. Tout le monde sait ce qu’il faut faire pour
vivre quelques années de plus, ce qu’il faut manger, quels exercices il faut
faire…
Je vous explique
tout ça, parce qu’on ne cesse de nous accuser d’être les pires violateurs des
droits de l’homme au monde. Pour la même
raison que je vous ai parlé des aveugles.
Mais je sais que vous voulez savoir ce qu’il se passe
dans ce sous-continent, que vous avez posé des questions au sujet de son
avenir, et je sais que vous avez vu clairement qu’il était l’avenir. Il n’est
pas l’avenir, mais il est appelé en tout cas à jouer un rôle très important
dans un monde de paix, dans un monde de dialogue, dans un monde civilisé. Les
potentialités y sont énormes. Et beaucoup de gens le savent. Les Européens le
savent. Sinon, que serait venu faire Zapatero à la réunion dont je vous ai parlé ? Que faisait Zapatero à prononcer un discours
constructif devant l’Assemblée vénézuélienne ? Ou
alors que faisait un commissaire de l’Union européenne en visite à Cuba, ce
pays si diabolique ? Il est venu, nous l’avons reçu,
nous avons conversé avec lui, et je lui ai dit :
Nous ne redoutons aucune discussion. Nous n’avons pas du tout peur de discuter,
de parler, parce que nous avons un arsenal bien fourni d’arguments, de faits,
de choses. Pas de sornettes, pas de promesses, mais bel et bien de
réalisations, de choses faites, même si nous n’en parlons pas beaucoup. Quelle
importance ça a de divulguer ce que nous faisons ?
J’ai participé à une vingtaine de réunions sans rien
dire, mais ici, concrètement, je vous ai expliqué comment vont les choses dans
ce sous-continent au sujet duquel vous voulez apprendre et dont vous avez
discuté. Et vous faites bien. L’Europe veut être présente parce qu’elle sait
que ce sous-continent est décisif, bien qu’on veuille l’en chasser. Les Chinois,
avec leur sagesse millénaire et leur expérience, le savent aussi.
Le président chinois est venu ici il n’y a pas
longtemps, et il a été aussi ailleurs en Amérique latine, au Brésil, en
Argentine, tandis que le vice-président a visité le Venezuela et les Caraïbes. Alors je me
demande : les Russes vont-ils donc être absents de ce continent ?
Vous avez dit non, tout à fait correctement. Ce continent est décisif pour l’avenir, même si l’impérialisme veut le
contrôler indéfiniment. Il le pourra de moins en moins, je vous l’assure, parce
que ce n’est pas avec un esprit de conquête et de pillage que vous pouvez
gagner les cœurs des peuples de ce sous-continent. Il faut y venir pour donner
et recevoir, ou alors, si vous préférez, pour recevoir et donner. Je ne représente
pas ce continent, bien entendu, mais j’ai le droit de penser qu’on ne peut
venir ici que pour échanger, que pour unir, que pour aider et être aidé, que pour partager et conjuguer, non seulement
à la recherche de profits matériels ou économiques, mais aussi en quête de la
paix, en quête de forces qui fassent prévaloir la sagesse et la paix dans le
monde, en quête de forces qui aident à sauver la civilisation dont vous avez
parlé. Je le sais très bien et je sais, après avoir lu le résumé, que vous avez
posé cette question. Non, je ne vois pas d’autres chemins.
Je sais que le président russe a eu récemment une
réunion en Europe avec le président français, avec le chancelier allemand et
avec un autre président dont j’ai oublié qui c’est. Ça n’a pas fait très
plaisir à ceux qui dirigent notre voisin du Nord, je peux vous le dire !
Mais voyez un peu comment les choses se passent : quatre présidents se réunissent à Paris –
curieux que le président chinois n’ait pas été là – tandis que le président
argentin, le président colombien, le président vénézuélien et le président du
gouvernement espagnol se rencontrent au Venezuela, dans la patrie de Bolívar. Voyez donc comment
les esprits, les courants de pensée communiquent. La pensée voyage et vole. C’est la seule chose qui
voyage plus vite que la lumière. Et on peut constater ce phénomène partout. Les
autres, eux, veulent provoquer des conflits, des divisions, des guerres. En
effet, quand un pays comme
Tout le monde sait que la concurrence économique a
engendré les guerres, que des déficits commerciaux et des déficits budgétaires
colossaux ont été dû essentiellement à la course aux armements, à des guerres
livrées sans levée d’impôts, aux gaspillages, et que tout ceci peut éveiller la
tentation de déclencher des conflits qui mettent hors de combat des pays à
grand potentiel de développement.
Je me demande s’il existe dans ce colossal Empire
étasunien des dirigeants politiques – je parle des fondamentalistes – qui
souhaitent le développement de
Nous savons quels
produits étaient de bonne qualité et lesquels ne l’étaient pas. Tout comme en
Occident : nous savons ce qui sert et ce qui sert pas. Parce que nous ne pouvons nous donner le luxe
d’ignorer la valeur et les possibilités de chaque pays.
Je me demande : quel
espace reste-t-il si l’on conquiert tout, si l’on occupe tout, si l’on envahit
l’Iraq, si l’on menace l’Iran parce qu’il pourrait avoir des armes
nucléaires ? En fait, des alliés des Etats-Unis possèdent des centaines
d’armes atomiques et pourtant on le leur permet, personne ne les leur conteste,
c’est la vérité. Vous savez de quoi je parle. Je ne veux pas nommer de pays, je
n’ai rien contre aucun pays, mais je dois dire la vérité. Nous savons
comment sont les choses, avec cette loi de l’entonnoir : large pour les
uns, étroit pour les autres. Ainsi va le
monde, qui nous conduit, vous le savez, dans une impasse. Nul ne peut le nier.
Mais cette réalité-là suscite aussi un éveil des
consciences.
La crise pétrolière suscitera un éveil des consciences.
Celui qui dirige le Nord vient de l’affirmer : il
nous faut chercher toutes les énergies. L’énergie nucléaire, depuis l’accident
de Tchernobyl, a provoqué dans le monde une crainte justifiée, et il n’est pas
facile aux USA de se mettre à construire des centrales atomiques en série. Pas
plus que d’en revenir au charbon avec ses effets polluants.
Le président des Etats-Unis a parlé de l’hydrogène.
Mais il n’a pas dit d’où il prétendait le tirer :
des gaz, de l’énergie fossile, de l’eau ? S’il le tire de l’eau, alors
vous pouvez être sûr que nous lui enverrions nos félicitations chaleureuses –
même moi. Je serais même disposé à le proposer au Prix Nobel et jusqu’à
demander aux gens de signer des pétitions pour qu’on le canonise s’il avait
l’heureuse idée de régler les problèmes en tirant de l’eau l’hydrogène qui
servirait à faire rouler les voitures !
Je le sais très bien, parce que nous avions ici trois
ou quatre compañeros fanatiques qui
voulaient tirer de l’hydrogène de l’eau, qui y ont travaillé pendant une
trentaine d’années, je me rappelle même leur avoir rendu visite. Je sais qu’ils
ont en fait obtenu un peu d’hydrogène, mais que ça a explosé. Ça fait longtemps
que je ne sais plus rien d’eux.
Je sais très bien qu’on fabrique des voitures à
hydrogène au Japon, en Europe, aux Etats-Unis. Ce qu’ils ne nous ont pas
dit, c’est d’où ils tirent l’hydrogène. Parce
que s’ils le tirent du pétrole, à quoi bon ?
Quasiment tout aujourd’hui sort du pétrole : ces
matériaux, cette bouteille, ce bouchon, ce téléphone. Tout ça ne vient pas de
l’acier, ni du fer, tout ça vient du pétrole. Il n’y a rien qui ne vienne du
pétrole. Je crois que même nous, nous venons du pétrole (rires). C’est un fait.
Alors, que va-t-il se passer quand il n’y en aura plus ? Et tout le monde sait qu’il s’épuise. Il faudrait être un analphabète total ou un
irresponsable total pour croire que le pétrole va durer cent ans de plus au
rythme de consommation actuel.
Oui, je sais, il existe des techniques plus modernes
qui permettent d’en découvrir encore plus profond, mais plus on en trouve au
fond de l’océan et plus vite on le jette, plus vite on le gaspille. En fait,
c’est qu’il faut faire, entre autres choses, c’est se battre pour que les
voitures économisent.
Or, l’une des choses qu’a faites ce gouvernement-là,
c’est supprimer certaines mesures qui exigeaient des constructeurs que les
voitures consomment de moins en moins ! Alors,
quoi, vous allez conquérir le monde à coups de canon, vous allez le menacer de
vos armes, de vos escadres, de vos porte-avions, de vos missiles de croisière,
de vos armes atomiques pour qu’il soit obéissant, qu’il soit discipliné, qu’il
produise des matières premières, qu’il produise du pétrole pour que puissiez,
vous, continuer de dépenser le quart de l’énergie mondiale ?
Nous autres, nous sommes en train de faire quelques
petits efforts qui pourraient être intéressants en matière d’énergie et
d’économie d’énergie. Nous tâchons d’aller au cœur de la question.
Minutieusement. Nous allons faire une modeste contribution au monde tout
simplement en économisant peut-être la moitié de l’énergie électrique que nous
consommons, ce qui nous permettra aussi d’économiser quelques centaines de
millions de dollars en énergie, une partie de ces économies devant ensuite
favoriser les programmes sociaux dont je vous ai parlé et l’autre en
investissements très bénéfiques et, dirai-je, très rentables. Et ceci à partir
d’une matière première de grande valeur qui s’appelle l’éducation et les connaissances, qui
s’appelle capital humain. Voilà ce que nous possédons fondamentalement :
du capital humain, et on verra bien.
Comme je le disais à mes compatriotes :
tout est donc parfait ? Non, ce n’est pas nous qui dirions que nous sommes
satisfaits. Mais, au fil du temps, nous
avons appris de nos erreurs, nous avons acquis de l’expérience. C’est un
privilège, même pas un mérite.
Si, en ce qui me concerne, j’ai vécu un certain
nombre d’années, je ne peux pas dire que ce soit un mérite. C’est une chance,
surtout après toutes les tentatives qu’on a faites pour me mettre hors de
combat prématurément. Si la nature m’a
donné une certaine capacité de vie, pourquoi me la supprimer ?
Donc, j’ai vécu, j’ai appris. Mais pas seulement moi ;
il y a tout un tas de gens qui ont appris, il y
tout un peuple qui a appris au long de ces quarante-six ans, tout un
peuple conscient de ses qualités, mais aussi des ses faiblesses et de ses
défauts. Nous sommes très conscients de nos défauts, et nous sommes critique et
bien critiques, et je n’aurais pas la moindre honte à vous parler des erreurs
que nous avons commises.
Notre principe, c’est de ne pas occulter nos erreurs,
de dire la vérité, d’être honnêtes, de ne cesser de rectifier, d’examiner notre
conduite, de ne pas nous endormir sur nos lauriers. Voilà pourquoi Cuba peut
donner l’impression d’un phénix qui renaît de ses cendres. Oui, c’est sans
doute l’impression qu’on doit avoir dans bien des endroits du monde : un petit oiseau phénix qui renaît de ses
cendres, une petite hirondelle qui fait le printemps… Pour le dire en quelques mots : Cuba vole et vole haut.
Il me semble avoir
parlé plus qu’il ne fallait. En tout
cas, vous ne pourrez pas me dire que je n’ai pas été sincère, que j’ai eu peur
de dire la vérité et de parler franchement, respectueusement. En fait, j’ai parlé
en frère, comme quelqu’un qui apprécie la vie.
Et même si j’ai de forts sentiments en moi, je ne les
ai pas laissé parler, j’ai tâché de faire parler la raison, comme le disait
notre poète en parlant de littérature. Quand il parlait de littérature et de ce
qu’il lisait là-bas, je me suis souvenu
de l’époque où j’étais enfermé en solitaire dans une cellule de la prison de
l’île des Pins, aujourd’hui île de
A vrai dire, j’étais déjà marxiste-léniniste quand
j’ai lancé la lutte armée. Je l’ai été, je le suis et je le serai. Que personne
ne s’en étonne. Je ne suis pas dogmatique, j’analyse les mérites que peuvent
avoir les personnages dans l’Histoire, je ne renie jamais mes idées, je suis
capable d’être critique. En tout cas, je n’ai rien à critiquer – je vous le dis
honnêtement – à Marx ni à Lénine ni à Engels. C’est d’ailleurs celui-ci qui m’a
appris que même les étoiles s’éteindront quand leur énergie s’épuisera et qu’il
existe des étoiles éteints depuis bien longtemps, tandis que d’autres
s’éloignent du prétendu site de la grande explosion.
Lénine n’était pas encore né quand Marx a publié son Manifeste communiste.
Le monde est très différent de celui qu’ont connu
Marx et Lénine. Personne n’aurait pu imaginer ce qu’il deviendrait, comme des
communications en quelques secondes. Ils ont vu, eux, où conduisait le système
dans lequel se développaient les forces productives, ils ont vu que celles-ci
atteindraient un tel niveau qu’elle provoqueraient des situations nouvelles, de
grands changements. Nous sommes maintenant en pleine mondialisation, dans des
conditions que personne n’aurait imaginées. Avant, les contradictions et la
concurrence se réglaient à coups de guerre. Aujourd’hui, aucune guerre ne peut
régler aucun problème. En fait, les guerres
modernes s’interdisent d’elles-mêmes parce qu’il n’y aurait ni
vainqueurs ni vaincus. Vous le savez bien, vous les Russes, qui avez été une
superpuissance et qui restez une puissance grande et forte.
A un moment donné, il y a eu un certain équilibre.
Les adversaires ont d’abord eu l’arme nucléaire, puis il y a eu un équilibre.
Chaque partie fabriquait toujours plus d’armes, si bien que la différence était
que la première pouvait détruire la seconde quinze fois, et la seconde la
première dix fois. La question était de savoir combien de fois l’une pouvait
détruire l’autre. Vous avez cessé d’être une superpuissance en tant que Russes,
mais tout le monde sait que vous pouvez détruire l’autre cinq fois.
En tant que pouvoir réel du point de vue
technico-militaire, l’Etat russe a quatre fois trop de pouvoir, parce qu’il lui
suffit d’un seul pour détruire l’autre. Et un jour le peuple étasunien le
comprendra, j’en ai l’espoir.
Je peux vous dire que je suis heureux d’avoir assisté
à votre réunion, de voir ce dont vous avez parlé et comment vous l’avez fait.
Oui, je m’en réjouis, parce que je vois dans votre pays, qui a tant de mérites,
tant d’histoire, tant d’héroïsme, un potentiel pour contribuer à la paix dans
le monde, pour contribuer à la civilisation, pour préserver l’espèce. Personne n’est de
trop, à plus forte raison ceux qui peuvent faire beaucoup, comme
Tenez, voyez donc ce que vient de faire l’Argentine,
la façon dont elle a abordé la question de la dette extérieure. Et j’ai été
sidéré quand le président de notre Banque centrale, je crois, m’a dit que Bush
avait fait une déclaration très élogieuse pour l’Argentine !
Je vais devoir le lui redemander, vrai, parce que j’ai encore du mal à le
croire. Mais bien entendu, Bush couvrait Kirchner de fleurs pour pouvoir mieux
attaquer Chávez, pour attaquer la réunion d’hier qu’il n’a pas du tout
appréciée. Mais il ne va pas pouvoir neutraliser Kirchner en le flattant ou
avec des choses de ce genre. Parce que Kirchner vient de décocher un crochet au
Fonds monétaire international. Plus qu’un crochet, un bon direct au menton ! Le FMI
n’est pas encore K.O., mais il a en tout cas les jambes en flanelle, vous
pouvez être sûrs, parce que personne à ce jour n’avait abordé la question de la
dette de cette manière, n’avait adopté une position aussi ferme que
l’Argentine.
Le Fonds monétaire international a encore quelque
temps à vivre, pas beaucoup, je crois. Non, je ne crois qu’il survive plus de
deux décennies. Je doute même qu’il survive une décennie de plus, parce que les
calculs ne mentent pas. J’ai beau additionner, soustraire, multiplier, diviser,
rien ne va. La crise est insupportable. Ce n’est pas même pas une crise,
d’ailleurs, mais un cumul de crises, un cumul de problèmes, et à tel point que
l’ordre en place durera moins de deux décennies. Eux, ils ont toujours inventé
une parade, telle ou telle formule, ou la méthode keynésienne, ou bien
j’imprime des billets, j’évite la crise en faisant fonctionner la planche à
billets, en augmentant les liquidités, etc.
Il me reste encore une dette envers vous, j’ai parlé
très rapidement et je suis prêt à répondre à toutes vos questions, autant que
vous voudrez, tout le temps qu’on me laissera.
Je suis arrivé ici avec sept minutes de retard. Il y
avait longtemps que je n’arrivais plus en retard, mais j’étais en train de
converser avec le ministre canadien de l’Agriculture et avec un groupe
d’agriculteurs, nous parlions d’agriculture, de prix des produits, du prix du
blé, du maïs, des haricots, des lentilles, des pois chiches, des vaches, de tas
de données, de la production, de tout. Je lui parlais de ce que nous allions
acheter au Canada cette année-ci. Je n’aime pas faire des promesses, mais je
lui ai promis que nous allions acheter trois fois plus que l’an dernier. Oui,
parce que nous avons quelques plans élaborés, quoique non divulgués encore.
Veuillez donc me pardonner mes sept minutes de
retard. Ils devaient partir à une réunion à quatre heures, juste quand j’avais
prévu de vous rencontrer. Je sais que mes compagnons seront d’accord que je
vous explique les raisons de mon retard. Rassure-toi, vous aurez ensuite un
dîner (rires).
Alors, je me soumets à vos questions, sur n’importe
quel point (rires). Que
Luisa
Zheresada Vicioso. J’aimerais que
vous me disiez où vous situez les Caraïbes dans ce dialogue des civilisations.
Comme région, nous avons produit d’extraordinaires théoriciens, par seulement
pour nous mais encore pour le monde, à commencer par Frantz Fanon et son rôle
en Afrique, et pour les opprimés du monde.
Fidel
Castro. Tu crois donc que je ne suis
pas Caribéen, que je ne me sens pas Caribéen ?
Luisa
Zheresada Vicioso. Non, je n’ai pas
dit ça.
Fidel
Castro. Ne sais-tu
pas que quand vous aviez Trujillo chez vous et que j’étais en seconde année de
droit, j’étais président du Comité en faveur de la démocratie dominicaine,
et que, quand une expédition s’est
organisée en 1947 pour libérer le peuple dominicain de Trujillo, je me suis
enrôlé ? J’ai été le seul de ce Comité à le faire, même si ceux qui y
participaient étaient mes ennemis. Je ne sais pas si tu le sais, mais je suis
resté jusqu’au bout. Beaucoup ont déserté.
A un moment donné, il y a eu un problème et le bateau sur lequel j’étais
a été arrêté aux abords de la côte haïtienne. Je n’étais pas le chef, j’étais
seulement lieutenant d’un peloton, parce que j’avais quelques connaissances et
que j’aimais l’aventure, je ne vais pas le nier. Si on veut me traiter d’aventurier, eh bien,
j’accepte ce titre avec honneur ! Aventurier en
géographie, en excursions, en tout ce que vous voulez, mais pas en politique.
En politique, j’accepterais le titre d’audacieux. Quiconque ne l’est pas quand
il se lance dans cet emploi, mieux vaut qu’il laisse sa place à quelqu’un
d’autre, vous comprenez ? (Rires.)
Je suis donc parti avec cette expédition avant de
conclure ma seconde année de droit. J’ai eu vingt et un ans sur la caye où l’on
préparait l’expédition, commandée par une série de Cubains imbéciles et
suffisants qui voulaient aider les Dominicains et prétendaient faire tout tous
seuls.
C’est là que j’ai fait connaissance de Juan Bosch,
qui m’a frappé d’entrée par son courage intellectuel, par ses sentiments. C’est
là aussi que j’ai connu Pichirilo, qui est venu avec moi sur le Granma :
c’était le capitaine du bateau où j’étais, l’Aurora. Il y avait quatre bateaux, dont deux de débarquement, et
quelqu’un qui était sur un bateau plus rapide a trahi. Quand on était dans la
baie de Nipe, on a reçu un ordre de cet autre bateau selon lequel il fallait
l’attendre près de Moa, proximité du Canal du Vent. Et là, il y avait une
grande frégate qui nous attendait ! Jamais les
canons d’une frégate ne m’ont paru plus longs, parce que les marins les avaient
mis à nu, nous les montraient et criaient :
« Rebroussez chemin ! » Les responsables de l’expédition ont dû
obtempérer.
Pichirilo, un Dominicain, je vous l’ai dit, était
avec moi sur le bateau. Quelle décision, quel courage !
Des années plus tard, il a été notre pilote du Granma. Nous sommes devenus frères, parce que ce jour-là je me suis
rebellé et séparé de la compagnie où j’étais chef de peloton, et je me suis écrié : « Je m’oppose à ce que nous regagnions le
port, on va tous nous faire prisonniers à Cuba, je refuse. » Mon idée
était de cacher les armes dans une région montagneuse, et je me suis mis à
récupérer les armes. Un tas de collaborateurs m’ont aidé, entre autres le
capitaine du bateau. C’est là que je suis devenu son ami, qu’il est devenu mon
complice dans cette situation compliquée quand je me suis rebellé contre les
chefs cubains et dominicains. J’ai fait comme Hugo Chávez. Je me suis révolté
parce que je refusais de regagner un port où on allait perdre les armes et
tomber tous prisonniers. J’ai même pensé au départ que la frégate qui nous
bloquait le passage était dominicaine. C’est après que je me suis aperçu
qu’elle était cubaine.
Pichirilo a continué d’être mon complice. Je n’ai pas
pu faire ce que je pensais faire parce que la frégate nous suivait de près.
Nous avons attendu la nuit. Le capitaine qui était complice a réduit la vitesse
de moitié. Mais ça n’a servi à rien, parce que nous étions en été et que la
nuit tombait très tard. Comme j’étais toujours révolté, j’ai abandonné le
bateau sur un dinghy avec trois autres, et nous avons été les seuls des mille
et quelque à ne pas tomber prisonniers. Le capitaine a dit à ceux de la frégate
qu’il ne connaissait pas l’entrée de la baie et qu’il avait peur de s’échouer.
C’était aventureux, je l’admets. Tout le monde croyait que les requins
m’avaient dévoré et un jour j’ai surpris tout le monde en ressuscitant. J’ai
ressuscité bien des fois.
Je connais donc la cause, je l’aime, et je suis Caribéen.
Tu connais nos relations avec les révolutionnaires dominicains et Caamaño ici,
où il est venu après sa résistance héroïque. Après notre victoire, des
dizaines de révolutionnaires cubains ont atterri aux abords du massif
montagneux et ont lutté contre Trujillo.
Bref, je suis un militant de la cause caribéenne. Je
suis Caribéen, et je suis fier de nos relations avec les Caraïbes.
J’ai beaucoup de sympathie pour les Antilles
anglophones. N’allez pas croire que je sois fanatique des Latino-Américains. Je
suis critique à leur égard aussi, tout comme je suis critique de moi-même et
des Cubains.
Ce sont les Antilles anglophones, en tout cas, qui
ont contribué à briser le blocus de l’Amérique latine quand tous les pays, sauf
le Mexique, avaient rompu les relations diplomatiques avec nous. Ce sont elles,
qui n’étaient même pas indépendantes au
triomphe de
Ce sont les Antilles anglophones qui ont été nos
meilleurs amis sur ce continent, pas les Latino-Américains, et nous avons avec
elles des liens très forts. Voilà pourquoi leurs jeunes ont le droit d’étudier
dans nos universités, sans restrictions, gratuitement et dans tous les
domaines.
Notre Ecole latino-américaine de médecine compte dix
mille étudiants latino-américains et caribéens.
J’aurais dû vous dire que
J’étais déjà communiste avant d’être marxiste,
communiste utopique ! D’où ai-je tiré ça ? De la vie, de la réflexion. Je suis arrivé à mes
convictions en étudiant l’économie.
Je suis né et j’ai vécu dans un latifundio de dix
mille hectares, appartenant à mon père, qui était maître de tout ce qu’il y
avait dans le coin, sauf de l’école et du télégraphe :
il était même maître du gallodrome, de la boucherie, du bétail, des tracteurs,
des camions, de l’épicerie, de l’entrepôt. Je pouvais comprendre Marx quand il
disait que la propriété privée peut exister à condition qu’elle n’existe pas
pour les neuf dixièmes de la population, parce que je suis né à un endroit où
mon père était le maître de tout.
J’ai fait des études dans des
écoles religieuses. Je ne suis donc pas
né dans un berceau de prolétaires. Bien mieux, si je n’avais pas été fils de
propriétaire terrien, je n’aurais pas pu faire d’études. Et si je n’avais pas
pu faire d’études, alors je n’aurais pas eu d’idées, je n’aurais pas de cause à
défendre.
Je dois savoir gré à cette circonstance d’avoir pu
apprendre quelque chose, de ne pas être un analphabète politique. Mon
analphabétisme politique, je l’ai liquidé moi-même, parce que j’étais déjà
alphabétisé en idées. Euh, pas tant, parce que j’étais fils et non petit-fils
de propriétaire terrien, je n’ai pas connu la vie bourgeoise dans un quartier
aristocratique où on aurait fait de moi le plus grand réactionnaire ayant
jamais existé dans ce pays, parce que, dans un sens ou un autre, je ne serais
pas resté à mi-chemin. Vous avez des gens qui, par tempérament, ne peuvent pas
rester à mi-chemin, qui sont trop enthousiastes dans un sens ou un autre.
Voilà, j’ai dû faire un peu mon autobiographie pour
vous prouver que j’ai été Caribéen, mais que je suis aussi Latino-américain,
que je suis Africain, que je suis Russe, que je suis Chinois, que je suis Japonais,
que je suis Vietnamien. En pleine guerre, le Vietnam savait qu’il pouvait
compter sur nos forces ; et les Noirs
sud-africains savaient qu’ils pouvaient compter sur notre sang, alors que les
racistes possédaient sept armes nucléaires. Je n’aurais donc pas à avancer
beaucoup d’arguments pour prouver que notre cœur n’est pas un cœur chauvin et
que nous n’allons pas en exclure les
Caribéens, tant s’en faut : ils y occupent
une place bien grande.
Si vous voulez des gouvernements sérieux, alors
cherchez-les dans les pays qui ont été encore récemment des colonies anglaises.
Ce sont des gouvernements des plus sérieux, des gens loyaux, ceux qui avaient
le moins d’analphabètes. Moins que nous qui nous sommes libérés de l’Espagne ou
que vous. Nous, nous nous sommes libérés presque un siècle après, nous étions
un Etat esclavagiste. Il y a moins d’analphabètes dans les Caraïbes qu’en
Amérique latine, il y a de meilleurs services médicaux, des meilleurs niveaux
de santé qu’en Amérique latine, exception faite d’Haïti, qui a été le premier
pays à s’être soulevé et le pays où tout le monde est intervenu, mais où aucune
des anciennes puissances n’envoie de médecins.
Certains parlent
de Médecins sans frontières. Très bien,
je les félicite. Qu’on les décore, qu’on leur décerne le Prix Nobel, mais ils
ne sont que quatre pelés et un tondu. Le problème, c’est que toute l’Europe
ensemble ne peut envoyer en Haïti les médecins que Cuba y a envoyés. Qu’on me
pardonne, mais c’est la vérité. Ils n’ont pas cinq cents médecins. Toute
l’Europe ensemble et les Etats-Unis n’ont pas en Afrique les médecins que nous
y avons, ou alors en Amérique centrale, prêtant service gratuitement. Ce n’est
pas comme au Venezuela avec lequel nous avons déjà un accord d’échange de biens
et services.
Je sais ici où aboutissent tous les profits. On nous
critique d’avoir centralisé. Mais si nous ne centralisions pas, nous ne pourrions pas faire ce que nous
faisons. C’est comme à la guerre, où les décisions sont prises par un
état-major, parce qu’il faut agir vite et qu’on ne peut commencer à trop
délibérer. Ici, nous discutons, mais personne ne peut vendre le pays à l’encan.
Quels sont ceux qui ont contracté les dettes en
Amérique latine ? Les ministres de l’Economie,
même pas les parlements. Quant au peuple, les gouvernements n’ont jamais
discuté avec lui ces dettes colossales qu’ils contractaient. Un ministre de
l’Economie décidait si le pays s’endettait ou non de quarante milliards. Ici, pour pouvoir
relever les pensions, tout l’Etat est réuni. J’ai des facultés, certes, dont je
suis investi en vertu de
Dans cette si démocratique Amérique latine, ce sont
les ministres de l’Économie qui ont décidé des dettes, et le gouvernement de
l’Empire n’a jamais dit que c’étaient des pays antidémocratiques, tant s’en faut : pour lui, ceux qui ont contracté les dettes
étaient super démocratiques ! En 1985, Cuba a engagé une bataille contre
la dette qui se chiffrait alors à 350 milliards de dollars ;
maintenant, elle en est à 750 milliards. Voyez un peu quelle belle démocratie
régnait sur ce continent !
Et en Amérique centrale et ailleurs ?
Que se passe-t-il au Costa Rica, ce berceau, ce summum de la pensée démocratique ? Nous avons maintenant à Cuba 70 000
médecins et plus de 50 000 spécialistes, nous luttons du bec et des ongles
contre le vol de cerveaux. Et le Costa Rica compte, lui, plus de 800 médecins
d’origine cubaine qu’il a volés à notre pays voilà bien des années.
C’est un président costaricien, l’un des si nombreux
qui passent inaperçus dans ce pays, qui me l’a raconté à une réunion internationale : « Nous avons chez nous 800
médecins cubains. » Je lui dis :
« Ah ! Bon, vous avez 800 médecins ? »
Mais ce pays n’a pas déboursé un centime pour ces huit cents médecins que nous
avons formés ici…
Les Etats-Unis ont voulu faire du Costa Rica une
vitrine pour l’opposer à Cuba et prouver qu’on pouvait faire « en
démocratie » ce que faisait Cuba « si
antidémocratiquement », autrement dit sauver des vies d’enfants, de
mamans, et toutes ces choses-là. N’empêche que la vitrine compte huit cents
médecins cubains qui exercent la médecine privée !
Tout ceci a beaucoup de valeur quand il faut discuter
certaines choses. Par exemple, un seul dollar permet à ceux qui en reçoivent de
l’étranger de payer trois cents kilowatts dont la production, elle, coûte à
l’Etat vingt-cinq dollars ! Quelle manière
d’abuser du dollar reçu de l’étranger ! Le fait
qu’un vieux frigo n’ait plus de thermostat coûte à l’Etat cubain sept dollars
par mois, à cause des surplus de consommation. Alors, pour économiser, nous
allons faire disparaître tous les frigos sans thermostat. Non en les envoyant à
la ferraille, mais tout simplement en leur installant un thermostat, en leur
mettant des joints pour que le froid ne s’en aille pas. Parce que nous avons découvert que cela implique un
surplus de consommation quotidien de sept à huit millions de kilowatts.
Calculez un peu les millions que nous allons pouvoir économiser rien qu’en en
dépensant dix en thermostats. Mais ça, nous ne le savions pas, nous l’avons
découvert peu à peu à mesure que le carburant renchérissait et qu’un kilowatt
coûtait toujours plus cher à produire.
Certains ailleurs
ont peut-être plus de thermostats que nous, mais c’est qu’ils ne vivent pas le
blocus que nous vivons, nous. Leur
blocus à eux est plus terrible : c’est un blocus
qui produit des analphabètes, un blocus qui produit des mal nourris, des
affamés, de la mortalité infantile, de la mortalité maternelle, une réduction
de l’espérance de vie. Au milieu d’une prétendue démocratie. C’est un blocus pire
que le blocus économique et qui n’existe plus ici depuis belle lurette, ce qui
nous permet même de dévaluer le dollar. Quelle merveille ! Et
nos voisins ne peuvent même pas protester ! Qui
pourrait donc exiger que notre Etat débourse vingt-cinq dollars pour produire
des kilowatts d’électricité que ceux qui reçoivent ici des dollars de là-bas ne
paient qu’un dollar ? Et qui donc envoient ces
dollars ici ? Des journaliers analphabètes ? Allons donc ! Ce ne
sont pas des analphabètes que les USA ont reçus et reçoivent à titre d’émigrés,
mais des diplômés universitaires, des techniciens, ou alors de nombreux anciens
propriétaires terriens et bourgeois qui s’y connaissaient en affaires. L’émigration qui a les plus gros revenus aux USA, ce
sont les Cubains, bien plus que les Dominicains, ou les Haïtiens ou que
n’importe quelle autre population latino-américaine.
Je vous disais
donc que nous avions maintenant une monnaie bien à nous. Nous avons expulsé le dollar de la circulation pour
ne plus laisser que le peso convertible. Nous sommes en train de réévaluer
notre peso et notre peso convertible, les deux monnaies. Un pas dans un sens et
un pas dans l’autre. Le dollar donc est totalement dévalué face à notre peso
convertible, et ceux d’en face sont restés sans arguments.
Qu’est-ce que veut donc dire cette dévaluation ?
Qu’auparavant, vous achetiez 27 pesos avec un dollar, et maintenant vous n’en
achetez plus que 25. C’est là une mesure que nous pouvons appliquer autant de
fois qu’il le faudra.
Quel coup
pouvons-nous assener à ce pauvre dollar ? Aux Etats-Unis, le kilowatt d’électricité se paie de douze à quinze
centimes. Ici, moins d’un centime. Si vous consommez moins de 300 kilowatts,
vous achetez trois kilowatts pour un centime. Quel crime avons-nous commis
contre le dollar ! Quelle terrible lamentation ! Quel vandalisme de notre part que d’avoir
demandé à ceux qui reçoivent des dollars de l’étranger de payer plus ! Et pourtant, nous venons à peine d’effleurer le
dollar d’un pétale de rose ; mais nous pouvons
aussi le faire avec une lime… Quelle merveille que de ne pas appartenir au
Fonds monétaire ! Quelle merveille que de n’avoir
pas à demander l’aide de cette institution dans ce monde en mutation !
Et c’est fort de cette expérience que j’ose vous
parler. Et si je le fais de la sorte, c’est parce que nous sommes en train de
définir des choses très importantes.
Le socialisme peut revêtir diverses formes, en
fonction d’un même objectif, peut se réaliser de différentes manières, selon
des styles différents en fonction des racines, des circonstances historiques et
des circonstances concrètes de chaque pays. Nous, en construisant le
nôtre, je vous ai expliqué comment nous l’avons fait. Et c’est maintenant que
nous pouvons tirer tous les avantages de ce que nous avons fait. Que nous commençons à en cueillir les fruits.
Maintenant que nous ne dépendons que de notre propre conscience, de notre
capital humain, de notre expérience et de notre volonté de rectifier toutes les
erreurs que nous avons commises en quantités industrielles. Des erreurs
tactiques, et certaines bien grandes, pas des erreurs stratégiques. En fait,
nous nous sommes efforcés d’éviter à tout prix les erreurs stratégiques qui
sont par définition irréparables.
Sachez que
certaines des choses qui nous sont arrivées ont été la conséquence de théories
et de livres écrits à une autre époque et ailleurs.
Ce que je peux vous dire dans cette plaidoirie
d’avocat – c’est ainsi que j’ai dû me défendre une fois – c’est que j’ai
toujours été antidogmatique, toujours contre les dogmes, contre les schémas,
contre les manuels. Je pense même – et Osvaldo le sait bien – Je pense que
l’économie, tout comme la politique, n’est pas une science, mais un art. Les
artistes ne peuvent pas dire qu’ils maîtrisent une science, même s’ils en ont parfois
besoin, ou de ses calculs. Si vous ne faites pas des opérations d’addition, de
soustraction, de multiplication et de division, si vous ne tirez pas la racine
carrée, vous ne pouvez faire aucun calcul, mais le poète, lui, mélange des
mots, des idées, des images, des styles. L’écrivain, aussi. L’homme politique,
lui, mêle des choses, des facteurs ; l’économiste
brasse aussi des éléments. Le monopole a toujours existé, le libre-échange n’a
quasiment jamais existé. Ce ne sont que des théories auxquelles s’opposaient
toutes les nations industrialisées. C’est maintenant qu’elles dominent le monde
qu’elles disent aux autres qui cherchent à se développer :
faites du libre-échange, zéro tarifs douaniers, zéro ci et zéro ça…
Donc, pour moi, il est très clair que l’économie est
un art et une science, tandis que la politique est un art, mais pas une
science. Fondez-vous sur la politique, fondez-vous sur la science et
fondez-vous sur tous les facteurs en jeu. Mais j’ai une très grande estime de
l’économie, que je considère comme un art, et de la politique, que je considère
comme un art.
Quelqu’un d’autre veut-il intervenir ?
Eh, dis donc, préside un peu… Donne la parole à tous ceux qui veulent. Je
réponds aux journalistes, à tous ceux qui veulent.
Évêque
Feopan. Compañero Castro…
Fidel
Castro. Personne ne me traduit ? Je n’entends que le russe (rires)…
Évêque
Feopan. Compañero Castro, permettez-moi avant tout de vous remercier de
cette possibilité de pouvoir disposer d’une église orthodoxe russe. Les usines
vieillissent, malheureusement, perdent même leur raison d’être, même si elles
ont été bâties sur la fraternité. En revanche, plus une église est vieille et
plus elle a de la valeur. Et l’église que vous nous aidez à construire pour
l’orthodoxie russe sera encore dans un siècle le témoin fidèle de nos bonnes
relations.
Mais c’est une
autre question qui m’intéresse. Je suis évêque dans une région du Caucase du
Nord et j’ai été témoin, hélas, de la tragédie survenue quand des terroristes
ont pris une école d’assaut. Je suis
arrivé sur les lieux vingt minutes après et je suis resté jusqu’au bout.
Quelque chose de terrible. Etant donné que les terroristes se justifient
fréquemment en affirmant qu’ils mènent des missions de salut, mais ce que j’ai
vu, moi, était quelque chose de terrible, je voudrais connaître votre opinion à
ce sujet. Je vous remercie.
Fidel
Castro. Je condamne du plus profond
de mes sentiments et de mes convictions la mort d’innocents.
Je me souviens de nos combats dans
Non, je ne peux pas tuer un
enfant pour détruire le blocus, le tuer à dessein. Non, je ne peux pas. Vous devez avoir une morale, vous devez avoir des
principes. Vous pouvez sacrifier votre vie autant que vous le voulez, mais pas
celle d’un innocent.
Voilà ce que je pense et ce que j’ai toujours dit.
Notre pays a réalisé des missions internationalistes. Pas une, plusieurs. Quand
les racistes sud-africains ont envahi l’Angola, ou quand les forces de Mobutu –
ce type-là, oui, il avait du fric, et beaucoup de fric, et personne ne sait où
il est gardé, ni dans quelle banque ? – l’ont
envahi depuis le nord. Et pas seulement en Angola ; nous avons fait des missions ailleurs
aussi. Eh bien, demandez donc si nos
soldats ont fusillé un seul prisonnier de guerre à tous les endroits où nos
troupes se sont battues et où des compagnons à nous sont pourtant tombés ? Nous avons une doctrine que nous respectons,
et pas seulement ici. Notre armée n’a jamais fusillé un prisonnier de guerre.
Et nous en sommes fiers. Nous sommes prêts à donner tout ce que nous possédons
et tout ce qu’on nous a prêté à quelqu’un qui pourrait prouver que, durant
notre guerre contre l’apartheid et les alliés de l’impérialisme en Afrique,
nous avons fusillé un prisonnier. Bien mieux, les soldats de l’apartheid
préféraient tomber entre nos mains parce qu’ils étaient sûrs d’avoir la vie sauve ! Je n’en dis pas plus (applaudissements).
Évêque
Feopan. Je vous remercie beaucoup, Comandante Castro. C’était ce que je
voulais vous entendre dire.
Natalia
Chopin. Je m’appelle Natalia Chopin,
je suis journaliste aux Echos de Moscou.
J’ai une question très courte et très simple à vous poser :
pensez-vous visiter
Fidel
Castro. Comment pourrais-je
planifier seul une visite en Russie ? Si tu
m’interroges au sujet de mes sentiments, de mon désir, alors, oui, c’est
oui. En été ou en hiver, avec de la
neige ou sans neige, indépendamment du dirigeant en place. A plus forte raison
maintenant que les relations entre Cuba et
Non, aucun peuple n’a autant souffert ni a été autant
détruit que le peuple russe durant
Nous avons appris
de tout ça, nous les Cubains. Nous ne sommes pas seulement morts pour notre
patrie et pour notre terre. Beaucoup sont morts en combattant ou en réalisant
une mission internationaliste. Vous
courez des risques à la guerre, en temps de paix, en toutes circonstances.
Tenez, je vous ai raconté ce qu’il m’est arrivé quand
j’avais vingt et un ans. Eh bien, peu de temps après, je me suis retrouvé à
Bogotá, à un moment où s’y tenait une Conférence de l’OEA. Un dirigeant notable
a été assassiné, et j’ai vu se soulever une ville entière. J’ai pris ma place
aux côtés du peuple, des étudiants, je me suis déniché aussi un fusil dans un
commissariat de police, j’ai cherché des balles et j’en ai trouvé sept, je
crois, j’ai trouvé aussi une casquette sans visière qui ressemblait à un béret,
mais j’avais des chaussures qui ne servaient à rien en cas de combat. Et je
suis resté dans la ville jusqu’au dernier jour du soulèvement, jusqu’à ce qu’on
m’expulse. Il y a eu des négociations et la paix entre les différentes parties,
sans rien régler du tout. Tout ça, je ne l’invente pas, c’est écrit dans
l’histoire.
J’ai eu un moment de doute, une
nuit, vers deux ou trois heures du matin. Nous nous trouvions dans un
commissariat avec les chefs de la police qui s’était aussi soulevé. Il y avait
des violences, des pillages. L’armée elle-même hésitait. Gaitán, ce leader
assassiné, était très aimé ; il avait pris la défense d’un lieutenant
calomnié, ou quelque chose de ce genre, et tout le monde l’écoutait… Mais les pillages avaient contraint les
autorités à rétablir l’ordre. Et moi, j’étais avec les insurgés, n’est-ce pas,
avec les étudiants, avec le peuple.
Le peuple a fait
avorter ce soulèvement à cause des pillages. Son niveau de culture et de préparation politique ne lui permettait pas
plus. On aurait des fourmis en train de charger des pianos, de gros frigos,
j’en suis témoin. Les hommes cantonnés au quartier général de la police
soulevée ne savaient quoi faire, je le constatais. Je m’en rendais bien compte,
parce que l’histoire de Cuba m’avait appris des choses, malgré ma jeunesse, et
parce que j’avais réfléchi à ce genre de choses. Et j’ai constaté que cette
garnison ne savait pas quoi faire ; un char
passait, et elle lui tirait dessus.
J’ai vu comment des gens abusaient d’un policier
réactionnaire, un godo, comme on les
appelait. Ces mauvais traitements m’ont indigné, parce que je les ai vus devant
moi. J’étais à la fenêtre d’un dortoir, parce que c’était la position dont on
m’avait chargé, et j’ai vraiment senti de la répugnance à voir comment on le
maltraitait, on l’insultait. En voyant ça, j’en ai parlé au chef et je lui ai
dit que ses troupes étaient fichues.
Quiconque a lu des livres sur
Le lendemain, je lui ai dit :
« Confiez-moi une patrouille ». Toutes les hauteurs de la ville
étaient dégarnies. Il suffisait que des forces arrivent pour s’en emparer, pour occuper ces
hauteurs. Je lui dis donc :
« Confiez-moi une patrouille. » Et il me l’a confiée, et nous sommes
partis défendre les hauteurs.
J’ai vécu une expérience terrible. Je voyais la ville
flamber à mes pieds. Je suis rentré en fin d’après-midi. Je n’ai pas profité de
cette escapade pour en réchapper. Je suis rentré à cette caserne parce qu’on
m’avait dit que le commissariat était attaqué. Mais, non c’étaient les insurgés
qui attaquaient un bâtiment dans le coin. J’en ai donc réchappé par hasard, je
suis resté là, et le lendemain, on ne m’a même pas laissé emporter un petit
sabre en guise de souvenir ! Non, ces gens-là
avaient fait la paix, tout le monde applaudissait le Cubain, tout le monde voulait lui parler, parce que ça les avait
beaucoup frappé qu’un étudiant cubain soit resté là.
En fait, j’étais à Bogota à cause d’un congrès
d’étudiant que nous tentions d’organiser. J’ai pris part au soulèvement, mais
j’ai douté un jour. Je n’avais jamais raconté ça à personne :
je suis resté pour une question de conscience, j’avais décidé de me sacrifier
pour un peuple qui n’était pas le mien, dans le cadre d’une opération perdue
d’avance, au sein de troupes qui étaient vaincues d’avance. Oui, je suis resté
par conscience.
Ça, c’est arrivé quand je devais passer de deuxième
en troisième année de droit. J’avais des tas d’idées, j’étais un
anti-impérialiste ou un anticolonialiste, j’étais en faveur de la démocratie à
Saint-Domingue, de l’indépendance de Porto Rico, de la restitution du canal de
Panama aux Panaméens, des îles Malouines à l’Argentine, de la fin des colonies
européennes en Amérique latine… C’était ça,
nos drapeaux. Non, ce n’était pas encore un drapeau socialiste.
Au moment que je vous raconte, je n’avais pas encore
lu Marx. Je vous ai raconté deux épisodes. Ça peut vous donner en tout cas une
idée de ma façon de penser de l’époque.
Je peux répondre en tout franchises à toutes vos
questions, parce que je me suis toujours efforcé d’avoir de l’esprit de suite
dans mes idées, de rester ferme dans mes convictions, et c’est ce que je
conseille à tous les jeunes. Comme tous les jeunes, bien entendu, j’ai dû être
aussi un peu vaniteux. Non, pas « dû », je l’ai été sûrement. J’ai eu
de tout, de la vanité petite-bourgeoise, aussi, de l’orgueil, des idioties de
ce genre. Mais je n’ai jamais renoncé en tout cas à mon échelle de valeurs, et
la vie a fini par m’apprendre à être plus modeste, plus humble. Je crois que je
suis plus humble que quand j’ai commencé dans ma jeunesse. Quand vous êtes
jeune, vous êtes très critique de tous les autres, vous croyez tout savoir et
avoir toujours raison. Vous l’avez parfois, mais pas toujours. En tout cas, je
me rappelle avoir été comme ça.
La vie est une
bataille incessante jusqu’au dernier moment. J’espère pouvoir lutter contre
moi-même jusqu’à mon dernier souffle, jusqu’à la seconde exacte de ma mort,
parce que, maintenant encore, j’analyse ce que je fais et si je crois avoir
commis une erreur, même dans un petit détail, je la rectifie. Allez donc savoir
si je ne vais me mettre à penser ensuite à ce que je vous ai dit ici. Mais j’espère bien que non, parce que je vous ai
parlé en toute franchise. J’apprécie beaucoup votre réunion.
En fait, ce n’est
pas une allocution que je vous ai faite. Je
n’ai pas eu le temps de m’informer à fond de vos débats, je n’ai qu’une
information minimale. C’est à peine si j’ai pris le temps de déjeuner, il
fallait que je voie d’autres choses, que je rencontre le ministre canadien,
d’autres gens… Et je suis censé demain avoir une importante présentation
télévisée, a six heures de l’après-midi, et je suis censé aussi me remettre
d’un accident que j’ai eu le 20 octobre dernier.
Donc, il se peut que je m’examine :
« Qu’est-ce que j’ai donc dit aux Russes ? » Mais soyez sûrs que
je ne vais pas me repentir de ce que je vous ai dit. Je vous ai parlé en frère,
je vous ai parlé affectueusement, plein de bons sentiments. Je sais qui vous
êtes. J’ai connu des Russes comme ceux dont j’ai parlé, des gardes forestiers,
des Russes vraiment patriotes et révolutionnaires, de la lignée de ceux qui se
sont battus à Stalingrad, à Leningrad, à Kerch, à Smolensk, partout, qui ne se
rendaient pas, qui continuaient à résister, qui se battaient. Ou comme ceux qui
sont partir lutter contre les Japonais, au moment où, sans rien dire à
personne, les Etats-Unis ont largué la fameuse bombe dans une action
terroriste.
Quand on calcule ceux qu’ont perdus les Russes et les
autres peuples soviétiques qui luttaient aux côtés de
Comme je vous le disais, nos
relations avec l’Etat et le gouvernement russes vont bien, et je m’en réjouis. Nous devons nous unir tous, ouvrir un dialogue en
tant que défenseurs de la civilisation. Voilà ce que je tenais à vous dire.
Alfonso Bauer. Certains Guatémaltèques disent que vous avez vécu
là-bas, à Jalapa, et je suis de ceux qui soutiennent que c’est faux… Bien entendu, si c’était vrai, ce serait une gloire
pour ma patrie.
Fidel
Castro. Ça m’aurait
plu d’y avoir vécu, je peux te l’assurer…
Combien de personnes portées disparues ?
Je sais qu’il y a eu plus de cent mille morts et plus de cent mille disparus
après l’intervention des Etats-Unis contre la révolution guatémaltèque. C’est ce qu’il
nous serait arrivé s’ils avaient vaincus à Playa Girón.
Combien de vies a coûté l’expédition mercenaire qui a
renversé le gouvernement Arbenz ?
Alfonso Bauer. Environ deux cent mille.
Fidel Castro. Exact. Cent mille morts, et
cent mille disparus. Alors, pourquoi un
tel tollé dans le monde parce que nous avons ici quelques mercenaires en prison ? Oui, ici, ils sont en prison, certes, mais ils
ne sont pas portés disparus, ils ne sont pas assassinés !
Ah, ceux qui méritent une grande médaille, ceux qui mérité la bénédiction de
l’Empire, ce sont ceux qui tuent dans ces pays-là où les analphabètes et les
semi analphabètes peuvent représenter 30, 40 p. 100, voire plus, de la
population, où la mortalité infantile est très élevée, où surviennent tous ces
malheurs dont je vous parlais ! C’est ça la
« démocratie », pour eux, tandis que nous, nous sommes des sauvages
qui commettons « des violations systématiques et permanentes des droits de
l’homme » !
Je crois que si nous n’avions pas été capables
d’appliquer des mesures sévères, nous aurions coopéré avec ceux qui voulaient
détruire
Nulle part ailleurs on n’exécute plus de gens qu’au
Texas, des innocents, et même des gens qui avaient commis des crimes quand ils
étaient mineurs, et même des déments. Ça n’est jamais arrivé chez nous. Alors
pourquoi n’envoie-t-on le gentleman qui préside les Etats-Unis devant
Un délégué
russe. Je vous remercie tout d’abord
de votre brillant discours. Pourriez-vous nous dire quel a été pour vous le
moment le plus difficile depuis le début de votre lutte révolutionnaire ?
Fidel
Castro. Maintenant, quand vous me
demandez de répondre à une question pareille ! (Rires et applaudissements.) On a encore du
temps. Si vous résistez, alors je résiste moi aussi.
Mikhaïl Tchernov. Cher compañero
Fidel Castro, je vous remercie de votre intervention. Je suis Mikhaïl Tchernov,
je suis journaliste russe, soviétique, de la revue Expert. Ce n’est pas la première fois que
je viens à Cuba, j’aime votre pays, j’aime l’expérience cubaine que j’ai pu
voir ici, et ma question est la suivante, parce que j’estime que nous avons
beaucoup à apprendre de Cuba : s’il vous plaît, comment pouvez-vous nous
aider ?
Fidel
Castro. Deuxième moment très
difficile (rires). Je ne peux vous
aider en rien ; c’est vous au contraire qui
pouvez nous aider. Je vous parle en toute franchise, j’échange des opinions. Je
peux t’aider, toi et ton peuple, autant que vous pouvez nous aider, vous. En faisant ces
choses que vous faites, vous vous aidez vous-mêmes et vous nous aidez, nous.
Nous, la seule
chose qu’il nous reste, c’est notre devoir envers vous qui avez eu confiance en
nous, qui nous avez jugés digne d’accueillir cette réunion ici, de procéder à
ces échanges, et qui nous avez invités.
Je ne peux pas penser que je vous aide, ni de quelle
forme je peux le faire. C’est vous qui nous aidez et qui aidez le monde.
C’est notre métier. De nombreux religieux sont
présents dans la salle, et ils savent quel est leur devoir, quel est leur
fonction. Il y a des médecins, des professions libérales, et chacun sait quelle
est sa tâche. Et nous, nous savons
quelle est la nôtre. Tout ce que je peux, c’est échanger avec vous. Ce que
nous pouvons faire, c’est nous entraider (applaudissements).
Avez-vous d’autres questions, presse, membres de la délégation ?
Un délégué
russe. Cher monsieur Fidel Castro,
jusqu’à quand durera l’occupation de l’Iraq ?
Voilà cinq minutes, vous avez dit que vous faites
parfois des erreurs. Lesquelles avez-vous faites à la tête du gouvernement cubain ?
Fidel
Castro. Accueillir cette réunion et
me soumettre à vos questions ! (Rires.)
Une erreur parmi bien d’autres…
Combien de temps durera l’occupation de l’Iraq ? Je crois que la question est incorrecte : l’Iraq a été envahi, pas occupé. Tu veux savoir
sans doute quand ils partiront (applaudissements).
Tu crois qu’il est occupé ? N’y a-t-il pas là-bas un gouvernement, une
Assemblée ? Alors, pourquoi ne partent-ils pas ?
Ils s’en iront en
fait quand ils pourront. Pour l’instant, ils ne peuvent ni s’en aller ni rester.
Alors ils vous parlent du jeu entre les sunnites et les chiites, d’un
gouvernement. Oui, ils s’en iront quand ils pourront. Les envahisseurs ne s’en
vont pas quand ils veulent, mais quand ils peuvent. Ils savent quand ils peuvent
envahir, pas quand ni comment ils peuvent se retirer.
Ils sont entrés au
Vietnam à un moment donné, et après ça leur a coûté beaucoup de travail,
beaucoup de temps, et cinquante mille vies. Les quotas que la société étasunienne leur avait permis à l’époque
étaient cinquante mille. Je me demande si celle d’aujourd’hui leur permettra
même des quotas de cinq mille, ce qui doit être sans doute le plafond qu’elle
tolérera. Et les quotas basés sur les aventures, sur les mensonges et la
duperie diminueront de plus en plus.
Le hic, c’est qu’ils devraient se retirer dès
maintenant, mais qu’ils ne le peuvent pas. Et ils sont en train de voir comment
ils s’arrangent pour le faire.
La vraie question est donc :
quand pourront-ils se retirer ? Eh bien, ça dépendra du peuple étasunien
et de la crise économique et du déficit budgétaire de presque 500 milliards de
dollars et du déficit commercial de presque autant, soit un billion au total.
Combien d’années d’affilée vont-ils pouvoir supporter ce déficit d’un billion
de dollars ? Et comment vont-ils se retirer de
là-bas ? Pensent-ils pouvoir liquider la culture ? Ils exploitent les contradictions
religieuses, les contradictions nationales, et la situation est compliquée : les Kurdes au Nord, les sunnites au
centre, les chiites au Sud, des chrétiens orthodoxes ailleurs, l’Iran qu’ils
veulent détruire ou envahir et dont ils veulent récupérer les ressources. Mais
ce n’est pas un Iran méprisés par les chiites du sud de l’Iraq qui ont été
réprimés pendant un certain temps.
C’est une histoire connue. En tout cas, moi, je la connais pas mal, parce que
quand la guerre a éclaté entre l’Iraq et l’Iran, Cuba était présidente du
Mouvement des pays non alignés qui nous a chargé de favoriser la paix entre les
deux pays. Je sais tout ce qu’il s’est passé là-bas.
L’Iraq avait des relations avec de nombreux pays, il
investissait correctement l’argent du pétrole jusqu’au jour où cette
malheureuse guerre avec l’Iran a éclaté. C’est tout ce que je peux dire à ce
sujet. J’ai une opinion très claire là-dessus. L’Iraq était un pays influent
qui a commis ensuite de lourdes erreurs.
Cuba aussi était contraire à l’occupation du Koweït
et elle l’a condamnée à l’ONU, mais nous avons fait aussi de gros efforts pour
persuader le gouvernement de renoncer à ça, pour lui faire comprendre que la
preuve de courage était d’abandonner et de rectifier cette erreur, que cela
allait donner l’occasion au gouvernement étasunien d’organiser autour de lui et
de l’OTAN une grande coalition des pays arabes, musulmans et européens. Nous
lui avons dit : « Rectifiez à temps. »
Il existe dans les archives russes des copies de
documents qui en témoignent, et aussi
dans les archives étasuniennes, au département d’Etat, bien entendu, parce que
Nous avions des relations avec l’Iraq, nous y avions
même des services médicaux, des médecins cubains sur place. Si bien que
certaines des choses qui ont précédé la page tragique actuelle, nous les avions
vues et nous en avions même prévu les conséquences, comme le prouvent les
documents.
Cette invasion inopportune a servi, pareil que la
destruction des tours jumelles, à la politique belliciste et anachronique de
l’impérialisme.
Je me rappelle avoir conversé en Malaisie, à une
réunion des Non-alignés, avec le vice-président iraquien. A ce moment-là, nos
relations avec l’Iraq s’étaient dégradées parce que nous n’avions pas été
d’accord avec l’occupation du Koweït, et le gouvernement iraquien n’était pas
du tout content que je me sois aussi réuni à une autre conférence,
interparlementaire cette fois, avec la délégation koweïtienne.
Les Iraquiens parlaient beaucoup de la quantité
d’enfants qui mouraient, et je leur ai dit :
« Pourquoi ne faisons-nous pas quelque chose pour éviter que ces enfants
meurent ? Dites-nous combien il vous faut de médecins. On peut faire un
plan pour éviter qu’ils meurent. » Et c’est vrai que les enfants
mouraient.
Nous, ici, nous avons eu une Période spéciale, nous
avons toujours un blocus, des tas de choses, mais jamais aucun enfant n’est
mort à cause de ça. Les adultes, les parents meurent avant que ne meurent les
enfants.
J’ai dit aux Iraquiens à cette réunion-là : « Rien de ça ne se justifie. Pourquoi ne
faites-vous pas la paix avec le Koweït ? Cherchez
la paix. »
Bien des gens, des pays arabes parmi ceux qui avaient
été en guerre voulaient rectifier, voulaient chercher la paix, mais les
Iraquiens restaient intransigeants. En Malaisie, j’ai dit au vice-président : « Le gouvernement étasunien veut vous
faire la guerre, il est évident qu’il va vous la déclarer et il ne le cache
pas. Ne lui donnez donc pas ce prétexte, ne l’aidez pas à faire la
guerre. » Je lui ai dit : « Ecoutez
donc, si les Etats-Unis vous disent que vos missiles ont une portée de
cinquante kilomètres de trop et qu’elle ne doit pas dépasser
La fois antérieure, lors de l’invasion du Koweït, le
gouvernement iraquien avait affirmé : « Cela
va être la mère de toutes les guerres. » Et je lui avais dit à l’époque : « Attention, il va se passer ceci et
cela, et encore ceci et cela… Vous n’êtes pas le Vietnam. Le Vietnam disposait
de soutien, des jungles, pouvait faire une guerre irrégulière, ce n’était pas
le désert comme vous, il avait le soutien de
Ce qui semblait
une chose très simple au gouvernement étasunien est devenu un très lourd
casse-tête. Il s’est cassé le nez et les dents. De nombreux Etasuniens s’en
rendent compte. Evidemment, ce n’est pas pareil quand vous arrivez que
maintenant. Beaucoup de gens se sont mis à penser là-bas. Il ne s’agit pas
d’appuyer sur un bouton ou sur une gâchette, parce que pour ça il vous faut de
deux cents à trois cents personnes décidées à le faire. Les militaires
eux-mêmes, qui sont des professionnels, cherchent des solutions, parce qu’ils
savent ce que ça coûte en vies, en prestige. Le discrédit pour les USA a été terrible.
Même moi, j’ai été surpris par les événements !
Quels
naïfs nous avons été ! Je sais comment est le gouvernement des Etats-Unis,
je sais qu’il n’a absolument aucun scrupule, mais je n’aurais jamais supposé
qu’il allait torturer des prisonniers, qu’au moins il ne ferait pas une chose
pareille, qu’il ne serait pas assez crétin pour recourir par plaisir à ces
procédés sadiques de tortures physiques et de tortures mentales. Quelle honte ! C’est répugnant ! Et pas à un seul endroit…
Je n’aurais jamais supposé que la base navale de
Guantánamo, un territoire cubain qu’ils occupent de force, serait convertie un
jour en un centre de tortures. Quelles tortures sadiques !
Non, je ne l’aurais pas imaginé. Je pensais que cette civilisation de barbares,
que ce gouvernement capable de larguer des bombes atomiques, de tout bombarder
ne serait tout de même pas assez idiot pour torturer des êtres humains, quels
qu’ils soient.
Nous avons eu
affaire, nous aussi, à des criminels ayant assassiné des compagnons à nous. Et
pourtant, nous ne les avons jamais touchés, quels qu’ils soient. Je suis prêt à
donner tout l’argent de ce pays – ce n’est pas énorme, mais c’est quand même
quelque chose – à celui qui pourra me prouver qu’on a touché ici à un
prisonnier, même du pire acabit, aux auteurs des pires crimes, des plus graves
actes de terrorisme contre notre pays !
Nous avons fait
des prisonniers. Ceux de Playa Girón,
par exemple, les mercenaires qui nous ont envahis, qui ont débarqué à la suite
de bombardements, qui ont tué des femmes et des enfants. Nous les avons fait
prisonniers au terme de ce combat acharné qui a duré soixante-huit heures
d’affilée, sans trêve ni de jour ni de nuit, parce que les marines à bord de l’escadre étasunienne qui patrouillait tout près
attendaient pour débarquer. Et ce n’est pas quelqu’un qui en a entendu parler
qui vous le raconte ; non, j’étais là, sur place,
à mon habitude. Je ne me suis jamais mis dans un refuge ou un abri, ce n’est
pas mon habitude, ma mentalité, ma manière de faire. J’étais donc sur place au
petit matin quand la marine étasunienne a simulé un débarquement au nord de la
province de Pinar del Río, aux abords de la capitale. Nous nous disions : « Comment ça, un
débarquement ! » « Oui, un débarquement ! »
« Débarquement par Cabañas vérifié ! »
C’est exactement ce qu’on m’avait dit à peine vingt-quatre heures plus tôt,
quand on m’avait réveillé avec cette nouvelle :
« Débarquement à Playa Larga, une de nos escouades a heurté
l’ennemi. »
Après le largage des paras ennemis, j’ai eu la
conviction absolue que c’était bien là la direction de l’attaque principale. Nous
étions là, l’ennemi avait repoussé une attaque de nos blindés, nous en
préparions une autre d’un autre côté, nous allions surgir sur leur
arrière-garde, à Playa Larga et à Playa Girón, par les deux côtés. Et j’étais
là en train d’attendre un bataillon de chars. Et notre artillerie tirait
dur. Nous aurions peut-être pu atteindre Playa Girón avant le petit matin. Les
Yankees ont fait une manœuvre. L’autoroute actuelle n’existait même pas. Nos transmissions étaient très mal organisées, à
l’échelle de bataillons, mais pas à l’échelle d’armée ou de corps d’armée, ni
de divisions ni même de brigades. A notre époque de guérilleros, nous n’avions
pas de bataillons ni de blindés ni d’artillerie ni de DCA ni de canons de 130
ou d’obusiers de 122. Dans les montagnes,
nous n’avions rien de tout ça. Et tous ces combats contre les
mercenaires se sont déroulés face à l’escadre étasunienne.
Et pourtant, aucun prisonnier n’a été fusillé, aucun
n’a même reçu un coup de crosse. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Que les idées de
Ce qui veut dire que je connais bien ces gens-là et
leur gouvernement. Mais je n’avais imaginé qu’ils seraient capables de torturer
des prisonniers à Guantanamo ou à Abou Ghraib. Je les croyais un peu plus
sensés, assez intelligents pour ne pas faire ce genre de choses. Ni la haine et
l’indignation ne peuvent justifier ce qu’ils ont fait. Nous avons fait prisonniers
bien souvent des terroristes, des mercenaires, des traîtres, et nous n’avons
jamais exercé des sévices contre eux.
Donc, pour en revenir à votre question, ils se
retireront quand ils le pourront, quand le coût moral et politique sera le plus
bas possible. Mais nul ne sait quand ce sera. Au mieux, un beau jour, le peuple
étasunien décidera que les troupes doivent se retirer de ce pays, quel que soit
le président à
Donne donc la parole à quelqu’un d’autre. Si tu clos
la séance, tu risques de devenir impopulaire (applaudissements). Deux ou trois de plus, vite. Et je tâcherai d’être bref.
Vladimir I.
Yakounine. Je crois que nous avons
violé toutes les lois du travail. Je demande aux participants de baisser la
main. Il existe une maxime qui dit qu’il faut savoir se retirer à temps. Je
pense que nous devons remercier le président du Conseil d’Etat et du Conseil
des ministres pour le temps qu’il nous a consacré (applaudissements).
Fidel
Castro. Allez savoir si nous nous ne
verrons pas là-bas. Mais vous ne m’avez pas invité à la réunion, et je ne sais
pas si on me délivrera un visa (rires).
Quand est la réunion, quel mois ?
Vladimir I.
Yakounine. Du 3 au 7 octobre.
Fidel
Castro. De cette année-ci ?
Vladimir I.
Yakounine. Oui, monsieur.
Fidel Castro. Où ?
Vladimir I. Yakounine. A Rhodes, en Grèce.
Fidel
Castro. Il y aura des invités ?
Vladimir I.
Yakounine. Oui, bien entendu.
Fidel
Castro. Et quelles sont les
conditions requises pour… ?
Vladimir I.
Yakounine. Que vous veniez, pas
plus.
Fidel
Castro. Non, non, je ne veux pas
m’engager, parce que je ne sais dans quoi je serais plongé alors et je ne veux
pas faire de promesses…
Vladimir I.
Yakounine. Vous préférez y penser
peut-être.
Fidel
Castro. Oui, c’est ça, je vais y
penser, sûr (applaudissements). Je
vous remercie de votre patience.
Vive la paix !
Vive le dialogue entre les civilisations !
(Applaudissements.)