RÉFLEXIONS DE FIDEL CASTRO
Les fondements de la machine à
tuer
Ceux qui constituèrent la nation étasunienne ne pouvaient imaginer que
ce qu’ils proclamaient à l’époque portait, comme n’importe quelle autre société
historique, les germes de sa propre transformation.
L’attrayante Déclaration d’indépendance de 1776, dont on a fêté mercredi
dernier le deux cent trente et unième anniversaire, affirmait quelque chose qui
a, d’une manière ou d’une autre, séduit beaucoup d’entre nous : « Nous tenons pour évidentes pour
elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont
doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits
se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements
sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir
émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu'une forme de
gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer
ou de l'abolir et d'établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les
principes et en l'organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à
lui donner la sûreté et le bonheur. »
C’était là le fruit de l’influence des meilleurs penseurs et philosophes
d’une Europe ployant sous le féodalisme, les privilèges de l’aristocratie et
les monarchies absolues.
Jean-Jacques Rousseau affirmait dans son Du Contrat social : « Le plus fort n'est jamais assez
fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et
l'obéissance en devoir. […] La force est une puissance physique ; je ne vois
point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte
de nécessité, non de volonté ; […] Renoncer à sa liberté c'est renoncer à sa
qualité d'homme, aux droits de l'humanité, même à ses devoirs. Il n'y a nul
dédommagement possible pour quiconque renonce à tout. »
Des formes d’esclavage aussi atroces que dans l’Antiquité perduraient
dans les Treize Colonies devenues indépendantes. Des hommes et des femmes étaient
vendus à l’encan. La nation émergeait avec sa religion et sa culture à soi.
L’étincelle qui mit le feu à la rébellion fut la taxe sur le thé.
Sur ces terres infinies, les esclaves continuèrent de l’être durant
presque cent ans, et leurs descendants en souffrent encore les séquelles deux
cents ans après. Il y existait des communautés indigènes qui étaient les
populations naturelles légitimes, des forêts, de l’eau, des lacs, des troupeaux
de millions de bisons, des espèces naturelles d’animaux et de plantes, des
aliments variés et abondants. On ne connaissait pas encore les hydrocarbures ni
les énormes gaspillages d’énergie de la société actuelle.
Cette même déclaration de principes, proclamée dans les pays que couvre
le désert du Sahara, n’aurait pas créé un paradis d’immigrants européens. Il
faudrait parler aujourd’hui des immigrants des pays pauvres qui franchissent ou
tentent de franchir chaque année par millions les frontières des Etats-Unis en
quête de travail et n’ont même pas droit de voir reconnue la paternité de leurs
enfants si ceux-ci y naissent.
Pouvons-nous ignorer les guerres de pillages et les boucheries qu’on
impose aux peuples pauvres qui constituent les trois-quarts de la population de
la planète ? Non ! Elles sont tout à fait caractéristiques du monde
actuel et d’un système qui ne peut se soutenir différemment. On conduit
l’espèce humaine au bord de l’abîme à un coût politique, économique et
scientifique énorme.
Je ne me propose pas de réitérer des concepts émis dans d’autres
Réflexions. Je me propose, partant de faits simples, de démontrer l’énorme
hypocrisie et la carence d’éthique absolue qui caractérisent les actions,
chaotiques par nature, de l’administration étasunienne.
Dans «
Dans les premiers temps de
C’est des bureaux de l’INRA que j’ai écouté, le 4 mars 1960, l’explosion
assourdissante du
On sait que tout fut préparé minutieusement par l’Agence centrale de
renseignement depuis le port d’embarquement. Le cargo était passé par Le Havre,
Hambourg et Anvers. C’est dans ce dernier port, en Belgique, que les grenades
furent chargées. Plusieurs hommes d’équipage français moururent aussi dans les
explosions.
Pourquoi, au nom de la liberté d’expression, n’a-t-on toujours pas
déclassifié un seul document qui permette de savoir comment, voilà déjà presque
un demi-siècle,
A quoi me consacrai-je dans les journées fébriles qui précédèrent
l’attaque de Playa Girón ?
Le premier grand « nettoyage » de l’Escambray eut lieu dans
les derniers mois de 1960 et dans les premiers de 1961. Plus de cinquante mille
hommes, provenant tous des anciennes provinces de
Un torrent d’armes coulait vers Cuba à bord de cargos soviétiques qui
n’explosaient pas, eux, dans nos ports. Nous avions justement tenté, mais en
vain, d’en acheter ailleurs, afin de ne pas donner aux Etats-Unis le prétexte
dont ils s’étaient servis auparavant pour attaquer le Guatemala, ce qui coûta
au fil des années à ce pays plus de cent mille victimes, entre morts et
disparus.
Nous achetâmes en Tchécoslovaquie des armes légères et des batteries
antiaériennes à double canon de
Si nous avions suivi les méthodes traditionnelles, nous aurions mis au
moins un an à former le personnel nécessaire au maniement de ces armes. Nous le
fîmes en quelques semaines. Nous consacrions pratiquement tout notre temps à
cette tâche fondamentale, presque deux ans après la victoire de
Nous savions que l’attaque était imminente, mais nous ne savions pas quand
ni où elle se produirait. Tous les points d’accès éventuels étaient défendus ou
surveillés. Chaque chef à sa place : Raúl dans l’Est, Almeida au Centre,
le Che en Pinar del Río. Mon P.C. était dans la capitale, une veille demeure
bourgeoise adaptée à ces fins, sur la rive droite la plus élevée de
l’Almendares, tout près de l’embouchure.
Il faisait déjà jour, le
Nous avions aussi appris le 14 au soir qu’un de nos trois chasseurs à
réaction, un appareil d’entraînement mais capable de combattre, avait été
abattu au cours d’un vol d’exploration au-dessus de la zone de débarquement
éventuelle, sans doute par une action yankee depuis la base navale de
Guantánamo ou d’un autre point maritime ou aérien. Nous ne possédions pas de
radars pour déterminer ce qu’il s’était passé exactement. C’est ainsi que
mourut Orestes Acosta, un pilote révolutionnaire émérite.
De mon P.C., je pus voir comment les B-26 volaient presque en rase-mottes
et entendre quelques secondes après les premières roquettes s’abattre par
surprise sur nos jeunes artilleurs qui s’entraînaient en grand nombre à la base
aérienne de Ciudad Libertad. La riposte de ces vaillants fut presque
instantanée.
Par ailleurs, je n’ai plus maintenant aucun doute que Juan Orta fut un
traître. Les renseignements pertinents sur sa vie et sa conduite se trouvent là
où ils doivent se trouver : dans les archives du département de
Orta avait reçu les cachets empoisonnés que Giancana et Santos
Trafficante avaient proposés à Maheu. La conversation de ce dernier avec
Rosselli, qui devait servir de contact avec la mafia, se déroula le
14 septembre 1960, quelques mois avant l’élection et l’entrée de Kennedy à
Le traître Orta n’avait pas de mérites particuliers. Nous avions échangé
de la correspondance quand nous cherchions l’appui des émigrés et des exilés
aux Etats-Unis. On l’appréciait pour sa qualification apparente et sa
serviabilité. Pour cela, oui, il avait une habileté spéciale. Après la victoire
de
Il avait touché de l’argent de la mafia censément pour avoir contribué à
faire rouvrir les casinos et les maisons de jeu. Il n’eut rien à voir avec
cette mesure. C’est moi-même qui pris cette décision : en effet, l’ordre
de fermeture, donné sans consultation et en franc-tireur par Urrutia, avait
provoqué le chaos et les protestations de milliers de travailleurs du tourisme
et du commerce, alors que le chômage était déjà très élevé.
Mais quand on lui fournit le poison, Orta, contrairement aux premiers
temps, avait très peu de possibilités d’entrer en contact avec moi. J’étais
totalement attelé aux tâches dont j’ai parlé plus haut.
Sans rien dire à personne des plans ennemis, le 13 avril 1961, deux
jours avant le bombardement de nos bases aériennes, Orta demanda l’asile à
l’ambassade vénézuélienne que Rómulo Betancourt avait mise inconditionnellement
au service de Washington. Les nombreux contre-révolutionnaires qui s’y
réfugièrent ne reçurent toutefois le sauf-conduit que lorsque les brutales
agressions armées des Etats-Unis contre Cuba commencèrent à faiblir.
J’avais déjà dû me dépêtrer à Mexico de la trahison de Rafael del Pino
Siero qui, après avoir déserté deux jours à peine avant notre départ pour Cuba
– dont il ignorait la date exacte – avait vendu à Batista, pour trente mille dollars,
des secrets importants relatifs à une partie des armes et au bateau qui nous
transporterait. Faisant preuve d’une astuce raffinée, il avait divisé
l’information pour gagner la confiance et garantir l’accomplissement de chaque
partie du plan. Il devait toucher d’abord quelques milliers de dollars pour
révéler la cachette de deux dépôts d’armes. Une semaine après, il devait livrer
le secret le plus important : le nom du bateau qui nous conduirait à Cuba
et le point d’embarquement. On pouvait donc nous capturer tous en même temps
que les autres armes, mais on devait lui verser avant la totalité de l’argent.
Un expert yankee a sûrement dû lui donner des conseils.
Malgré cette trahison, nous sommes partis du Mexique sur le yacht Granma à la date prévue. Des gens qui
nous appuyaient croyaient que del Pino ne trahirait jamais, que sa désertion
était due à son refus de la discipline et de l’entraînement que j’exigeais de
lui. Je ne dirai pas comment j’appris l’opération qu’il avait tramée avec
Batista, mais je le sus avec précision et je pris les mesures pertinentes pour
protéger le personnel et les armes en transit vers Tuxpan, notre point de
départ. Cette précieuse information ne me coûta pas un centime.
A la fin de la dernière offensive de la tyrannie contre
Evaristo Venereo rentra
ensuite à Cuba. Il avait reçu la
mission de m’assassiner quand nos forces avançaient déjà sur Santiago de Cuba,
Holguín, Las Villas et l’Ouest. Nous l’avons appris ensuite en détail quand
nous avons saisi les archives du Service de renseignements militaires. Tout y
est bien documenté.
J’ai survécu à de nombreux plans d’assassinat. Seuls le hasard et
l’habitude d’observer soigneusement chaque détail ont permis à tous ceux qui
furent ensuite connus comme les chefs de
Nous étions en embuscade à un endroit bien choisi, dans l’attente de
l’ennemi parce que nous nous étions rendus compte du mouvement qu’il allait
opérer ce jour-là. Notre attention s’était relâchée durant quelques minutes à
peine en voyant arriver deux hommes du groupe que nous avions dépêchés comme
explorateurs quelques heures avant de prendre la décision de nous déplacer, mais
qui revenaient sans la moindre nouvelle.
Eutimio Guerra guidait l’ennemi, vêtu d’une guayabera blanche, la seule chose qu’on voyait dans la forêt des
Hauts d’Espinosa où nous l’attendions. Batista avait déjà élaboré la nouvelle
de la liquidation de notre groupe et convoqué la presse. Victimes d’un excès de
confiance, nous avions sous-estimé en fait l’ennemi qui tirait parti des
faiblesses humaines. Nous étions alors environ vingt-deux hommes bien aguerris
et triés sur le volet. Ramiro, blessé à la jambe, se remettait loin de nous.
La colonne de plus de trois cents hommes qui avançaient en file indienne
sur ce théâtre escarpé et boisé échappa ce jour-là d’un coup dur grâce au
mouvement que nous fîmes au dernier moment.
Comment cette machine a-t-elle
fonctionné contre
Je me suis rendu aux Etats-Unis, invité par le Club de la presse de
Washington, dès avril 1959. Nixon daigna me recevoir dans son bureau privé. Il
a affirmé ensuite que j’étais un ignorant en économie.
J’en étais si conscient que je préparais trois licences universitaires à
la fois pour pouvoir décrocher une bourse qui me permette de faire des études
d’économie à Harvard. J’avais déjà passé tous les examens de droit, de droit
diplomatique et de sciences sociales, et il ne me restait plus qu’à me
présenter aux examens d’histoire des doctrines sociales et d’histoire des
doctrines politiques. J’avais bûché sérieusement – aucun autre étudiant n’avait
fait cet effort cette année-là – et la voie était dégagée. Mais les événements
se précipitèrent à Cuba et je compris qu’il n’était plus temps de recevoir une
bourse et de faire des études d’économie.
Je m’étais rendu à Harvard fin 1948. De retour à New York, j’avais
acheté Le Capital en anglais pour
étudier l’œuvre maîtresse de Marx et, en
passant, pour mieux maîtriser cette langue. Je n’étais pas un militant
clandestin du parti communiste, comme le pensait Nixon, avec son regard rusé et
fouineur. Ce que je puis assurer – et je l’ai découvert à l’université – c’est
que j’ai d’abord été un communiste utopique, et ensuite un socialiste radical,
et ce à partir de mes analyses et de mes études, prêt à lutter selon une
stratégie et une tactique adéquates.
Face à Nixon, ma seule réticence était d’avoir à exposer franchement ma
pensée à un vice-président et probable futur président des Etats-Unis, expert
en conceptions économiques et en méthodes de gouvernement impériales auxquels
je ne croyais plus depuis belle lurette.
Quelle a été l’essence de cet entretien qui a duré des heures, selon ce
que raconte l’auteur du mémorandum déclassé où il en parle ? Je n’en ai
plus que des souvenirs. Je choisis les paragraphes de ce mémorandum qui
explique le mieux, à mon avis, les idées de Nixon.
Castro redoutait en particulier d’avoir irrité le
sénateur Smathers par ses commentaires à son sujet. Je l’ai rassuré au début de
l’entretien en lui disant que « Meet the Press » était l’un des
programmes les plus difficiles auxquels un fonctionnaire public pouvait
participer et qu’il s’en était extrêmement bien sorti, d’autant qu’il avait eu
eu le courage de parler anglais sans passer par un interprète.
En ce qui concerne sa visite aux Etats-Unis, il est
aussi évident que son intérêt principal « n’était pas d’obtenir un
changement dans les quotas sucriers ou un prêt du gouvernement, mais de gagner
le soutien de l’opinion publique à sa politique.
C’est sa soumission presque aveugle à l’opinion
prédominante de la majorité – la voix de la foule – plus que son attitude naïve
envers le communisme et son incompréhension évidente des principes économiques
les plus élémentaires qui m’a inquiété le plus quand j’ai dû évaluer quel genre
de leader il serait à la longue. Voilà pourquoi j’ai passé le plus clair de mon
temps à insister sur le fait qu’il avait de grands dons de leader, mais que la
responsabilité d’un leader était, non de toujours suivre l’opinion publique,
mais de l’aider à se diriger sur la bonne voie, non de donner aux gens ce
qu’ils souhaitent à un moment de tension émotionnelle, mais de leur faire souhaiter
ce qu’ils devraient avoir.
Je me suis efforcé à mon tour de lui faire comprendre
que, même si nous croyons au gouvernement de la majorité, celle-ci peut être
tyrannique et qu’elle ne devrait jamais avoir le pouvoir de détruire certains
droits individuels.
Franchement, je ne pense pas avoir fait grosse impression sur lui, mais il m’a écouté
en tout cas et il semblait réceptif. Je me suis efforcé de lui présenter une
idée essentielle : sa place dans l’histoire serait déterminée par le
courage et les qualités d’homme d’Etat dont il ferait preuve maintenant. J’ai
insisté sur le fait que le plus facile serait de suivre la foule, mais que
faire les choses correctes serait en fin de compte meilleur pour elle et, bien
entendu, pour lui aussi. Comme je l’ai déjà dit, il s’est montré incroyablement
naïf au sujet de la menace communiste et ne semblait absolument pas redouter
que les communistes puissent éventuellement s’emparer du pouvoir à Cuba.
Dans nos discussions sur le communisme, j’ai de
nouveau tenté d’argumenter au mieux de ses intérêts et de signaler que la
révolution qu’il avait dirigée pourrait se retourner contre lui et le peuple
cubain s’il ne conservait pas le contrôle de la situation et s’il ne s’assurait
pas que les communistes n’occupent pas des positions de pouvoir et d’influence.
Sur ce point, je ne crois pas avoir obtenu grand-chose.
J’ai insisté autant que j’ai pu sur la nécessité pour
lui de déléguer des responsabilités, mais là encore je ne crois pas m’être fait
comprendre.
Tout en manifestant un intérêt de pure forme pour des
institutions comme la liberté d’expression, de presse et de religion, il était
évident que sa préoccupation fondamentale était de développer des programmes de
progrès économique. Il n’a cessé de répéter qu’un homme qui travaillait dans
les plantations de canne à sucre durant trois mois de l’année et avait faim le
reste du temps voulait du travail, de quoi manger, de quoi se loger et de quoi se vêtir.
Il a affirmé que les Etats-Unis faisaient une grande
stupidité en livrant des armes à Cuba ou
n’importe quel autre pays des Caraïbes. Il a dit : « Tout le
monde sait que nos pays ne seront pas en condition de participer à la défense
de ce continent en cas de guerre mondiale. Les armes qu’obtiennent les
gouvernements de ce continent ne servent qu’à réprimer le peuple, comme Batista
l’a fait pour combattre
Nous avons longuement discuté des moyens que Cuba
pourrait utiliser pour obtenir les capitaux d’investissements nécessaires à son
développement économique. Il a insisté sur le fait que ce dont Cuba avait
besoin pour l’essentiel et ce qu’il voulait, lui, ce n’était pas des capitaux
privés, mais des capitaux publics. »
Je parlais, moi, de capitaux du gouvernement cubain. Nixon reconnaît lui-même que je n’ai pas
demandé de ressources à son gouvernement. Il confond un peu et affirme :
« …que les capitaux publics étaient limités à
cause des nombreuses demandes qu’on nous en faisait et des problèmes
budgétaires que nous rencontrions pour l’instant. »
Il est évident que je lui ai expliqué, puisqu’il signale aussitôt :
« …que les pays d’Amérique et du reste du monde
rivalisaient pour obtenir des capitaux et que ceux-ci ne se dirigeraient pas
vers un pays au sujet duquel il existerait de fortes craintes qu’il n’adopte
des politiques discriminatoires envers les entreprises privées.
Là encore, je doute d’avoir obtenu grand-chose.
J’ai tenté, en y mettant beaucoup de tact, de
suggérer à Castro que Muñoz Marín avait fait un travail remarquable à Porto
Rico pour attirer des capitaux privés et pour élever en général le niveau de
vie de son peuple, et qu’il pourrait très bien y envoyer un de ses principaux
conseillers économiques pour s’entretenir avec lui. Cette suggestion ne l’a
guère enthousiasmé, et il a signalé que le peuple cubain était « très
nationaliste » et qu’il verrait d’un mauvais œil tout programme
engagé avec un pays considéré comme une « colonie » des
Etats-Unis.
Je suis enclin à penser que la vraie raison de son
attitude est qu’il n’est pas d’accord avec Muñoz Marín, défenseur décidé de
l’entreprise privée, et qu’il n’accepte aucun conseil qui le détournerait de
son objectif : diriger Cuba vers
une économie plus socialiste.
« Vous ne devriez pas tant parler aux Etats-Unis
de vos craintes de ce que les communistes pourraient faire à Cuba ou dans
d’autres pays d’Amérique latine, d’Asie ou d’Afrique. »
J’ai tenté de situer notre attitude envers le
communisme dans son contexte, en signalant que le communisme n’était pas qu’une
simple idée, et que ses agents étaient dangereusement efficaces dans l’art de
s’emparer du pouvoir et d’établir des dictatures.
Il est d’ailleurs symptomatique qu’il n’ait posé
aucune question sur les quotas sucriers ni même mentionné spécifiquement l’aide
économique.
Mon impression sur lui, en tant que personne, est
mitigée. La seule chose dont nous puissions être sûrs, c’est qu’il possède ces
qualités indéfinissables qui font les meneurs d’hommes. Quoi que nous puissions
penser de lui, il sera un facteur
important dans le développement de Cuba et, très probablement, dans les
questions latino-américaines en général. Il semble être sincère, mais il est
soit incroyablement naïf en matière de communisme, soit d’obédience communiste.
Mais, étant donné qu’il possède cette faculté de
meneur à laquelle j’ai fait référence, nous n’avons pas d’autres solutions que
de tâcher de l’orienter au moins sur la bonne voie.
Voilà comment conclut son mémorandum confidentiel à La Maison Blanche.
Quand Nixon se mettait à parler, il n’y avait pas moyen de l’arrêter. Il
était habitué à sermonner les présidents latino-américains. Il n’apportait pas
de notes de ce qu’il pensait dire, ni n’en prenait de ce qu’il disait. Il
répondait à des questions qu’on ne lui posait pas. Il introduisait des thèmes
uniquement à partir des opinions préalables qu’il se faisait de son
interlocuteur. Même un écolier du primaire n’aurait jamais pensé recevoir tant
de leçons à la fois sur la démocratie, l’anticommunisme et d’autres matières de
l’art de gouverner. C’était un partisan fanatique du capitalisme développé et
de son droit naturel à dominer le monde. Il idéalisait le système. Il ne
concevait rien d’autre, et il n’y avait pas la moindre possibilité d’entrer en
communication avec lui.
La tuerie a débuté avec l’administration Eisenhower/Nixon. Sinon,
comment expliquer que Kissinger se soit exclamé que « le sang coulerait si
l’on savait par exemple que Robert Kennedy, Attorney
General, avait dirigé personnellement l’assassinat de Fidel
Castro » ? Mais, le sang avait
coulé avant, les Administrations qui ont succédé n'ont fait que suivre, sauf
quelques exceptions, la même politique.
J. C. King., chef de la division Hémisphère occidental [Amérique] de
Comme
Dans un projet de livre où il analyse en détail les documents déclassés,
Pedro Alvarez Tabío, directeur de l’Office des questions historiques du Conseil
d’Etat, écrit : « Jusqu’en 1993, les organes de la sécurité de l’Etat
cubain ont découvert et neutralisé un total de six cent vingt-sept complots
contre la vie de Fidel Castro. Ce total inclut aussi bien les plans entrés dans
une phase d’exécution concrète que ceux qui furent neutralisés au départ, ainsi
que d’autres tentatives révélées publiquement par les Etats-Unis eux-mêmes par
des moyens et pour des motifs différents. Il ne comprend pas un certain nombre
de cas qui n’ont pu être vérifiés, parce qu’on ne disposait que du témoignage
de quelques participants, ni, bien entendu, les plans postérieurs à
1993. »
Le colonel Jack Hawkins, chef des opérations paramilitaires de
« L’équipe paramilitaire a étudié la possibilité
d’organiser une force d’assaut plus considérable que la petite force d’urgence
prévue avant. Il était envisagé que
cette force débarquerait à Cuba après qu’une résistance effective, dont des
guérillas actives, eut été mise en marche. Il faut noter que les guérillas
ont opéré avec succès dans les montagnes de l’Escambray durant toute cette
période. Il était prévu que le débarquement de la force d’assaut, après
création d’une résistance étendue, précipiterait un soulèvement général et de
nombreuses désertions dans les forces armées de Castro qui contribueraient
matériellement à son renversement.
« La conception d’une force d’assaut amphibie et
aéroportée fut discutée par le Groupe spécial à ses réunions de novembre
décembre 1960. Le Groupe ne parvint pas à une conclusion définitive quant à
l’utilisation en dernier ressort de cette force, mais ne s’opposa pas à ce
qu’on continue de la développer à toute éventualité. Les représentants de
De quoi a informé Hawkins au sujet des « « résultats du
programme de résistance intérieure (septembre 1960-avril 1961) » ?
Rien moins que ce qui suit :
« a) Infiltration
d’agents paramilitaires. Soixante-dix agents paramilitaires entraînés, dont
dix-neuf radios, ont été infiltrés dans le pays cible. Dix-sept radios sont
parvenus à établir des circuits de communication avec le quartier général de
« b) Opérations
de largages aériens. Ces opérations n’ont pas eu de succès. Des 27 missions
entreprises, seules 4 ont atteint les résultats escomptés. Les pilotes cubains
ont vite prouvé qu’ils ne possédaient pas les aptitudes requises pour ce genre
d’opération. Le Groupe spécial a refusé d’autoriser l’engagement contractuel de
pilotes étasuniens pour ces missions, tout en autorisant qu’on puisse engager
d’autres pilotes à des fins éventuelles.
c) Opération de
livraisons maritimes. Ces opérations ont eu beaucoup de succès. Des bateaux
naviguant entre Miami et Cuba ont livré plus de quarante tonnes d’armes de
guerre, d’explosifs et d’équipements, et infiltré et exfiltré un grand nombre
de personnes. Certaines des armes fournies ont permis d’équiper en partie
quatre cents guérilleros qui ont opéré pendant un laps de temps considérable
dans les montagnes de l’Escambray, dans la province de Las Villas. Une grande partie des sabotages réalisés à
« d) Développement
de la guérilla. Les agents infiltrés à Cuba sont parvenus à développer une
vaste organisation clandestine qui s’est étendu de
« e) Sabotage.
« 1) Les actions de sabotage d’octobre 1960 au
15 avril 1961 ont été les suivantes :
« a)
Environ 3oo 000 tonnes de canne à sucre détruites dans 800 incendies séparés.
« b)
Environ 150 autres incendies, dont 42 séchoirs à tabac, 2 usines à papier, une
raffinerie de sucre, 2 laiteries, 4 magasins et 21 logements de communistes.
« c)
Environ 110 bombes, dont des bureaux du parti communiste, l’usine électrique de
«
d) Environ 200 charges explosives dans la province de
«
e) Déraillement de six trains, destruction d’une station et de câbles de
micro-ondes et de nombreux transformateurs.
«
f) Un raid commando par mer contre Santiago a interrompu la raffinerie pendant
une semaine. »
Voilà ce que l’on connaît à partir du rapport Hawkins. Tout le monde
comprend que deux cents charges explosives dans la principale province d’un
pays sous-développé qui vivait de la monoculture de la canne, un travail à demi
servile, et
des quotas sucriers obtenus parce qu’il avait été pendant deux siècles
un fournisseur sûr, mais dont les terres et les sucreries les plus productives
appartenaient à de grosses sociétés étasuniennes, constituent un acte de
tyrannie brutal contre le peuple cubain. Ajoutez-y les autres actions
réalisées.
Je m’arrête là. Pour aujourd’hui, ça suffit bien.
Fidel Castro Ruz
7 juillet 2007
15 h