LE DIALOGUE DES CIVILISATIONS
Introduction par l'Auteur
J’ai publié le 3 août dernier, sous le titre : Réflexions sur de dures mais évidentes réalités, un commentaire sur
les prérogatives du pouvoir et sur son influence sur les êtres humains, citant
aussi les raisonnements du général Léonide Ivachov, vice-président de
l’Académie des questions géopolitiques de Russie, ex-secrétaire du Conseil des
ministres de
L’analyse du général Ivachov, parue dans une dépêche de presse de
l’agence russe Ria Novosti du 24 juillet dernier, partait du fait que, selon
lui, la principale arme politique des Etats-Unis était la dictature économique,
financière, technologique et militaire qu’ils exercent dans l’arène mondiale
contemporaine.
Je ne vais pas reprendre l’argumentaire du général Ivachov, qui finit
par conclure que pour neutraliser ces visées d’hégémonie mondiale, il fallait
ériger des pôles de pouvoir alternatif. Je veux simplement attirer l’attention
sur l’une de ses principales assertions :
« Seule
une alliance de civilisations pourrait s’opposer à l’Empire étasunien : la
russe, dont l’orbite inclut
Ce concept d’ « alliance des civilisations », fondée sur la
primauté des idées, m’a remis en mémoire une réunion internationale tenue dans
notre pays en mars 2005 et intitulée : « Conférence mondiale sur le
dialogue des civilisations. L’Amérique latine au XXIe siècle :
universalité et originalité ».
Cette conférence, convoquée par le Conseil fondateur du Centre de la
gloire nationale russe et organisée par le ministère de
J’avais été invité à clore cette Conférence le
Compte tenu de leur longueur, je n’avais jamais eu le temps de réviser
mes propos et donc de les remettre à la presse. Stimulé par les affirmations du
général Ivachov et par sa référence à l’alliance des civilisations, j’ai relu
mon discours, m’étonnant du niveau où se situaient déjà nombre de mes idées et
de mes inquiétudes actuelles.
Voilà pourquoi j’ai demandé qu’il soit imprimé. Le plus important à se
rappeler, c’est que ces idées datent du
Fidel Castro Ruz
DISCOURS PRONNOCÉ À RIO DE
JANEIRO, À LA CONFÉRÉNCE DE NATIONS
UNIES SUR L'ENVIRONNEMENT ET LE DÉVELOPPEMENT, LE
Monsieur le Président du Brésil, Fernando Collor de Mello ;
Monsieur le Secrétaire général des Nations Unies, Butros Ghali ;
Excellences :
Une espèce biologique importante court le risque de disparaître, et ce,
à cause de la suppression rapide et progressive de ses conditions naturelles de
vie. Cette espèce, est l'homme.
Nous ne prenons conscience que maintenant du problème, lorsqu'il est
presque trop tard pour l'empêcher.
Il faut souligner, que ce sont les sociétés de consommation les responsables principales de l'atroce
destruction de l'environnement. Elles ont leurs origines dans les anciennes
métropoles coloniales et les politiques impériales, lesquelles du coup, ont
engendré le retard et la pauvreté, dont souffrent à présent l'immense majorité
de l'humanité. Elles consomment les deux
tiers de métaux et les trois quarts de l'énergie produits dans le monde, alors
qu'elles ne concentrent que 20 pour 100 de la population mondiale. Elles ont empoisonné les mers et les fleuves,
contaminé l'air, épuisé et percé la couche d'ozone ; elles ont saturé l'atmosphère
de gazes, qui modifient les conditions climatiques, dont nous commençons déjà à
subir les effets catastrophiques.
Les forêts disparaissent, les déserts s'étendent, des milliers de tonnes
de terre fertile chaque année se jettent dans la mer. De nombreuses espèces disparaissent. L'accroissement de la population et la
pauvreté, nous mènent à déployer des efforts désespérés pour survivre, même au
détriment de la nature. Les pays du
tiers monde ne peuvent pas en être responsables. Jadis colonies, nations exploitées
et pillées, aujourd'hui, par un ordre
économique mondial injuste.
Interdire le développement à ceux qui en ont plus besoin, ne peut pas
être la solution. En effet, tout ce qui favorise le sous-développement et
la pauvreté, constitue aujourd'hui une violation flagrante à l'écologie. Des dizaines d'hommes, de femmes, et d'enfants,
en meurent chaque année au tiers monde, plus qu'au cours de chacune de deux
guerres mondiales. L'échange inégal, le
protectionnisme et la dette extérieure, attaquent l'écologie et poussent la
destruction de l'environnement.
Si l'on veut épargner l'humanité de cette autodestruction, il faut mieux
distribuer les richesses et les technologies disponibles dans le monde. Moins de luxe et moins de gaspillage dans une
poignée de pays, afin qu'il y ait moins de pauvreté et moins de faim dans une
grande partie de la Terre. Il est
nécessaire de mettre fin au transfert au tiers monde, de mode de vies et d'habitudes de
consommation, qui ruinent l'environnement.
La vie humaine doit être plus rationnelle. Il est indispensable d'instaurer un
ordre économique international plus juste.
Les sciences doivent être mise au service du développement soutenu sans pollution. C'est la dette
écologique qui doit être payée et non la dette extérieure. C'est la faim qui
doit disparaître et non l'homme.
Puisque les dites menaces du communisme sont disparues, il n'y a plus de
prétextes pour la guerre froide, pour des courses aux armements, ni des
dépenses militaires. Qu'empêche-t-il
donc d'allouer, dans l'immédiat, ces ressources, pour promouvoir le
développement du tiers monde et lutter
contre la menace de destruction écologique de la Planète ?
Les égoïsmes doivent cesser, les hégémonismes doivent cesser, l'insensibilité,
l'irresponsabilité et le mensonge doivent cesser. Demain il sera trop tard pour faire ce qu'on
aurait du faire il y a longtemps.
Merci (Ovation)
ALLOCUTION PRONONCÉE, À LA
CLÔTURE DE ¨ LA CONFÉRENCE INTERNATIONALE DIALOGUE DES CIVILISATIONS.
L’AMÉRIQUE LATINE AU XXIe SIÈCLE : UNIVERSALITÉ ET ORIGINALITÉ ¨.
PALAIS DES CONGRÈS DE LA HAVANE. LE
Chers amis
Je parle de tous les invités, qu’ils viennent
d’autres pays ou de Cuba. Je dois vous avouer que le mot « étranger »
ne me plaît pas ; c’est un peu comme si je disais : « Chers
êtres étranges » en m’adressant à vous.
Sans doute ai-je
rarement eu l’occasion – qui est aussi un défi – de rencontrer un groupe comme
le vôtre. En fait, je devrais être un
devin pour savoir de quoi parler. J’ai la réputation de beaucoup parler, de
m’étendre parfois trop, ce qui n’est pas mon intention cet après-midi, même si
les intentions ne coïncident pas
toujours avec les résultats (rires)…
Je regrette de ne pas avoir participé à vos débats, ce qui m’aurait beaucoup
intéressé, mais j’ai eu en tout cas la chance de recevoir un résumé de vos
activités et des différentes interventions.
La première chose que
je tiens à faire, en tout cas, c’est féliciter
ceux qui ont eu l’initiative d’organiser une réunion comme celle-ci et
de la baptiser d’un nom aussi suggestif : dialogue des civilisations.
Si l’on ne connaissait
pas déjà quelques-unes de vos réunions ou le contenu de vos tâches, on pourrait
penser qu’il s’agit d’un groupe de gens désireux d’échanger des impressions
philosophiques ou d’employer son temps à des échanges et à des réflexions
intéressantes.
Je pense, d’après ce
que j’ai lu, que la teneur de votre dialogue est bien plus élevée et profonde
que ce qu’on pourrait imaginer à partir du titre. Vous avez vraiment participé,
me semble-t-il, à un dialogue que je ne sais trop comment qualifier : entre les civilisations ou pour les civilisations.
Il faudrait d’ailleurs
remonter au concept de « civilisation » et commencer par se poser la
question : que sont les civilisations ? Quand j’étais un gamin et que
j’allais à l’école – ce qui n’est pas si
vieux que ça (rires), il me semble
que c’était hier – j’entendais déjà parler des premiers concepts au sujet du
monde, de l’histoire, et l’on me disait que notre monde était civilisé, et que
les Européens étaient même venus ici sur ce continent pour nous apporter la
civilisation.
On disait aussi qu’ils
étaient partis en Afrique pour civiliser les Africains, et aussi vers le
Pacifique, et vers l’océan Indien pour civiliser les Indiens, les Indonésiens,
et un peu plus loin, jusqu’en Chine pour civiliser les Chinois.
Ce n’est pas d’hier que
nous avons tous entendu parler de ça. Quand j’étais gamin, j’entendais aussi
beaucoup parler de Marco Polo, de ses voyages en Chine. Et l’on sait qu’il
existait une civilisation chinoise depuis belle lurette, de même qu’il existait
une civilisation indienne, et une civilisation du côté de l’Euphrate, plusieurs
civilisations en Mésopotamie ; et tout ceci existait, ce qui est le plus
curieux, avant la civilisation grecque et la civilisation romaine, et avant la
civilisation européenne.
Un jour, au cours d’une
visite en Afrique du Sud, on m’a invité dans un village où l’on avait érigé une
statue à un enfant qui était mort durant une protestation contre l’apartheid.
Et je réfléchissais là : quand il existait déjà une civilisation en
Afrique, à plusieurs endroits d’Afrique, les tribus barbares erraient encore de
ci et de là en Europe.
Nous savons tous que
Jules César a tiré beaucoup de sa gloire en combattant avec ses légions les
tribus barbares allemandes et qu’après avoir dominé les tribus barbares
franques, il a conquis les Gaules – la fameuse guerre des Gaules – et qu’il est
même arrivé jusqu’aux îles qui sont maintenant
L’un des prétextes,
selon ce que j’ai lu chez l’un des chroniqueurs de l’époque, Bernal Díaz del
Castillo, c’est qu’il fallait les civiliser parce qu’ils faisaient des
sacrifices humains. Eh bien, s’il fallait civiliser tous les gens qui font des sacrifices humains, il y aurait
encore bien des gens à civiliser dans le monde !
Il faudrait civiliser,
je pense, ceux qui bombardent des villes, ceux qui terrorisent des millions
d’hommes, de femmes et d’enfants. Et qui parlent ensuite de pertes civiles. Des
pertes civiles, il y en a toujours dans les bombardements. Les Russes le savent
mieux que quiconque. Parce que les Russes ont connu les bombardements sur
Leningrad, les attaques surprise. Les Russes n’ont pas oublié ce 21 juin, quand
les troupes d’Adolf Hitler, utilisant des milliers et des milliers d’avions,
des centaines de divisions blindées parfaitement armées, des dizaines de
milliers de chars d’assaut et de canons, ont attaqué par surprise et sans
préavis ce « trou perdu » qu’était alors l’Union soviétique, et ces
divisions ont foncé à toute allure, certaines sur Leningrad, d’autres tout
droit sur Moscou et d’autres encore vers le Sud, sur Kiev.
Ceux d’entre nous qui
avons eu la possibilité de connaître et d’admirer les grandes prouesses du
peuple russe, nous savons à quelles terribles adversités il a dû faire face
soudainement, en quelques heures, alors que les soldats étaient en permission
dans cette fameuse citadelle de Brest-Litovsk qui s’est défendue ensuite si
courageusement et si héroïquement, malgré la surprise. Quand on étudie ces
événements, on constate quelque chose qui dit beaucoup des valeurs historiques
du peuple russe : alors que partout ailleurs, la nouvelle de chars ennemis
sur les arrières impliquait que les armées levaient les bras en l’air et
hissaient le drapeau blanc, les Russes, eux, ne se rendaient pas, les Russes ne
hissaient pas le drapeau blanc.
Et on se prend à
réfléchir : que se serait-il passé si ce peuple avait été mobilisé, si
l’armée russe et ses alliés avaient été en alerte de combat ? Nous autres,
un tout petit pays, une petite île à côté du puissant voisin, combien de fois
n’avons-nous pas dû prévoir des dangers et nous mettre en alerte de combat,
parce que nous sommes décidés à ce que jamais personne ne puisse nous
surprendre et nous attaquer à l’improviste ? Je ne vais pas fouiller dans
l’Histoire ni parler de responsabilités, mais le fait est que si le peuple
soviétique et ses forces armées avaient été mobilisés, je sais très bien où
aurait pris fin
Je ne sais combien de
livres on a publiés dans notre pays. Quand de graves dangers nous menaçaient,
nous recourrions même à la grande littérature héroïque des Russes. Et des
centaines de milliers d’exemplaires ont été édités pour inspirer à notre peuple
l’idée que quand un peuple lutte et résiste, il peut vaincre n’importe quelle
difficulté.
Je veux dire par là que
cet héroïsme des Russes n’a pas été pour nous quelque chose du genre d’héroïsme
au sujet duquel nous aurions lu, comme ceux de Numance et de Sagonte qui ont
lutté face aux troupes romaines jusqu’au dernier homme, jusqu’à l’extermination
de la population, mais que nous avons vécu ensemble une partie de cette
histoire, une partie difficile : vous, les Russes, vous l’aviez vécu
avant, et nous autres, nous l’avons
vécue ensuite, parce que nous avons été constamment menacés d’invasions.
Menacés non par l'île Caïmans, qui se trouve au sud de Cuba, qui mesure
quelques kilomètres carrés et qui doit avoir de 8 000 à 10 000
habitants, mais bel et bien par le pays qui fait huit, ou neuf ou dix millions
de kilomètres carrés, compte presque trois cent millions d’habitants et est la
puissance qui a prévalu ces soixante dernières années des points de vue
technique, économique et militaire, la superpuissance étasunienne. C’est un
gros danger.
Et nous nous inspirions
des exploits du peuple soviétique, je dois le dire sans crainte de prononcer ce
mot. Mais nous savons que l’âme de cette résistance, l’axe de cette résistance,
le centre de cette résistance, c’était le peuple russe, sans vouloir diminuer
en quoi que ce soit l’héroïsme des autres peuples qui se sont battus aux côtés
des Russes.
Retamar a parlé de
l’invasion de
Ce ne sont pas les
hommes qui font l’Histoire, c’est l’Histoire qui fait les hommes ou les figures
ou les personnalités. Les hommes interprètent d’une manière ou d’une autre les
événements, mais ils sont des enfants de l’Histoire. Sans ces processus
historiques – et je vois là-bas l’ambassadeur du Venezuela, notre ami Adán, qui
porte le nom du premier être vivant ayant habité cette planète et qui
représente le pays de Bolívar – sans ces événements historiques, on ne connaîtrait pas aujourd’hui le nom de
Bolívar.
C’est la grande crise,
l’occupation de l’Espagne par Napoléon, la mise sur le trône d’un roi français,
d’un frère – je crois qu’il était à moitié sot – du grand empereur qui a
entraîné une rébellion en tant qu’acte, en premier lieu, de loyauté à l’ancien
roi, non de la part de Bolívar, mais de la part de cette société qui était
dominée alors par les secteurs les plus riches.
En tout cas, sans ces
événements historiques, sans cette révolution, personne ne connaîtrait
aujourd’hui le nom de Bolívar si celui-ci était né trente ans avant ou trente
ans après. On ne connaîtrait pas non plus le nom de Martí ni ceux de nombreuses
grandes figures historiques dont le renom est provenu, non tant de leurs
mérites que des événements historiques. Je peux en dire autant de tous les
grands personnages. Martí, voyez le moment où il naît ; il était le fils
d’un militaire espagnol, son père et sa mère étaient des Espagnols, et il naît
doté d’une énorme sensibilité, il naît sur cette terre-ci à un moment de crise.
Les grands événements historiques sont donc le produit des crises.
Si je le dis, c’est
parce que l’histoire – il existe bien des interprétations de l’histoire, c’est
vrai – est faite de séries d’événements et qu’elle avance par étape. L’histoire
dont je vous parlais, l’histoire de ces civilisations qui sont apparues avant
la grecque et la romaine nous apprend bien des choses.
Je pense que l’histoire
de l’homme est l’histoire des guerres, l’histoire des conquêtes, l’histoire de
la domination de peuples par d’autres, de groupes par d’autres. Les empires ont
surgi à un moment donné, mais l’empire romain n’a pas été le premier. Il y a eu
de empires avant. En Chine, par exemple. La fameuse armée de terre cuite que
les Chinois ont déterrée est impressionnante par ce qu’elle reflète en tant
qu’avancées sur les plans de l’art, de la culture, de la technique, de la
civilisation.
Il y a eu des empires
en Asie. L’empire perse a été bien antérieur à l’empire romain, antérieur même
au fameux empire d’Alexandre. A un moment donné, Alexandre organise des armées – en fait,
c’est son père qui les a organisées – et se lance très jeune à la conquête de
l’Asie mineure et de tous les pays de la région. Ces armées se battaient contre
un empereur perse. Je crois qu’il a détruit Persépolis. On dit qu’il y a
apporté la civilisation grecque. Il est si curieux d’entendre que la
civilisation grecque a pu inspirer la destruction d’une cité comme Persépolis,
dont on a découvert des restes et qui a dû être sans doute une merveille. La
civilisation mésopotamienne a aussi été détruite. Nul ne sait ce qu’il est
advenu des fameux jardins suspendus dont il ne nous reste que de vagues idées.
Une invasion après
l’autre. L’Europe a été envahie par des vagues incessantes de tribus dites
barbares qui ont fini par liquider l’empire romain, surtout que les légions
romaines cessèrent de l’être à un moment
donné pour être constituées par des soldats de ces tribus barbares. Bien
entendu, de grandes valeurs ont vu le jour à chaque étape et à toutes les
époques. Ainsi les philosophes qui sont apparus avant notre ère, les
philosophes grecs. On dit qu’Aristote a été le précepteur d’Alexandre le Grand.
C’est en tout cas ce que racontent des histoires écrites par de vrais érudits
qui ont connu les mœurs de cette époque : Aristote aurait été le
précepteur du fils de Philippe de Macédoine.
Bref, chaque étape a
créé des valeurs, des cultures qui se sont ajoutées les unes aux autres. Mais,
de toute façon, quand on parle de civilisations, on ne peut ignorer la
civilisation maya, qui avait des connaissances de l’espace, ou la civilisation
aztèque, ou la civilisation inca, ou les civilisations pré-incaïques.
J’ai conversé avec des
hommes éminents comme Heyerdalh, le fameux explorateur du Kon-Tiki qui s’est consacré à l’étude de ces anciennes
civilisations et qui a beaucoup travaillé au Pérou. Il me racontait qu’il y
avait des choses et des structures qu’on ne pouvait noter qu’à une altitude de
deux ou trois mille mètres, dans la plaine, des constructions qui étaient des
œuvres de génie civil, fruit de connaissances dans ce domaine que l’Europe
ignorait quand elle a conquis ce continent. Ainsi donc, l’Europe nous a apporté
ces civilisations de là-bas. Jusqu'à quand nous a-t-elle conquis ? Presque
jusqu’à aujourd’hui. Et si je dis « presque », c’est que beaucoup de
nous sont encore conquis et dominés par des civilisations qui se sont imposés
sur les restes de celles qui existaient sur ce continent-ci. Ce qui ne veut pas
dire que j’ignore les grandes valeurs que les conquistadores ont apportées,
parce que toutes les civilisations ont créé des valeurs.
Le hic, c’est que ces
civilisations se sont affrontées mutuellement. Quand j’écoute cette
expression : « dialogue des civilisations », il me vient à
l’esprit l’idée d’un cumul de valeurs, l’idée d’un ajout des valeurs de toutes
les civilisations. C’est comme lorsque vous parlez d’alphabétisation.
Alphabétiser revient à inculquer aux ignorants les valeurs qu’ils n’ont pas pu
connaître faute d’un maître, faute d’une école. Alphabétiser, c’est donc
transmettre ces valeurs. Oui, mais alors, une question se pose : quelles
valeurs transmettons-nous donc ?
J’ai écouté avec
émotion quand vous parliez de dire adieu au chauvinisme, de dire adieu au
chauvinisme borné, de dire adieu aux haines, de dire adieu aux intolérances, de
dire adieu aux préjugés. Il s’agit en effet d’apporter aux gens tout ce que toutes
les cultures et toutes les civilisations et toutes les religions ont de bon, de
les éduquer dans une éthique universelle vraiment nécessaire en ce monde
néolibéral globalisé qui a fini par globaliser l’égoïsme, par globaliser les
vices, par globaliser la soif de consommation, par globaliser les tentatives de
s’emparer des ressources d’autrui, de réduire les autres à l’esclavage.
On dit que l’esclavage
remonte aux temps primitifs, à l’époque où les hommes se sont rendus compte,
quand ils avaient atteint une certaine productivité, qu’il valait mieux
conserver les prisonniers plutôt que de les tuer pour qu’ils puissent produire
pour eux-mêmes et pour les autres. Il y a sans doute beaucoup de vérité
là-dedans. Toujours est-il que l’esclavage existe depuis des milliers d’années.
On dit que le passage
de l’esclavagisme romain au féodalisme en Europe a été un grand pas en avant, à
l’époque qu’on appelle le Moyen-Age, jusqu’au jour où on nous a découverts ici…
Je dis « nous », parce que, même si j’ai une part du sang des
découvreurs, je me sens fils de cette terre-ci, de cette île-ci. Mais je me
sens par-dessus tout un fils de l’humanité. Nous avons ici un grand patriote,
un grand philosophe, quelqu’un qui luttait pour l’indépendance de sa patrie
contre le colonialisme espagnol, qui a dit un jour – et ce n’était pas encore
l’époque de l’internationalisme – quelque chose qu’il vaut la peine de graver
dans tous les siècles à venir : « La patrie est
l’humanité ! » Cet homme s’appelait et s’appelle et s’appellera à
jamais José Martí. Voyez un peu : « La patrie est
l’humanité ! » Vous qui vous êtes réunis ici comme scientifiques,
comme intellectuels, comme dirigeants religieux de plus de vingt-cinq pays pour
soutenir ce dialogue de la civilisation, n’avez-vous pas eu l’impression ou le
sentiment que « la patrie est l’humanité » ?
Si je le précise, c’est
parce que je hais le chauvinisme, parce que le chauvinisme me répugne, tout
comme je condamne bien d’autres choses qu’a faites l’homme durant son long
voyage ou à travers sa brève histoire… En fait, personne ne sait exactement si
l’homo sapiens est né voilà cinquante
mille ans ou cent mille ans ou voilà plusieurs centaines de milliers d’années.
Les paléontologues passent leur temps à chercher des crânes pour savoir à quel
moment de l’évolution de notre espèce l’homme est apparu. Et je le dis sans
crainte, bien que je sache que beaucoup de vous sont des croyants, parce que le
leader de l’Eglise catholique en personne a déclaré voilà quelques années –
très courageusement, à mon avis – que la théorie de l’évolution n’était pas
incompatible avec la doctrine de
J’ai fait mes études
dans des écoles religieuses, et j’ai été critique et je le suis toujours de la
façon dont on m’a enseigné la religion. D’une façon terriblement dogmatique.
Toutes les personnes ne naissent pas égales et chacune a son caractère, sa
manière d’être. Et je refuse les choses qu’on tente de m’imposer ou qu’on
m’oblige à croire sans me persuader de ce qu’on veut que je croie. Chacun a sa
façon de réagir.
Je disais donc que les
Eglises ont fait des efforts. L’Eglise catholique a critiqué les crimes commis
ici, la conquête à feu et à sang de ce continent-ci ; elle a critiqué
l’Inquisition, elle a critiqué la condamnation de Galilée, elle a condamné des
faits horribles comme les bûchers où l’on châtiait les hérétiques. Le premier
aborigène qui s’est soulevé dans notre pays – il n’était même pas d’ici où la
population était pacifique, mais de Saint-Domingue où elle était plus combative
– s’appelait Hatuey, et on l’a condamné à mourir sur le bûcher. Et un prêtre
s’est efforcé de le persuader de se faire baptiser pour pouvoir aller au Ciel…
Et l’histoire raconte – je ne sais pas si c’est vrai, mais c’est de toute façon
une belle histoire qu’on nous apprenait tous à l’école primaire – que cet
aborigène lui a demandé si les Espagnols allaient au Ciel. Et quand le prêtre
lui a répondu que oui, ce rebelle s’est exclamé : « Alors, je préfère
mourir pour ne pas aller à ce Ciel où vont les Espagnols ! »
Voyez un peu quelle
leçon ! Chaque homme qui passe laisse quelque chose. Ce rebelle qui est
mort en prononçant cette phrase – qui peut être vraie ou fausse, mais qui l’a
inspirée en tout cas… Quel bel exemple de dignité, d’héroïsme !
Je disais que nous
devons rectifier toutes les erreurs que nous avons tous commises et conjuguer
toutes les valeurs que nous avons créées. C’est ainsi que j’interprète ce qu’on
pourrait appeler un dialogue des civilisations dont je partage absolument
l’esprit et qui me rend heureux. J’espère bien pouvoir participer un jour à un
dialogue complet et non à une clôture de dialogue, sans devoir apprendre par un
résumé ce dont on a discuté.
Notre illustre visiteur
que nous avons accueilli avec une grande satisfaction – et nous savons que ce
n’est pas sa faute d’être arrivé en retard : on pourrait appeler ça une
contradiction de points de vue, une contradiction de civilisations – nous
disait avec quelle impatience votre prochain dialogue était attendu en Grèce.
Tous ceux qui le souhaitent pourront y participer.
A propos de
Je ne pourrais pas être
œcuménique vis-à-vis de ceux qui refusent à autrui le droit de penser et le
droit de croire. Pour nous, qu’on accuse tant de violer les droits de l’homme,
le premier droit de l’homme est le droit de penser, le droit de croire, le
droit de vivre, le droit de savoir, le droit de connaître la dignité, le droit
d’être traité comme tous les autres êtres humains, le droit d’être indépendant,
le droit à la souveraineté en tant que peuple, le droit à la dignité en tant
qu’homme.
Si l’on va parler de
droits de l’homme, alors il faudrait organiser une très grande réunion dans une
salle comme celle-ci, entre nous, les accusés, et tous les farceurs et
hypocrites du monde qui nous accusent – et Dieu sait s’il y en a ! – pour
discuter de ce que sont les droits de l’homme et pour savoir quels sont ceux
que nous avons violés, nous, et quels sont ceux que nous avons défendus depuis
des dizaines d’années, sans renoncer une seule fois à nos principes. Beaucoup
de vous sont des croyants – je ne le suis pas, moi, au sens traditionnel du
terme, et que Dieu me garde de l’idée de me comparer à aucun autre personnage
de l’Histoire : je ne parle pas ici à titre personnel, je parle au nom du
peuple cubain, je représente les millions de personnes qui peuplent cette île –
et se rappellent sûrement les premiers chrétiens. Eh bien, cette île-ci a été
plus calomniée que les premiers chrétiens, plus calomniée que ceux qui étaient
dévorés par les lions dans le cirque romain, plus calomniée que ceux qui
vivaient dans les catacombes parce qu’ils avaient la foi.
Il existe des croyances
religieuses et des croyances politiques. Il existe des convictions religieuses
et des convictions politiques.
Politiques au meilleur sens du terme, parce que ce mot de politique a
été si manipulé, si discrédité… Il existe des idées politiques. Pour moi, des
idées politiques, ce sont celles qui sont assez dignes pour que quelqu’un fasse
des sacrifices pour elles, ou donne sa vie ou verse son sang pour elles ou
meure pour elles, ou alors beaucoup de gens ou tout un peuple, le cas échéant.
Des valeurs pour lesquelles il vaut la peine de se sacrifier. Parce que cette
personne ou ce peuple défend des valeurs et sait que sans valeurs la vie
n’existe pas. Bien mieux : sans valeurs, la civilisation n’existe pas.
Bien mieux : sans valeurs, notre humanité ne survivra pas. Nous parlons de
civilisations, qui ont été nombreuses et dont bon nombre a disparu. Mais nous
pouvons nous demander combien de temps vont durer les civilisations actuelles
si nous ne prenons pas les mesures pertinentes, comme vous les prenez, vous,
pour que survivent, non plus les civilisations, mais notre espèce même, car,
pour la première fois dans la longue marche de sa brève histoire, la survie de
l’humanité est en péril. J’aimerais bien savoir – et que quelqu’un me réponde –
s’il y a eu un moment où la survie de notre espèce a été autant en danger
qu’aujourd’hui.
Il y a eu auparavant
l’Empire romain, et avant la civilisation grecque ou la gréco-romaine, et
encore avant la civilisation égyptienne, et la civilisation perse, et la
civilisation mésopotamienne dont j’ai parlé. Il y a eu des civilisations
partout, là-bas et ici. Il est prouvé que l’homme qui s’est retrouvé de ce
côté-ci de l’Atlantique avait le même développement mental et la même
intelligence que ceux qui sont restés là-bas dans le Vieux Monde. Car l’on sait
maintenant, grâce aux géophysiciens qui ont étudié
C’est à cette époque que le pétrole a commencé à se
constituer, ce pétrole si merveilleux, semble-t-il, et sans doute l’est-il, que
notre homme civilisé est en train de détruire en moins de deux cents ans.
J’aimerais bien savoir combien il restera de pétrole
dans le monde d’ici – nous sommes en 2005 – quatre-vingt-onze ans : en
1896, l’humanité consommait six millions de tonnes de pétrole par an ;
aujourd’hui, elle en consomme quatre-vingt-deux millions de barils, soit
presque douze millions de tonnes de pétrole par an ! Je répète : cet homo sapiens – dont il reste encore à
prouver, chers amis et chères amies, la sagesse – consommait voilà cent neuf
ans six millions de tonnes de pétrole par an et aujourd’hui presque douze
millions par jour. Et cette consommation augmente à raison de deux millions de
barils par jour, chaque année et ça ne suffit pourtant pas et les cours ne
cessent de s’élever.
Et je ne mentionne qu’un seul problème, celui de
l’énergie. On pourrait se demander combien de temps va durer cette commode
énergie au rythme où la consomment nos si civilisés voisins… Pas le peuple,
bien entendu. Je parle de son gouvernement – et pardonnez-moi d’en citer un,
j’aurais voulu ne pas en parler pour ne blesser personne. Mais il faut avouer
qu’on a bien le droit de rejeter une politique si civilisée, si humanitaire,
opposée aux accords de Kyoto qui constituent une simple tentative, et bien
limitée, de freiner la pollution atmosphérique… Surtout que notre voisin
consomme le quart de l’énergie mondial à lui tout seul.
On parle maintenant de crise pétrolière. Elle existe
et elle existera. La dernière la plus fameuse remonte à 1975. On dit que le
pétrole coûte cher aujourd’hui. Non, il coûtait déjà cher en 1975.
Nous ne sommes pas un pays pétrolier. Bon, il se peut
que nous le devenions. En tout cas, je me dis qu’au train où on pollue le
monde, mieux vaut alors que le pétrole coûte plus cher, parce qu’on aura au
moins l’espoir qu’il dure quelques années de plus avant qu’on ne nous
empoisonne, qu’on ne nous intoxique, avant qu’on ne nous change totalement le
climat, afin que nous ayons au moins l’espoir de voir tomber la pluie.
Notre pays traverse la pire sécheresse de son
histoire. L’autre jour, j’ai entendu le tonnerre, et il m’a semblé me trouver
dans un pays étranger… Comme lorsque j’ai visité
Et ces perspectives ne sont pas pour les calendes
grecques – vous voyez, on n’arrête pas de mentionner les Grecs ! – non,
c’est pour aujourd’hui. Une sécheresse pareille nous oblige à dire adieu non
seulement aux armes, comme le voulait Hemingway – nous ne pouvons pas encore
leur dire adieu totalement – mais adieu à l’idée de vivre de l’industrie
sucrière ou de la canne à sucre. La canne exige beaucoup d’eau. Nous avons
rempli notre pays de retenues d’eau et de barrages qui sont maintenant vides
pour la plupart. Un seul barrage, qui se trouve dans un endroit plus reculé, a
encore un peu d’eau, mais c’est l’exception. Mais nous n’avons pas perdu
l’espoir qu’il pleuve, bien entendu.
Je vois, par exemple, qu’il pleut énormément au
Venezuela. Il peut trop à un endroit, donc, et pas assez ailleurs. Le climat
est bouleversé, c’est le moins qu’on puisse dire, ce qui est l’une des
conséquences de la pollution atmosphérique. Voilà pourquoi je disais :
bienvenus les cours élevés du pétrole s’ils contribuent à ce que les fous
deviennent un peu plus sages, à ce que les fous cessent de gaspiller les
ressources naturelles et de détruire les conditions de vie naturelles sur la
planète, afin que les civilisations puissent exister et dialoguer. Pour
dialoguer, en effet, il faut d’abord vivre. Rappelons-nous ce philosophe qui
disait : « Je pense, donc j’existe. » Mais on pourrait dire tout
aussi bien : « Je pense parce que j’existe. » Pour penser, il faut exister ; pour
dialoguer, il faut survivre ; et pour survivre il faut vraiment se battre.
Je n’exagère pas le moins du monde, j’en suis
convaincu, quand je vous dis que nous devons nous battre et nous battre très
dur, je le répète, si nous voulons que les civilisations survivent ; bien
mieux, si nous voulons que l’espèce porteuse, avec tous ses défauts et toutes
ses erreurs, de ces civilisations survive. C’est sous cet angle que j’ai
réfléchi au dialogue que vous avez engagé et à la réunion que vous avez tenue
ici, et que vous allez tenir l’an prochain en Grèce à laquelle je ne pourrais
malheureusement pas assister, même si vous m’invitez. En effet, malgré toutes
les invitations, on m’a interdit d’assister à des Jeux olympiques. Ce n’est pas
qu’on m’ait dit que ça m’était interdit, même si bien des interdictions pèsent
sur moi en ce monde ! Je suis interdit de vie, tout simplement : je
dois constamment éviter certaines choses, je dois constamment survivre, plus ou
moins, parce que certains voudraient bien que je ne survive pas et font tout
leur possible dans ce sens. Maintenant, ils sont un peu moins acharnés, car
j’ai déjà un certain âge et ils pensent que la nature va régler le problème.
Mais je sais combien ils sont impatients (rires),
et je ne peux pas avoir un moment d’inattention, vous comprenez ?
J’ai lu dans un journal : « Castro n’a pas
été invité. » Faux. Un calomniateur
a déclaré à un journal que Castro allait assister aux Jeux olympiques, et
aussitôt les porte-parole du gouvernement concerné ont pris position… Je ne
sais pas de quel gouvernement il s’agit, je ne sais même pas quel parti y
gouverne, et ça ne m’intéresse pas outre mesure – et pardonnez mon franc-parler
– s’il est de gauche ou de droite, et vous le saurez mieux que moi, je ne sais
pas s’il y a eu un nouveau gouvernement, s’il y a eu des élections, si le
gouvernement a changé. Ça m’est égal, en fait. En tout cas, je regretterais que
vous m’invitiez à une conférence et que je ne puisse pas y aller. Je dois
contourner de nombreux obstacles, parce qu’on me chasse de partout. Oui, il
reste des empêchements. On m’oblige, par exemple, à voler dans deux avions, ce
qui coûte cher, même si, comme vous le savez, je suis un des types les plus « fortunés »
du monde…
Oui, vous savez, cette minable revue étasunienne avec
laquelle j’ai des comptes à régler, mais pas maintenant, parce que ces jours-ci
je suis très occupé à d’autres choses. Mais elle ne perd rien pour attendre,
elle aura droit à sa réponse, parce que ça fait maintenant plusieurs années
qu’elle ressasse cette histoire à dormir debout et qu’elle m’oblige finalement
à répondre. Je le ferai, parce que je suis bien obligé, mais je ne suis pas
pressé, j’ai des choses bien plus importantes à faire. Dès demain, je dois
aborder certaines choses très importantes et je ne veux pas perdre une minute.
Je vous disais donc que je suis l’un des types les
plus riches au monde. Ce Palais où vous êtes réunis m’appartient. N’oubliez
donc pas de payer. Je ne sais pas si les organisations touristiques vous ont
fait payer, mais sachez en tout cas que ce Palais m’appartient. Tout comme
m’appartiennent les centres de recherche, toutes les écoles et tous les
hôpitaux que nous construisons, et les dizaines de milliers de médecins et les
centaines de milliers d’universitaires que
Quand j’étais enfant, mon père avait de l’argent et
on disait que j’étais riche. Riche au niveau d’un latifundio, bien entendu, ce
n’est pas être riche au niveau de Bill Gates, tant s’en faut. Mais je ne suis
pas riche et je n’ai pas le droit de l’être.
Je vous disais donc, en commentant ces points, que je
dois partir avec deux avions, parce que, à supposer que quelqu’un m’attende
avec un stinger pour m’abattre, il ne sache pas dans quel avion je
voyage ; et je dois faire des manœuvres, parfois c’est mon avion qui
atterrit le premier, parfois c’est l’autre. Parfois, juste après le décollage,
j’ordonne d’éteindre toutes les lumières, pour ne pas faciliter la tâche de
l’individu au stinger. Ainsi donc, si vous m’invitez là-bas, sachez que c’est à
mes risques et périls, et je dois vous avouer que j’apprécie la vie plus que
jamais. Savez-vous pourquoi ? Eh bien, parce que je veux consacrer le peu
de temps qu’il me reste, avec toute la force et toute l’expérience accumulée de
nombreuses années, à ce que nous sommes en train de faire maintenant. N’allez
pas croire que je réclame beaucoup : il me suffit de deux ou trois ans, pas
plus, pour tirer tout le profit de presque cinquante ans dans ce métier (applaudissements).
N’allez pas croire que je tremble pourtant de mourir
demain. Non, non, j’ai une très grande capacité de résignation et de patience,
mais je suis aussi très enthousiasmé par ce que nous faisons actuellement. En
tout cas, si vous voulez, si vous êtes patients et à condition que ce soit
avant vingt heures, je peux vous parler de certains autres points qui peuvent
vous intéresser. Je ne suis pas venu dire ici des choses qui m’intéressent, je
me suis efforcé de deviner ce qui pouvait vous intéresser, vous, de reprendre
certaines de vos idées. Je crois que vous avez posé des questions et discuté de
choses différentes de celles que j’ai abordées. C’est en philosophant un peu au
sujet des civilisations que j’en suis arrivé là.
Ce que je pourrais vous dire de plus important, il me
semble, c’est que je suis convaincu que la survie de notre espèce court des
risques, et des risques réels. Comme vous avez fait un si long voyage et que
vous avez eu la superpatience d’attendre que je vous adresse quelques mots,
c’est bien là la chose la plus importante que je pouvais vous dire : j’ai
ce sentiment et j’ai cette conviction, qui ne reposent pas sur des fantaisies,
mais sur des faits, sur des calculs, sur les mathématiques. L’humanité court
des risques et il faut sauver, non seulement la paix, mais encore notre espèce.
Et je crois que nous pouvons la sauver. Je n’en parlerais pas si j’étais
pessimiste, si je pensais que le problème est insoluble. Je crois qu’il y a une
solution, et je suis habitué à faire face à des problèmes difficiles, je ne
suis pas quelqu’un qui vit dans l’imagination. Je crois qu’on peut régler le
problème, ce qui est le plus important. Mais je peux vous parler d’autres
thèmes.
Non, je n’avais pas
l’intention d’aller aux Jeux olympiques, parce que j’ai en fait des tâches très
importantes ici. Je ne suis même pas allé à ceux de Moscou, et si je suis allé
à ceux de Barcelone, c’est parce qu’il y avait une rencontre internationale et
qu’on nous a amené voir l’inauguration. Je connais en revanche la quantité des
médailles que remportent les Cubains. Notre pays a le plus grand nombre de
médailles d’or par habitant, en Jeux olympiques de toutes sortes. Je ne le dis
pas par chauvinisme, bien que nous le soyons parfois en sport. Je ne suis même
pas chauviniste en sport. Il est vrai que je me passionne quand il s’agit de
notre équipe, et c’est logique, mais je suis capable de reconnaître les mérites
et les capacités de l’adversaire qui nous bat loyalement à une compétition
sportive. Pas en boxe. En boxe, on nous a volé des médailles d’or en quantités
industrielles parce qu’il existe une mafia qui règne sur ce sport. Dans ce
sport et dans d’autres, ce n’est pas l’esprit olympique qui règne, mais des
mafias.
J’apprécie donc les
Jeux olympiques, bien qu’ils ne soient que pour les pays riches, les USA, le
Japon, l'Australie ou autres pays avec un haut degré de développement. C’est
par miracle que
Aux Thermopyles, un
paysan a parlé de deux millions de soldats. C’est absolument irréel. Quand j’ai
lu cette histoire à l’école primaire, j’ai cru que c’était vrai, que cette
quantité d’hommes était passée par là. Un jour, en visite en Turquie pour une
conférence internationale, on nous a fait traverser le Bosphore où l’histoire
raconte qu’Ataxersès avait mis ses bateaux pour faire passer son armée de deux
millions d’hommes, tandis que les Spartiates l’attendaient aux Thermopyles avec
leurs trois cents hommes. Demandez donc un peu à l’état-major étasunien comment
on peut assurer la logistique de deux millions d’hommes ! Il y faudrait toute
la marine marchande, toute l’aviation pour apporter ce dont ont besoin deux
millions de soldats, à plus forte raison s’il faut leur fournir le coca-cola,
les glaces, les soldats, du rata de première qualité. J’ignore de quoi
s’alimentaient ces soldats perses.
Mais il y a eu, parmi
tant de batailles livrées par les Grecs, cette bataille qui a donné lieu à
cette course. Et comme vous avez été les fondateurs des Jeux olympiques, vous
les avez obtenus avec l’appui de tout le monde, dont le nôtre, parce que nous
avions défendu le droit des Grecs d’organiser des Jeux olympiques. En tout cas,
le seul pays non multimillionnaire à avoir pu en organiser, c’est
Donc, on vous a accordé
les Jeux olympiques. Maintenant, ça se dispute à coups de gros investissements.
Il faut être multimillionnaire. Les Chinois les ont obtenus pour 2008 au bout
d’une dure bataille et parce qu’ils sont presque devenus le moteur le plus
important de l’économie mondiale. Je ne vois pas qui va pouvoir battre les
Chinois quand ils organiseront un spectacle comme les Jeux olympiques.
J’ai la mauvaise
habitude, pardonnez-moi, de dire ce que je pense, ce que je crois être des
vérités.
Donc, je me suis un peu
dévié de ce que je disais : je tenais à vous dire combien j’appréciais,
pour son importance, cette réunion-ci et à vous inviter à continuer de faire ce
que vous êtes en train de faire.
Vous avez abordé des questions
très importantes, régionales, internationales ou en rapport avec la paix.
J’espère que vos communications seront réunies dans des mémoires et qu’elles
seront divulguées pour qu’elles ne restent pas confinées dans un cadre réduit.
Vos discussions m’ont paru très utiles, très libres. Chacun a pu s’exprimer
sans crainte dans un sens ou dans un autre, chacun a dit ses vérités, et je
crois que ça en valait la peine. Je peux vous assurer de tout notre appui, de
toute notre coopération dans la mesure de nos possibilités.
C’est mon appréciation.
Sans faire intervenir les sentiments. Les sentiments sont intervenus ici quand
Retamar a pris la parole pour dire, entre autres choses, combien les Cubains
étaient heureux de voir tant de représentants de Russie à cette conférence.
Je me suis rappelé
l’histoire que nous avons vécue en commun pendant trente ans. La coopération
russe a été très importante pour nous, ou plutôt la coopération soviétique,
parce qu’il existait un Etat soviétique. Maintenant, c’est l’Etat russe. En
fait, celui-ci a hérité pratiquement toutes les attributions et les
responsabilités fondamentales de l’Etat soviétique, son poste aux Nations
Unies, ses prérogatives de pays puissant. Et vous avez aussi la mission de le
défendre, parce que vous courez des risques, sans aucun doute, si une politique
impérialiste égoïste, une politique irresponsable, une politique belliciste
continue de s’imposer. Nous courrons tous des risques, pas seulement les
Cubains : les Nord-Coréens, les Russes, les Chinois, le reste du monde.
N’allez pas croire que les Européens sont à l’abri des risques, à plus forte
raison quand la concurrence économique et commerciale, la concurrence dans la
lutte pour s’assurer les matières premières, l’énergie et les ressources naturelles
est toujours plus forcenée entre ceux qui veulent tout avoir.
Et je ne parle pas du peuple étasunien envers qui
nous éprouvons, et ce n’est pas de la diplomatie de ma part, une admiration
sincère. Nous n’avons jamais cultivé la haine, nous n’avons jamais encouragé
aucune sorte de chauvinisme, de fanatisme ou de fondamentalisme. Les
fondamentalistes de la guerre et de la violence, c’est eux !
Quand j’ai évoqué tantôt ce 1er juin où
l’Union soviétique a été attaquée par surprise et à titre préventif, j’ai pensé
aussitôt que j’avais écouté tout récemment des choses de ce genre, dites dans
une académie militaire par le principal dirigeant de cet autre puissant pays
qui a affirmé aux officiers qu’ils devaient être prêts à attaquer par surprise
et à titre préventif n’importe quel « trou perdu » du monde, parlant
alors d’une soixantaine de pays et plus. Et nous savions nous, en l’écoutant,
que nous étions l’un des trous les plus perdus du monde, selon cette manière de
voir les choses, selon ce fondamentalisme, selon cette technologie, selon cette
conception fondée sur l’ignorance. Oui, sur l’ignorance, il faut bien le dire.
Ignorance, ça veut dire ne savoir absolument rien de ce qu’est le monde, des
problèmes du monde, des réalités du monde. Oui, l’ignorance, je le répète,
autrement dit ne savoir absolument rien, et le monde va vraiment mal quand la
superpuissance la plus puissante qui ait jamais existé, capable de détruire une
dizaine ou une vingtaine de fois la planète, est dirigée par des gens qui ne
savent absolument rien de rien. De quoi en mourir d’avance d’une attaque
cardiaque, si notre cœur n’était pas solide, et nos consciences aussi.
Je disais qu’il fallait sauver l’humanité. Et la
seule arme qui puisse la sauver, c’est la conscience.
J’exprime là une pensée avec laquelle je suis
conséquent. Je parlais de l’homme, de la longue et à la fois brève histoire de
notre espèce qui comptait voilà deux cents ans un milliard de membres au terme
de plusieurs dizaines de milliers d’années, qui a atteint les deux milliards
cent trente ans après, puis les trois milliards en trente ans à peine, et est
passée de cinq à six milliards en dix ans. Ne l’oublions pas. Notre planète
compte aujourd’hui plus de 6,5 milliards d’habitants. On ne peut que s’étonner
de la pauvreté, du retard, de la famine, des maladies, de la carence de
logements, d’hygiène, de santé régnant dans notre monde où des pays africains
connaissent des espérances de vie d’à peine trente-six ans qui peuvent même
tomber à trente ans d’ici dix ans. Je parle de cette humanité qui doit faire
face à des problèmes inconnus à ce jour.
Je vous parlais des guerres. Je pourrais vous répéter
ce que j’ai dit à de nombreux compañeros :
notre espèce dans son évolution a engendré l’homme qui est vraiment une
merveille digne de survivre.
J’ai une grande confiance en l’homme, en ses
capacités.
Pourquoi, dans
Ah oui, parce qu’on nous a inculqués cette
idéologie-là quand nous étions enfants : les Africains étaient des
cannibales qui se mangeaient les uns les autres ! Et ça dans des tas de
films. Rien qu’à juger par les films que nous voyions, nous aurions tous dû
être de racistes et des hyper-réactionnaires.
Oui, on nous a fait ingurgiter des doses létales de
barbarie, des doses létales d’inculture, de mensonges. Et pourtant, sans
pouvoir détruire les idées dans notre pays.
Voilà pourquoi le je dis : l’éducation, c’est
inculquer des valeurs positives créées par l’être humain ; ces valeurs
dont je vous disais qu’il fallait les conjuguer. C’est donc pour nous une
question fondamentale que la création et le cumul de valeurs.
Qu’est-ce qui l’emportera : le mensonge ou
l’ensemencement de valeurs ? L’homme sera-t-il capable de faire prévaloir
les vraies valeurs ou les mensonges ? Devra-t-il être maître des grandes
chaînes de télévision ? Est-ce indispensable ? Non, soyons maîtres
des connaissances, même s’il s’agit d’une minorité ; soyons maîtres de
l’information ; communiquons entre nous à travers les moyens
techniques : en effet, face aux chaînes du mensonge, il y a les chaînes
qui peuvent être constituées par les ordinateurs grâce auxquels vous pouvez
entrer en contact avec quelqu’un qui vit en Australie, aux USA, partout dans le
monde, et échanger des idées.
L’homme a créé la technologie par laquelle il peut
faire prévaloir les vérités.
Nous, par exemple, nous avons utilisé la télévision.
Il existait encore tout récemment dans notre pays deux chaînes. Maintenant, il
y en a quatre, et 62 p. 100 du temps de transmissions est de nature éducative,
autrement dit les chaînes sont promotrices d’éducation, de culture,
d’informations, de culture saine et de loisirs. Et nous faisons en sorte que la
culture soit un instrument d’éducation, que la culture permette de semer des
valeurs. Un bon film tourné quelque part dans le monde, nous tâchons de le
passer, de faire connaître ses valeurs et ses réalisateurs.
Nous n’alphabétisons plus par télévision, ce n’est
plus la peine. Maintenant, nous y donnons des connaissances supérieures, des
connaissances universitaires, nous y enseignons des langues. Voilà à quoi nous
utilisons ces médias.
Mais la radio, la télévision, bien usées,
permettraient de liquider dans le monde le fléau de l’analphabétisme. Comment
se fait-il qu’il y ait encore 800 millions d’analphabètes et des milliards de
semi analphabètes ? Si la radio et la télévision existent, pourquoi donc
existe-t-il encore des milliards d’analphabètes et de semi analphabètes ?
Alors que les moyens existent de liquider l’analphabétisme en quelques
années ! Voilà maintenant un demi-siècle que l’Unesco parle de suppression
de l’analphabétisme. Alors que la preuve est faite qu’on peut le liquider même
par radio.
Cuba avait lancé un programme de ce genre en Haïti
qui s’est paralysé à cause de la dernière invasion des forces de l’ONU sous les
pressions des Etats-Unis. Des centaines de milliers d’Haïtiens étaient en train
d’apprendre leur langue, le créole, par radio. Maintenant, environ cinq cents
médecins cubains prêtent service dans ce pays que tout le monde sait envahir,
mais auquel personne ne sait envoyer un seul médecin ! Cuba, qui n’a
jamais dépêché un soldat là-bas, y a envoyé des centaines de médecins depuis
des années. Sans parler des centaines de jeunes médecins haïtiens formés dans
notre pays et qui travaillent auprès des nôtres.
Ici, plus d’un million de Cubains ont appris
l’anglais à la télévision, qui a aussi donné des cours de français, de
portugais et d’autres langues. Notre télévision, nous l’utilisons largement
pour ces programmes éducatifs et bien d’autres.
Oui, mais l’alphabétisation scolaire n’est pas tout.
Il faut aussi penser à l’alphabétisation politique.
Vous parlez d’un dialogue des civilisations. Comment
voulez-vous donc qu’on vous comprenne ? Je me demande si les analphabètes
vont comprendre votre message et à quel endroit. Alors que le Tiers-monde
compte des centaines de millions d’analphabètes, alors que le monde développé
compte aussi des millions d’illettrés, entre analphabètes et semi analphabètes…
Aux USA par exemple, il y a un grand nombre d’analphabètes totaux et
d’analphabètes fonctionnels, c’est la réalité. Des pays développés qui
connaissent l’analphabétisme fonctionnel et même complet, et aux Etats-Unis
plus qu’en Europe.
Comment voulez-vous donc que les analphabètes
scolaires et les analphabètes politiques comprennent votre message ?
Croyez-vous que tous ces gens qui écoutent tous les jours les sornettes que les
médias leur racontent vont comprendre votre message ?
De toute façon, il faut faire en sorte que le message
parvienne. Mais il ne parviendra pas uniquement parce que vous l’aurez mis en
forme et que vous l’aurez transmis. Et j’en reviens ici à mon idée des
crises : c’est grâce à elle que votre message sera transmis et compris.
N’allez pas croire qu’il est tombé du ciel, ce
bouillonnement latino-américain dont certains Latino-américains ont parlé ici,
comme l’ambassadeur vénézuélien ou alors Villegas. Je ne vois pas Villegas.
Est-il là ?
Vladimir
Villegas. Je suis là.
Fidel
Castro. C’est qu’à la
télévision on te voit d’une manière et ici d’une autre…
Vladimir
Villegas. Plus jeune.
Fidel
Castro. C’est ce que tu
crois. Le jeune, c’est moi (rires).
Moi aussi, je me crois plus jeune, mais toi tu l’es vraiment, objectivement, et
je t’en félicite. Il te reste encore beaucoup de temps devant toi, emploie-le
bien, c’est tout ce que je peux te demander.
Donc, n’allez pas croire que l’effervescence en
Amérique latine est le fruit du hasard. Elle est le fruit de la crise qui a
éclaté dans le pays latino-américain possédant le plus de ressources, dans le
pays qui possède peut-être les plus grandes réserves de combustible au monde,
dans le pays d’où trois cent milliards de dollars se sont enfuis, des dollars
qui valaient alors de dix à quinze fois plus que maintenant. Faites donc le
calcul à partir de 1959, quand cette oligarchie hypocrite, déguisée en
démocrate, en progressiste, est arrivée au gouvernement, jusqu’à maintenant, en
gros quarante ans. L’argent qui a fugué est l’équivalent en pouvoir d’achat
réel de plus de deux billions de dollars. Pour un seul pays ! Ajoutez tous
les autres pays. Faites preuve d’imagination, car c’est la seule manière de calculer,
aucun ordinateur ne va pouvoir vous fournir les chiffres exacts, parce qu’il y
a tant de zéros à la clef maintenant qu’il faut les ôter, comme on le fait
d’ordinaire en calcul mental.
Combien d’argent a fui du Brésil ? Combien, du
Mexique ? Combien, d’Argentine ? Combien, de Colombie, du Pérou, de
tous les autres pays latino-américains ? Oui, il faut faire les calculs.
Nous avons du personnel à notre Banque centrale qui travaille à ça, s’efforçant
de percer le mystère, de scruter parmi des chiffres abyssaux se montant à des
billions pour savoir de combien le sucre s’est dévalué en Equateur ou le peso
au Mexique à une autre époque ou le bolivar au Venezuela à un autre moment. Les
Vénézuéliens ont hérité d’un bolivar dévalué, ou alors les Brésiliens, au point
qu’à un moment donné le dollar équivalait à un suivi de plus de cinq zéros.
Le Tiers-monde connaît ce phénomène incroyable, ce
mécanisme extraordinairement simple qui le vide de son argent, parce qu’aucune
monnaie d’aucun pays du Tiers-monde n’est sûre.
Ils ont fait pareil en Russie. Ils emportent
l’argent, bien acquis ou mal acquis. Il ne s’agit plus de l’or que vous
enterriez comme un magot, mais d’un chiffon de papier, et d’un papier qui se
dévalue de jour en jour. Alors, vous voulez l’assurer et vous l’échangez contre
une devise… C’est sans doute ce que j’ai dû faire pour amasser la fameuse
fortune personnelle qu’on m’attribue ridiculement. Oui, vous l’échangez contre
des devises convertibles et le déposez dans une banque. En tout cas, moi, je sais
où j’ai gardé ma fortune : je l’ai expédiée sur Mars, vous pourrez l’y
trouver, ou alors
Donc, je parlais d’argent, de monnaie. Et je disais
qu’ils vous emportent l’argent, qu’il soit bien ou mal acquis. C’est une
obligation, à cause d’un ordre économique mondial dont le gendarme est une
institution nommée Fonds monétaire international qui oblige les Etats à déposer
leurs réserves dans des banques étrangères. Quand vous vous pointez avec vos documents
et que vous dites : « Je les retire », on vous demande :
« Et où les emportez-vous ? »
Si vous ne le faites pas, on vous condamne, on ne vous donne pas un sou.
Ce sont les méthodes qu’ils ont employées quand ils étaient superpuissants.
Heureusement, ils sont de moins en moins puissants. On constate que le système est de moins en
moins capable d’éviter les récessions et que les mécanismes financiers qui les
sous-tendent sont de plus en plus grippés. Cet ordre-la ne peut plus reposer
que sur les armes nucléaires, les missiles télécommandés, les bombardiers
invisibles, les armes qui peuvent attaquer depuis cinq mille kilomètres de
distance et qui peuvent faire mouche sur un terrain de base-ball, voire sur le
troisième coussin d’un terrain de base-ball. C’est tout ça qui sous-tend cet
ordre-là, qui sous-tend ce pillage, cette tentative de s’emparer de toutes les
richesses de la planète, où qu’elles se trouvent, et pas seulement en
l’arrachant à l’environnement, comme en Alaska où il risque un jour de ne plus
y avoir de glace, de même qu’il risque de ne plus y avoir de glace dans
l’Antarctique, si bien que des millions de kilomètres carrées de banquise
finiront par fondre et que de nombreuses îles seront englouties… Il va
peut-être falloir que nous construisions un petit quai près d’ici, par
prévision. Ceux qui travaillent là-bas savent que la glace fond rapidement, que
c’est vrai, tout comme la calotte polaire du Groenland. Ce n’est pas de
l’imagination, ce n’est pas un mensonge.
Ces gens-là arrachent donc son équilibre à
Ainsi, vous les Russes. Qu’est-ce que vous avez fait
quand les nazis vous ont envahis et que leurs colonnes blindées s’enfonçaient
en profondeur ? Eh bien, vous ne vous êtes pas rendus, vous avez combattu,
vous avez tenté de rejoindre vos régiments ou vous avez combattu dans les
forêts. V0us ne vous êtes pas dits : « Je me rends », vous vous
êtes adaptés, vous êtes partis en Sibérie en emportant les tours. Des usines
ont même commencé à y fabriquer des armes, alors qu’elles n’avaient pas encore
de toitures, sous la neige, quand la partie industrialisée du pays avait été
occupée et détruite.
Vous avez dû vous replier et vous l’avez fait autant
qu’il a fallu jusqu’au moment où vous avez trouvé un point d’équilibre. Et tout
le monde sait ce qu’il s’est passé ensuite. J’ai beaucoup réfléchi sur tous ces
événements historiques.
Nous aussi nous avons couru des dangers, mais on ne
nous a jamais pris au dépourvu par des attaques surprises ; nous étions
toujours sur nos gardes sur terre ou sous terre. Je peux vous garantir que ce
pays-ci, personne ne pourra l’occuper. Espérons de toute façon que nous n’ayons
jamais à en faire la preuve, car nous savons ce que ça coûte. Mais, je vous le
dis, cette ville ne peut être occupée, cette ville est une ville de centaines
de milliers de combattants qui savent la défendre, où il n’y a pas
d’analphabète, je vous l’assure. Ici, celui qui a le moins de connaissances a
conclu le premier cycle du second degré, n’import qui sait manier un obusier,
un canon ou une arme dans ce genre.
Les soldats iraquiens qui résistaient à Fallujah je
ne sais combien de jours aux chars et aux armements les plus perfectionnés des
envahisseurs, quel pouvait bien être leur niveau de scolarité ? En tout
cas, ils ont combattu des semaines là. Ensuite, l’armée étasunienne a occupé,
semble-t-il, des endroits où, en fin de compte, elle ne pouvait ni rester ni
partir : elle ne pouvait pas y rester parce qu’on avait besoin d’elle
ailleurs, et elle ne pouvait pas partir parce que les adversaires revenaient
aussitôt.
Oui, je vous le dis, l’homme s’adapte, l’homme peut
résister. Les impérialistes n’ont jamais dû faire face à une nation dans les
conditions où ils devraient le faire aujourd’hui à Cuba. Et nous avons des
armes en quantités suffisantes, et nous continuerons de nous armer. Nous en
avons tant accumulé ces dernières années – des chars, des canons, des armes
arrivées dans notre patrie –que l’île s’est enfoncée, il me semble, d’un
demi-pouce…
L’agresseur sait qu’il se heurtera ici à un peuple
prêt à combattre et à défendre sa patrie. Et ça, c’est bien plus puissant
qu’une arme atomique, que mille armes chimiques. A quoi bon des armes
nucléaires ? Nous sommes un petit pays, et cette idiotie ne nous est
jamais venue à l’esprit. A quoi bon posséder une arme qui ne nous servirait
qu’à nous suicider ? Et puis, comment vous la transportez ? Nous
n’allons pas jouer au jeu qui convient à l’impérialisme.
Je vous raconte ça parce que vous avez envie de
connaître des choses de Cuba.
Pour nous défendre, nous n’avons pas besoin d’armes
de destruction massive. Ce que nous avons modernisé, en revanche, ce sont les
tactiques, le rôle de l’homme, du combattant individuel et des combattants en
coordination. De quelle manière, avec quelles tactiques, avec quelles armes
vous pouvez neutraliser ce que l’adversaire peut avoir de plus puissant…
Notre pays a conquis, je peux vous l’assurer, ce
qu’on pourrait appeler l’invulnérabilité militaire, et il se consacre
maintenant, tout en se renforçant, à la recherche de l’invulnérabilité
économique. Ce sont là deux concepts clefs. Mais la première était plus facile
à obtenir que la seconde.
L’humanité peut se sauver, parce que l’Empire souffre
une crise profonde. Sans crises, pas de changements ; sans crises, par de
conscientisation. Une journée de crise conscientise plus que dix années où il
ne se passe rien, dix années sans crises.
Voyez donc le Venezuela, ce pays d’où, comme je vous
le disais, des milliards de dollars ont fui, ce pays si riche où l’écart entre
riches et pauvres est le plus large, ce pays où dix-sept millions d’habitants
vivent dans des quartiers pauvres, dans des quartiers marginaux. Sans tout ça,
il serait impossible d’expliquer le processus révolutionnaire bolivarien. Ni
l’ambassadeur ni le journaliste ne pourraient l’expliquer, ou plutôt ils
pourraient très bien l’expliquer : c’est l’accumulation de l’injustice ! Sans cette accumulation de l’injustice, on ne
pourrait pas non plus expliquer la victoire de la gauche au Brésil, le triomphe
de Lula. Je sais que vous avez discuté aussi de ça, qu’il y a eu des thèses et
des opinions différentes. Ici aussi, il y a eu des réunions où nous avons
exprimé nos vues, et le président Chávez a exprimé les siennes. Nous ne sommes
pas pessimistes au sujet du Brésil.
Le chef du gouvernement espagnol est intervenu
aujourd’hui devant l’Assemblée nationale vénézuélienne. Et hier, le président
du Venezuela, Hugo Chávez, le président du Brésil, Lula da Silva, le président
colombien et le président espagnol se sont réunis dans l’Etat du Guyana.
Et c’est bien que le président colombien ait été
présent, parce que certains veulent attiser la guerre entre
Aujourd’hui, je faisais de la marche à pied et
j’allais accélérer, quand j’ai écouté par un haut-parleur le discours de
Zapatero au parlement vénézuélien. Ce qu’il a dit a attiré mon attention, je le
considère un bon discours. Je vais le relire, parce que j’en ai perdu une
partie, mais c’est en tout cas un discours de paix, un discours courageux.
Maintenant, on l’accuse presque de belliciste parce
qu’il a vendu des patrouilleurs au Venezuela afin de pouvoir surveiller les
côtes pour éviter la contrebande et le trafic de drogues. Eh bien, non, dans le
Nord, on ne veut pas que le Venezuela possède des vedettes, des patrouilleurs,
des équipements ! Alors, comme ça, le Venezuela n’a pas le droit de se défendre ! Est-ce que ceux du Nord
demandent par hasard la permission à quelqu’un pour fabriquer une superbombe
atomique qui s’enfonce trente mètres sous terre pour détruire les postes de
commandement ? Ou pour mettre au point des boucliers antimissile et les
installer n’importe où ? Ou pour installer des armes dans l’espace ?
Non, bien entendu, ils ne demandent la permission à personne.
En revanche, le Venezuela qu’ils menacent – je parle
du gouvernement, bien sûr – ne peut même pas acheter un petit fusil de rien du
tout. Pas des armes nucléaires, ni des cuirassés ni des porte-avion : non,
quelque chose d’aussi simple qu’un fusil ! Le prétexte, c’est que ce sont
beaucoup de fusils. Cent mille. En fait, c’est très peu pour défendre un pays
comme le Venezuela, qui compte vingt-six millions d’habitants, qui est un grand
pays, et puis aussi un pays patriotique aux vieilles traditions. A mon avis, il
a besoin de millions de fusils.
Il a acheté des hélicoptères à
Au Venezuela – et je ne le dis pas pour que vous
alliez y faire du tourisme, bien que vous le puissiez si vous le voulez – l’eau
vaut bien plus cher que l’essence. Un
litre d’eau peut coûter un dollar, et un litre d’essence neuf centimes de
dollar. Ecoutez bien. Et un dollar, selon le dernier taux de change, valait, je
crois, 2 150 bolivars. Ainsi donc, vous faites le plein avec à peine
quelques bolivars. Si vous voulez faire du tourisme au Venezuela, libre à vous,
bien entendu, nous ne sommes pas ses rivaux en matière de tourisme.
Par exemple, bien des gens achètent cette essence si
bon marché pour la revendre bien plus cher en Colombie. Il y a toute une série
de phénomènes de ce genre.
L’ennemi affirme : « Le Venezuela est un
danger pour l’Amérique latine. Les gouvernements doivent s’unir à l’OEA pour
freiner ce processus bolivarien, ces fous qui constituent un danger pour le
continent. » Voilà comment ils parlent de ce pays d’où ils ont soutiré
trois cent milliards de dollars.
Aucun de ces gens-là ne s’est jamais soucié de savoir
combien de personnes mouraient au Venezuela de maladies et quelle était
l’espérance de vie, ou la mortalité infantile, ou combien devenaient aveugles.
Savez-vous combien de Vénézuéliens vont s’opérer de
la vue cette année, selon ce que nous avons convenu entre nos deux
gouvernements ? Cent mille.
Nous avons vingt-quatre centres ophtalmologiques
dotés des équipements les plus modernes, et six cents chirurgiens qui traitent
toutes les affections de la vue : glaucome, rétinopathie diabétique et
bien d’autres qui, non diagnostiquées à temps, conduisent à la cécité. Le
Venezuela est un pays riche. Ceux qui avaient de l’argent n’avaient pas de
problèmes ; ils se faisaient soigner sur place, ou ils allaient aux
Etats-Unis, en Europe. Non, je parle de l’homme aux revenus modestes, celui qui
fait l’objet de la mission Au Cœur du quartier, qui n’a pas les moyens de se
rendre dans un pays développé pour subir une opération de cette nature.
Tenez, selon des calculs au plus bas, quatre millions
de Latino-américains – le sous-continent compte 550 millions d’habitants entre
Latino-américains et Caribéens – auraient besoin chaque année de ce genre de
soins médicaux, sinon ils risquent de devenir aveugles !
Je pense tout d’un coup aux bombes qui tombent sur
Bagdad et tuent des femmes et des enfants et détruisent des musées contenant
des objets millénaires, et détruisent des valeurs irréparables, irremplaçables.
Ceux qui les larguent se défendent : « Non, aucun civil n’est
mort. » Comme si les bombes ne causaient pas de traumatismes ! Et les
millions d’enfants, de femmes, de personnes adultes ou âgées qui subissent le
tonnerre des bombardements, des déflagrations, au petit matin et à toute heure,
ne vont-ils pas en souffrir des traumatismes pour le restant de leur vie ?
Ou serait-ce que le cerveau n’a pas d’importance, ou que l’équilibre mental n’a
pas d’importance, ou la santé mentale, ou le système nerveux ? Est-ce que
l’équanimité des gens, la sagesse des gens, la santé mentale des gens ne font
pas partie de
Je vous parlais voilà un moment des aveugles en
Amérique latine, de ceux que l’ordre mondial en place a conduits à la cécité
définitive, de quatre millions de personnes. D’où sommes-nous donc
partis ? De Cuba. Ici, il faut opérer environ 30 000 personnes par an
de cataracte. Bien entendu, les gens ne tombent pas tout de suite dans la cécité
totale, un œil est touché d’abord, et peut-être ensuite l’autre. En tout cas,
il faut en opérer 30 000, ainsi que de rétinopathie diabétique, une
maladie terrible. Le diabète est d’ailleurs une maladie répandue dans notre
pays. Chez nous, les diabétiques ne meurent pas parce qu’ils sont diagnostiqués
à temps et parce qu’on les soigne. On calcule à environ 50 000 les
personnes qui doivent être examinées et traitées contre les risques de la
rétinopathie diabétique.
Hier, par hasard, je conversais avec un compañero qui m’a raconté ce qui
suit : « Ma femme était très contente, très heureuse, elle est allée
à l’hôpital X pour un examen, parce qu’on lui avait dit qu’elle pouvait avoir
des risques de glaucome. » « Et qu’est-ce qu’on lui a dit ? »
lui ai-je demandé. Il me dit : « Il n’y a pas de danger, mais s’il y
avait un risque, il suffirait de lui appliquer un rayon laser de telle
catégorie pour être sûre de ne jamais souffrir de glaucome. » Vous voyez
donc l’importance du diagnostic. Si vous ne diagnostiquez pas à temps, ça peut
être irréparable. Il peut s’agir aussi de la macula associée à l’âge, c’est une
tache qui grandit et qui se traite au rayon laser.
Notre pays sera en mesure, d’ici à la fin de l’année,
d’opérer au moins cinq à six mille patients par jour dans vingt-quatre centres
dont l’équipement est au complet et de dernier cri. Nous en sommes encore à
l’étape de formation. Si un pays en butte à un blocus comme Cuba peut prêter ce
service, pourquoi d’autres pays ne le font-ils pas ? Parce que des millions de gens deviennent
aveugles. Qui s’en occupe ? Celui qui devient aveugle à Cuba bénéficie au
moins de la sécurité sociale. C’est un
point dont nous allons discuter ce soir, à neuf heures, au Conseil d’Etat, au
Conseil des ministres, à la direction de notre parti, à la direction de notre
pays, avec les organisations de masse, avec les commissions de l’Assemblée
nationale, et demain nous aborderons la question des faibles pensions. Nous
allons augmenter les plus basses à 1 800 000 personnes.
Voilà quelques jours, nous avons réévalué notre
monnaie et dévalué le dollar. Oui, à cause des superprivilèges dont il
bénéfice. Je vous le résume, si vous voulez, en un seul exemple.
L’électricité – celle qui vient d’avoir une panne ici
– est indispensable, vous le savez, tout comme vous savez qu’un kilowatt
équivaut à mille watts. La production d’un kilowatt coûte au moins dix
centavos ; le carburant pour produire un kilowatt vaut neuf centavos.
Donc, en vertu du phénomène de la dévaluation des monnaies, vous pouviez acheter
ici vingt-sept pesos cubains pour un dollar. Ce, jusqu’à encore trois semaines,
quand nous avons réévalué notre peso de 7 p. 100, si bien que le dollar ne
pouvait plus acheter que vingt-cinq pesos.
Demain, cela fera une semaine que nous avons réévalué
notre peso convertible, si bien que le peso s’est valorisé à son tour de 8 p.
100. Donc, au total, 15 p. 100. Alors, munis de ce peso réévalué, nous allons
demain élever les pensions de tous les retraités qui touchent moins de trois
cents pesos, et par catégorie, autrement dit plus à ceux qui touchent moins. Ce
sont des générations de travailleurs qui ont subi les rigueurs du blocus, qui
ont fait des sacrifices. Oui, nous avions élevé les salaires, mais les pensions
restaient au même niveau, faute de ressources. Mais nous allons aussi réviser
les salaires les plus bas.
Je disais donc que la personne qui devient aveugle ne
reste pas du moins désemparée ou alors celui qui est accidenté, ou celui qui
reste invalide, ou celui qui est né handicapé, ou celui qui est devenu invalide
ensuite parce qu’il est né avec une certaine tendance qui finit par
l’handicaper totalement… Bref, toutes ces personnes reçoivent une aide. Non
seulement elles vont continuer de la recevoir, mais elle va s’élever toujours
plus.
Demain, donc, les pensions enregistreront une hausse
générale de plus de 80 p. 100, à partir d’un peso réévalué, d’un peso qui
continuera de se réévaluer. C’est déjà quelque chose, n’est-ce pas ?
Ailleurs, les gens restent aveugles. Quel Etat les
aide ? Quelle organisation ? Uniquement les sociétés caritatives des
Eglises. Combien d’aveugles traînent dans les rues, ou d’enfants aveugles ou
invalides nettoyant des pare-brises ou demandant l’aumône ?
Nous défions n’importe qui de voir dans notre pays un
seul enfant qui ne va pas à l’école, qui erre dans les rues au lieu d’aller en
classes ! Nous avons été pauvres et nous avons vécu des temps difficiles,
certes, et des parents irresponsables envoyaient leurs enfants demander des
choses aux touristes… Mais cela se verra de moins en moins, parce que nous
avons tous calculé mathématiquement, marchandise, prix, coût, coût
international, revenu, pensions, besoins de l’être humain.
Voilà pourquoi je vous disais que notre Révolution a
accumulé beaucoup d’expériences et a créé les conditions nécessaires pour
pouvoir faire ce que nous faisons.
Nous avons
rationné nos aliments, parce que ça a été indispensable, mais ce ne sera pas
éternel. Nous avons vécu une guerre qui a duré quarante-six ans, nous nous
sommes défendus des attaques de l’Empire. Nous avons dû faire face à des
crises, à des périodes très difficiles, et nous sommes toujours sur le pied de
guerre.
Toutefois, malgré cette situation extrême et les
crises auxquelles le blocus nous a conduits, nous n’avons pas oublié le peuple
étasunien. Celui-ci finira par réagir, parce qu’il compte aussi des millions de
personnes cultivées, de personnes intelligentes, qui reçoivent des nouvelles
sur Internet ; ce peuple peut être berné devant l’impact d’un fait aussi
dramatique que la destruction des tours jumelles de New York et dans le cadre
d’un état d’émotion de ce genre, mais vous ne pouvez pas, comme le disait
Lincoln, berner tout le peuple tout le temps. Dans le cas des Etats-Unis, on
pourrait dire « tout le peuple tous les jours ». On peut le berner
une partie du temps, mais il finira par prendre conscience. Les erreurs mêmes
conduisent ce peuple à la crise, d’où viendra la prise de conscience.
Ce peuple s’inquiète de l’environnement ; ça ne
lui plaît pas qu’on détruise l’Alaska, qu’on renonce au Traité de Kyoto, que
les parcs nationaux soient détruits et soumis à une exploitation minière ou
pétrolière.
Comme tous les autres peuples, les Etasuniens
estiment des valeurs comme la santé et la paix.
Oui, mais jusqu’à quel point ont-ils eu droit à une
information objective ? N’est-ce pas là une très brutale violation des
droits de l’homme que de prohiber à toute une nation une information
objective ?
Aujourd’hui même, l’administration étasunienne veut
liquider la petite ouverture envers Cuba qui s’était produite quand les ventes
d’aliments ont été autorisées en vertu d’une loi du Congrès, à laquelle la
majorité des sénateurs et des représentants s’est opposée et qui demandait la
levée du blocus, et cette loi qui aspirait à bien plus a été sabotée : les
ennemis de Cuba lui ont accolé des tas d’amendements, un procédé auquel ils
recourent chaque fois qu’ils veulent et en vertu duquel ils accolent un
amendement à une loi fondamentale qui n’admet pas de retard, si bien que tous
les représentants sont contraints de voter. Mais la majorité est contre cette
loi et les agriculteurs s’y opposent. Ces ennemis ont inventé maintenant que
nous devons payer à l’avance les achats de denrées alimentaires que nous
faisons aux Etats-Unis. Avant, nous devions payer comptant, sans une seconde de
retard, ce qui est tout de même un grand mérite, ne trouvez-vous pas ?
Non, maintenant, nous devrions même payer d’avance afin qu’il leur soit
possible de mettre cet argent-là sous séquestre et de liquider ainsi les ventes
d’aliments.
Bien entendu, nous avons appris quelques petites
choses et nous savons calculer les dommages. Nous calculons tout pour acheter,
d’où vient la marchandise, quand vaut le transport, combien ça coûte, et tout
et tout. En fait, nous sommes devenus immunisés à tout ce que ces ennemis
peuvent inventer, si bien que tout ce qu’ils inventent, ils les ratent. Et je
n’exagère pas.
Maintenant, ils sont en train de vérifier les
ressources que possède Cuba. Ils n’imaginent même pas ce que nous avons appris à
économiser sur les choses, en utilisant bien les fonds, le gros de nos
ressources. Il y avait trop de gens ici qui pouvaient décider à quoi on devait
investir nos devises. Bien entendu, il existe des ressources nouvelles chez
nous, mais l’essentiel vient des économies. Et ça, l’ennemi ne peut rien faire
contre. À moins d’une guerre pour nous détruire.
La situation nouvelle que connaît le sous-continent,
nos nouvelles relations avec ces pays-là nous offrent des avantages. Nous
savons très bien combien vaut un kilo de haricots noirs ou rouges, combien vaut
le maïs en bourse, combien vaut le transport. Si nous décidons d’engager des
dépenses sur n’importe lequel de ces produits, nous savons ce que nous devons
faire. Mais je préfère ne pas en parler.
Nous prenons des mesures. Ainsi, par exemple, nous
sommes en train d’acheter la moitié de la production de lait en poudre de
l’Uruguay et elle doit être sur le point d’arriver. Il s’agit d’un gouvernement
avec lequel nous venons de rétablir des relations, d’un gouvernement
progressiste, d’un gouvernement juste, d’un gouvernement vraiment démocratique.
Et pourtant, Dieu sait s’il est difficile d’être
démocratique dans ce système ! C’est même quasiment impossible. Ce serait
presque un miracle. Il n’y a qu’à voir comment on vous bombarde un candidat à
coups de médias… Vladimir en sait quelque chose. C’est bien Vladimir, ton
prénom, n’est-ce pas ? Ça me rappelle un nom historique que les Russes
connaissent bien. C’est sans doute de là que tes parents l’ont pris. Pas mal de
Russes se prénomment Vladimir. Bref, en tout cas, il sait, lui, comme ça se
fait. A coups de matraquage, en créant des réflexes. Transmettre des opinions
est une chose, créer des réflexes en est une autre. Le mécanisme par lequel on
berne des millions de personnes consiste à créer des réflexes.
Un Russe éminent, Pavlov, a étudié les
réflexes ; il savait comme faire danser les ours, et presque comment faire
parler les singes : à travers des réflexes. Et c’est à travers les
réflexes que les techniques modernes de publicité commerciale traitent les
masses, leur transmettant des idées politiques à travers ces méthodes.
Si vous voulez faire prendre conscience, vous devez
lutter contre les réflexes. Et notre pays a appris à le faire. Au triomphe de
Au moins dans notre pays, plus de 95 p. 100 des électeurs
vont voter, et sans pub, sans affiches qui salissent les murs et les rues et
qui vont contre l’hygiène mentale et contre le paysage. Il faut voir ce qu’on
invente : « Votez pour Machin, c’est un saint, il va aller tout
droit au Ciel. Il n’a jamais volé un
centime et il n’en volera jamais. Il a toutes les vertus du monde… » Et
patati et patata. On s’étonne qu’un type pareil ne soit pas déjà dans le
calendrier chrétien ! Et leur prétendue démocratie repose sur tous les
mensonges inventés dans le monde à travers les méthodes publicitaires. Je ne
veux pas discuter de ça, mais je sais bien combien de mensonges se cachent
derrière. Et pourtant, le président Chávez a remporté haut la main le
référendum, un vrai raz-de-marée. Ce qui n’empêche pas les médias de continuer
de dire qu’il n’est pas démocrate…
J’ai passé des heures devant le téléviseur, à titre
d’ami, de frère des Vénézuéliens, et même comme observateur des méthodes et des
procédés qu’utilisent les forces ennemies de la paix et du progrès des peuples.
J’ai vu comment elles travaillent. Incroyable. Et que de temps perdu !
Dans notre pays, la pub n’existe pas. Voilà pourquoi
tout ce que produit la télévision n’apporte absolument rien au P.I.B. Les
services d’éducation, de santé et de loisirs n’apportent quasiment rien au
P.I.B., parce qu’ils sont gratuits, qu’ils ne comptent pas. A la manière dont
comptent les capitalistes, une tonne de ciment vaut plus qu’une vie !
Qu’un médecin ait pu faire repartir, par exemple, le cœur d’un malade pour lui donner
le temps d’arriver en vie à l’hôpital vaut moins qu’une tonne de ciment, parce
que ça n’a rien apporté au P.I.B.
Il faut analyser les valeurs à partir desquelles on
mesure jusqu’à la littérature, les arts, la qualité de la vie. La qualité de la
vie n’apparaît sur aucun P.I.B. Peu importe qu’une personne puisse finir à
l’asile de fous, ou qu’il vive dix ans de moins parce qu’on lui a inculqué
l’habitude de fumer et qu’il fumait trois paquets par jour, et qu’il soit mort
de cancer ou d’un arrêt du cœur. On ne lui a appris l’hygiène qu’il faut avoir
pour pouvoir vivre plus longtemps. Tout le monde sait ce qu’il faut faire pour
vivre quelques années de plus, ce qu’il faut manger, quels exercices il faut
faire…
Je vous explique tout ça, parce qu’on ne cesse de nous
accuser d’être les pires violateurs des droits de l’homme au monde. Pour la
même raison que je vous ai parlé des aveugles.
Mais je sais que vous voulez savoir ce qu’il se passe
dans ce sous-continent, que vous avez posé des questions au sujet de son avenir,
et je sais que vous avez vu clairement qu’il était l’avenir. Il n’est pas
l’avenir, mais il est appelé en tout cas à jouer un rôle très important dans un
monde de paix, dans un monde de dialogue, dans un monde civilisé. Les
potentialités y sont énormes. Et beaucoup de gens le savent. Les Européens le
savent. Sinon, que serait venu faire Zapatero à la réunion dont je vous ai
parlé ? Que faisait Zapatero à prononcer un discours constructif devant
l’Assemblée vénézuélienne ? Ou alors que faisait un commissaire de l’Union
européenne en visite à Cuba, ce pays si diabolique ? Il est venu, nous
l’avons reçu, nous avons conversé avec lui, et je lui ai dit : Nous ne
redoutons aucune discussion. Nous n’avons pas du tout peur de discuter, de
parler, parce que nous avons un arsenal bien fourni d’arguments, de faits, de
choses. Pas de sornettes, pas de promesses, mais bel et bien de réalisations,
de choses faites, même si nous n’en parlons pas beaucoup. Quelle importance ça
a de divulguer ce que nous faisons ?
J’ai participé à une vingtaine de réunions sans rien
dire, mais ici, concrètement, je vous ai expliqué comment vont les choses dans
ce sous-continent au sujet duquel vous voulez apprendre et dont vous avez
discuté. Et vous faites bien. L’Europe veut être présente parce qu’elle sait
que ce sous-continent est décisif, bien qu’on veuille l’en chasser. Les
Chinois, avec leur sagesse millénaire et leur expérience, le savent aussi.
Le président chinois est venu ici il n’y a pas
longtemps, et il a été aussi ailleurs en Amérique latine, au Brésil, en
Argentine, tandis que le vice-président a visité le Venezuela et les Caraïbes.
Alors je me demande : les Russes vont-ils donc être absents de ce
continent ? Vous avez dit non, tout à fait correctement. Ce continent est
décisif pour l’avenir, même si l’impérialisme veut le contrôler indéfiniment.
Il le pourra de moins en moins, je vous l’assure, parce que ce n’est pas avec
un esprit de conquête et de pillage que vous pouvez gagner les cœurs des
peuples de ce sous-continent. Il faut y venir pour donner et recevoir, ou
alors, si vous préférez, pour recevoir et donner. Je ne représente pas ce
continent, bien entendu, mais j’ai le droit de penser qu’on ne peut venir ici
que pour échanger, que pour unir, que pour aider et être aidé, que pour partager et conjuguer, non seulement
à la recherche de profits matériels ou économiques, mais aussi en quête de la
paix, en quête de forces qui fassent prévaloir la sagesse et la paix dans le
monde, en quête de forces qui aident à sauver la civilisation dont vous avez
parlé. Je le sais très bien et je sais, après avoir lu le résumé, que vous avez
posé cette question. Non, je ne vois pas d’autres chemins.
Je sais que le président russe a eu récemment une
réunion en Europe avec le président français, avec le chancelier allemand et
avec un autre président dont j’ai oublié qui c’est. Ça n’a pas fait très
plaisir à ceux qui dirigent notre voisin du Nord, je peux vous le dire !
Mais voyez un peu comment les choses se
passent : quatre présidents se réunissent à Paris – curieux que le
président chinois n’ait pas été là – tandis que le président argentin, le
président colombien, le président vénézuélien et le président du gouvernement
espagnol se rencontrent au Venezuela, dans la patrie de Bolívar. Voyez donc
comment les esprits, les courants de pensée communiquent. La pensée voyage et
vole. C’est la seule chose qui voyage plus vite que la lumière. Et on peut
constater ce phénomène partout. Les autres, eux, veulent provoquer des
conflits, des divisions, des guerres. En effet, quand un pays comme
Tout le monde sait que la concurrence économique a
engendré les guerres, que des déficits commerciaux et des déficits budgétaires
colossaux ont été dû essentiellement à la course aux armements, à des guerres
livrées sans levée d’impôts, aux gaspillages, et que tout ceci peut éveiller la
tentation de déclencher des conflits qui mettent hors de combat des pays à
grand potentiel de développement.
Je me demande s’il existe dans ce colossal Empire
étasunien des dirigeants politiques – je parle des fondamentalistes – qui
souhaitent le développement de
Nous savons quels produits étaient de bonne qualité
et lesquels ne l’étaient pas. Tout comme en Occident : nous savons ce qui
sert et ce qui sert pas. Parce que nous ne pouvons nous donner le luxe
d’ignorer la valeur et les possibilités de chaque pays.
Je me demande : quel espace reste-t-il si l’on
conquiert tout, si l’on occupe tout, si l’on envahit l’Iraq, si l’on menace
l’Iran parce qu’il pourrait avoir des armes nucléaires ? En fait, des
alliés des Etats-Unis possèdent des centaines d’armes atomiques et pourtant on
le leur permet, personne ne les leur conteste, c’est la vérité. Vous savez de
quoi je parle. Je ne veux pas nommer de pays, je n’ai rien contre aucun pays,
mais je dois dire la vérité. Nous savons comment sont les choses, avec cette
loi de l’entonnoir : large pour les uns, étroit pour les autres. Ainsi va
le monde, qui nous conduit, vous le savez, dans une impasse. Nul ne peut le
nier.
Mais cette réalité-là suscite aussi un éveil des
consciences.
La crise pétrolière suscitera un éveil des
consciences. Celui qui dirige le Nord vient de l’affirmer : il nous faut
chercher toutes les énergies. L’énergie nucléaire, depuis l’accident de
Tchernobyl, a provoqué dans le monde une crainte justifiée, et il n’est pas
facile aux USA de se mettre à construire des centrales atomiques en série. Pas
plus que d’en revenir au charbon avec ses effets polluants.
Le président des Etats-Unis a parlé de l’hydrogène.
Mais il n’a pas dit d’où il prétendait le tirer : des gaz, de l’énergie
fossile, de l’eau ? S’il le tire de l’eau, alors vous pouvez être sûr que
nous lui enverrions nos félicitations chaleureuses – même moi. Je serais même
disposé à le proposer au Prix Nobel et jusqu’à demander aux gens de signer des
pétitions pour qu’on le canonise s’il avait l’heureuse idée de régler les
problèmes en tirant de l’eau l’hydrogène qui servirait à faire rouler les
voitures !
Je le sais très bien, parce que nous avions ici trois
ou quatre compañeros fanatiques qui
voulaient tirer de l’hydrogène de l’eau, qui y ont travaillé pendant une
trentaine d’années, je me rappelle même leur avoir rendu visite. Je sais qu’ils
ont en fait obtenu un peu d’hydrogène, mais que ça a explosé. Ça fait longtemps
que je ne sais plus rien d’eux.
Je sais très bien qu’on fabrique des voitures à
hydrogène au Japon, en Europe, aux Etats-Unis. Ce qu’ils ne nous ont pas dit,
c’est d’où ils tirent l’hydrogène. Parce que s’ils le tirent du pétrole, à quoi
bon ? Quasiment tout aujourd’hui sort du pétrole : ces matériaux,
cette bouteille, ce bouchon, ce téléphone. Tout ça ne vient pas de l’acier, ni
du fer, tout ça vient du pétrole. Il n’y a rien qui ne vienne du pétrole. Je
crois que même nous, nous venons du pétrole (rires).
C’est un fait.
Alors, que va-t-il se passer quand il n’y en aura
plus ? Et tout le monde sait qu’il s’épuise. Il faudrait être un
analphabète total ou un irresponsable total pour croire que le pétrole va durer
cent ans de plus au rythme de consommation actuel.
Oui, je sais, il existe des techniques plus modernes
qui permettent d’en découvrir encore plus profond, mais plus on en trouve au
fond de l’océan et plus vite on le jette, plus vite on le gaspille. En fait,
c’est qu’il faut faire, entre autres choses, c’est se battre pour que les
voitures économisent.
Or, l’une des choses qu’a faites ce gouvernement-là,
c’est supprimer certaines mesures qui exigeaient des constructeurs que les
voitures consomment de moins en moins ! Alors, quoi, vous allez conquérir
le monde à coups de canon, vous allez le menacer de vos armes, de vos escadres,
de vos porte-avions, de vos missiles de croisière, de vos armes atomiques pour
qu’il soit obéissant, qu’il soit discipliné, qu’il produise des matières
premières, qu’il produise du pétrole pour que puissiez, vous, continuer de
dépenser le quart de l’énergie mondiale ?
Nous autres, nous sommes en train de faire quelques
petits efforts qui pourraient être intéressants en matière d’énergie et
d’économie d’énergie. Nous tâchons d’aller au cœur de la question.
Minutieusement. Nous allons faire une modeste contribution au monde tout
simplement en économisant peut-être la moitié de l’énergie électrique que nous
consommons, ce qui nous permettra aussi d’économiser quelques centaines de
millions de dollars en énergie, une partie de ces économies devant ensuite
favoriser les programmes sociaux dont je vous ai parlé et l’autre en
investissements très bénéfiques et, dirai-je, très rentables. Et ceci à partir
d’une matière première de grande valeur qui s’appelle l’éducation et les connaissances, qui
s’appelle capital humain. Voilà ce que nous possédons fondamentalement :
du capital humain, et on verra bien.
Comme je le disais à mes compatriotes : tout est
donc parfait ? Non, ce n’est pas nous qui dirions que nous sommes
satisfaits. Mais, au fil du temps, nous avons appris de nos erreurs, nous avons
acquis de l’expérience. C’est un privilège, même pas un mérite.
Si, en ce qui me concerne, j’ai vécu un certain
nombre d’années, je ne peux pas dire que ce soit un mérite. C’est une chance,
surtout après toutes les tentatives qu’on a faites pour me mettre hors de
combat prématurément. Si la nature m’a donné une certaine capacité de vie,
pourquoi me la supprimer ? Donc, j’ai vécu, j’ai appris. Mais pas
seulement moi ; il y a tout un tas de gens qui ont appris, il y tout un peuple qui a appris au long de ces
quarante-six ans, tout un peuple conscient de ses qualités, mais aussi des ses
faiblesses et de ses défauts. Nous sommes très conscients de nos défauts, et
nous sommes critique et bien critiques, et je n’aurais pas la moindre honte à
vous parler des erreurs que nous avons commises.
Notre principe, c’est de ne pas occulter nos erreurs,
de dire la vérité, d’être honnêtes, de ne cesser de rectifier, d’examiner notre
conduite, de ne pas nous endormir sur nos lauriers. Voilà pourquoi Cuba peut
donner l’impression d’un phénix qui renaît de ses cendres. Oui, c’est sans
doute l’impression qu’on doit avoir dans bien des endroits du monde : un petit
oiseau phénix qui renaît de ses cendres, une petite hirondelle qui fait le
printemps… Pour le dire en quelques mots : Cuba vole et vole haut.
Il me semble avoir parlé plus qu’il ne fallait. En
tout cas, vous ne pourrez pas me dire que je n’ai pas été sincère, que j’ai eu
peur de dire la vérité et de parler franchement, respectueusement. En fait,
j’ai parlé en frère, comme quelqu’un qui apprécie la vie.
Et même si j’ai de forts sentiments en moi, je ne les
ai pas laissé parler, j’ai tâché de faire parler la raison, comme le disait
notre poète en parlant de littérature. Quand il parlait de littérature et de ce
qu’il lisait là-bas, je me suis souvenu
de l’époque où j’étais enfermé en solitaire dans une cellule de la prison de
l’île des Pins, aujourd’hui île de
A vrai dire, j’étais déjà marxiste-léniniste quand
j’ai lancé la lutte armée. Je l’ai été, je le suis et je le serai. Que personne
ne s’en étonne. Je ne suis pas dogmatique, j’analyse les mérites que peuvent
avoir les personnages dans l’Histoire, je ne renie jamais mes idées, je suis
capable d’être critique. En tout cas, je n’ai rien à critiquer – je vous le dis
honnêtement – à Marx ni à Lénine ni à Engels. C’est d’ailleurs celui-ci qui m’a
appris que même les étoiles s’éteindront quand leur énergie s’épuisera et qu’il
existe des étoiles éteints depuis bien longtemps, tandis que d’autres
s’éloignent du prétendu site de la grande explosion.
Lénine n’était pas encore né quand Marx a publié son Manifeste communiste.
Le monde est très différent de celui qu’ont connu
Marx et Lénine. Personne n’aurait pu imaginer ce qu’il deviendrait, comme des
communications en quelques secondes. Ils ont vu, eux, où conduisait le système
dans lequel se développaient les forces productives, ils ont vu que celles-ci
atteindraient un tel niveau qu’elle provoqueraient des situations nouvelles, de
grands changements. Nous sommes maintenant en pleine mondialisation, dans des
conditions que personne n’aurait imaginées. Avant, les contradictions et la
concurrence se réglaient à coups de guerre. Aujourd’hui, aucune guerre ne peut
régler aucun problème. En fait, les guerres
modernes s’interdisent d’elles-mêmes parce qu’il n’y aurait ni vainqueurs
ni vaincus. Vous le savez bien, vous les Russes, qui avez été une
superpuissance et qui restez une puissance grande et forte.
A un moment donné, il y a eu un certain équilibre.
Les adversaires ont d’abord eu l’arme nucléaire, puis il y a eu un équilibre.
Chaque partie fabriquait toujours plus d’armes, si bien que la différence était
que la première pouvait détruire la seconde quinze fois, et la seconde la
première dix fois. La question était de savoir combien de fois l’une pouvait
détruire l’autre. Vous avez cessé d’être une superpuissance en tant que Russes,
mais tout le monde sait que vous pouvez détruire l’autre cinq fois.
En tant que pouvoir réel du point de vue
technico-militaire, l’Etat russe a quatre fois trop de pouvoir, parce qu’il lui
suffit d’un seul pour détruire l’autre. Et un jour le peuple étasunien le
comprendra, j’en ai l’espoir.
Je peux vous dire que je suis heureux d’avoir assisté
à votre réunion, de voir ce dont vous avez parlé et comment vous l’avez fait.
Oui, je m’en réjouis, parce que je vois dans votre pays, qui a tant de mérites,
tant d’histoire, tant d’héroïsme, un potentiel pour contribuer à la paix dans
le monde, pour contribuer à la civilisation, pour préserver l’espèce. Personne
n’est de trop, à plus forte raison ceux qui peuvent faire beaucoup, comme
Tenez, voyez donc ce que vient de faire l’Argentine,
la façon dont elle a abordé la question de la dette extérieure. Et j’ai été
sidéré quand le président de notre Banque centrale, je crois, m’a dit que Bush
avait fait une déclaration très élogieuse pour l’Argentine ! Je vais
devoir le lui redemander, vrai, parce que j’ai encore du mal à le croire. Mais
bien entendu, Bush couvrait Kirchner de fleurs pour pouvoir mieux attaquer
Chávez, pour attaquer la réunion d’hier qu’il n’a pas du tout appréciée. Mais
il ne va pas pouvoir neutraliser Kirchner en le flattant ou avec des choses de
ce genre. Parce que Kirchner vient de décocher un crochet au Fonds monétaire
international. Plus qu’un crochet, un bon direct au menton ! Le FMI n’est pas encore K.O., mais il a en tout
cas les jambes en flanelle, vous pouvez être sûrs, parce que personne à ce jour
n’avait abordé la question de la dette de cette manière, n’avait adopté une
position aussi ferme que l’Argentine.
Le Fonds monétaire international a encore quelque
temps à vivre, pas beaucoup, je crois. Non, je ne crois qu’il survive plus de
deux décennies. Je doute même qu’il survive une décennie de plus, parce que les
calculs ne mentent pas. J’ai beau additionner, soustraire, multiplier, diviser,
rien ne va. La crise est insupportable. Ce n’est pas même pas une crise,
d’ailleurs, mais un cumul de crises, un cumul de problèmes, et à tel point que
l’ordre en place durera moins de deux décennies. Eux, ils ont toujours inventé
une parade, telle ou telle formule, ou la méthode keynésienne, ou bien
j’imprime des billets, j’évite la crise en faisant fonctionner la planche à
billets, en augmentant les liquidités, etc.
Il me reste encore une dette envers vous, j’ai parlé
très rapidement et je suis prêt à répondre à toutes vos questions, autant que
vous voudrez, tout le temps qu’on me laissera.
Je suis arrivé ici avec sept minutes de retard. Il y
avait longtemps que je n’arrivais plus en retard, mais j’étais en train de
converser avec le ministre canadien de l’Agriculture et avec un groupe
d’agriculteurs, nous parlions d’agriculture, de prix des produits, du prix du
blé, du maïs, des haricots, des lentilles, des pois chiches, des vaches, de tas
de données, de la production, de tout. Je lui parlais de ce que nous allions
acheter au Canada cette année-ci. Je n’aime pas faire des promesses, mais je
lui ai promis que nous allions acheter trois fois plus que l’an dernier. Oui,
parce que nous avons quelques plans élaborés, quoique non divulgués encore.
Veuillez donc me pardonner mes sept minutes de
retard. Ils devaient partir à une réunion à quatre heures, juste quand j’avais
prévu de vous rencontrer. Je sais que mes compagnons seront d’accord que je
vous explique les raisons de mon retard. Rassure-toi, vous aurez ensuite un
dîner (rires).
Alors, je me soumets à vos questions, sur n’importe
quel point (rires). Que
Luisa
Zheresada Vicioso.
J’aimerais que vous me disiez où vous situez les Caraïbes dans ce dialogue des
civilisations. Comme région, nous avons produit d’extraordinaires théoriciens,
par seulement pour nous mais encore pour le monde, à commencer par Frantz Fanon
et son rôle en Afrique, et pour les opprimés du monde.
Fidel
Castro. Tu crois donc que je
ne suis pas Caribéen, que je ne me sens pas Caribéen ?
Luisa
Zheresada Vicioso. Non, je
n’ai pas dit ça.
Fidel
Castro. Ne sais-tu pas que
quand vous aviez Trujillo chez vous et que j’étais en seconde année de droit,
j’étais président du Comité en faveur de la démocratie dominicaine, et que, quand une expédition s’est organisée en
1947 pour libérer le peuple dominicain de Trujillo, je me suis enrôlé ?
J’ai été le seul de ce Comité à le faire, même si ceux qui y participaient
étaient mes ennemis. Je ne sais pas si tu le sais, mais je suis resté jusqu’au
bout. Beaucoup ont déserté. A un moment
donné, il y a eu un problème et le bateau sur lequel j’étais a été arrêté aux
abords de la côte haïtienne. Je n’étais pas le chef, j’étais seulement lieutenant
d’un peloton, parce que j’avais quelques connaissances et que j’aimais
l’aventure, je ne vais pas le nier. Si
on veut me traiter d’aventurier, eh bien, j’accepte ce titre avec
honneur ! Aventurier en géographie, en excursions, en tout ce que vous
voulez, mais pas en politique. En politique, j’accepterais le titre
d’audacieux. Quiconque ne l’est pas quand il se lance dans cet emploi, mieux
vaut qu’il laisse sa place à quelqu’un d’autre, vous comprenez ? (Rires.)
Je suis donc parti avec cette expédition avant de
conclure ma seconde année de droit. J’ai eu vingt et un ans sur la caye où l’on
préparait l’expédition, commandée par une série de Cubains imbéciles et
suffisants qui voulaient aider les Dominicains et prétendaient faire tout tous
seuls.
C’est là que j’ai fait connaissance de Juan Bosch,
qui m’a frappé d’entrée par son courage intellectuel, par ses sentiments. C’est
là aussi que j’ai connu Pichirilo, qui est venu avec moi sur le Granma : c’était le capitaine du
bateau où j’étais, l’Aurora. Il y
avait quatre bateaux, dont deux de débarquement, et quelqu’un qui était sur un
bateau plus rapide a trahi. Quand on était dans la baie de Nipe, on a reçu un
ordre de cet autre bateau selon lequel il fallait l’attendre près de Moa,
proximité du Canal du Vent. Et là, il y avait une grande frégate qui nous
attendait ! Jamais les canons d’une frégate ne m’ont paru plus longs,
parce que les marins les avaient mis à nu, nous les montraient et
criaient : « Rebroussez chemin ! » Les responsables de
l’expédition ont dû obtempérer.
Pichirilo, un Dominicain, je vous l’ai dit, était
avec moi sur le bateau. Quelle décision, quel courage ! Des années plus
tard, il a été notre pilote du Granma.
Nous sommes devenus frères, parce que ce jour-là je me suis rebellé et séparé
de la compagnie où j’étais chef de peloton, et je me suis écrié :
« Je m’oppose à ce que nous regagnions le port, on va tous nous faire
prisonniers à Cuba, je refuse. » Mon idée était de cacher les armes dans
une région montagneuse, et je me suis mis à récupérer les armes. Un tas de
collaborateurs m’ont aidé, entre autres le capitaine du bateau. C’est là que je
suis devenu son ami, qu’il est devenu mon complice dans cette situation
compliquée quand je me suis rebellé contre les chefs cubains et dominicains.
J’ai fait comme Hugo Chávez. Je me suis révolté parce que je refusais de
regagner un port où on allait perdre les armes et tomber tous prisonniers. J’ai
même pensé au départ que la frégate qui nous bloquait le passage était
dominicaine. C’est après que je me suis aperçu qu’elle était cubaine.
Pichirilo a continué d’être mon complice. Je n’ai pas
pu faire ce que je pensais faire parce que la frégate nous suivait de près.
Nous avons attendu la nuit. Le capitaine qui était complice a réduit la vitesse
de moitié. Mais ça n’a servi à rien, parce que nous étions en été et que la
nuit tombait très tard. Comme j’étais toujours révolté, j’ai abandonné le
bateau sur un dinghy avec trois autres, et nous avons été les seuls des mille
et quelque à ne pas tomber prisonniers. Le capitaine a dit à ceux de la frégate
qu’il ne connaissait pas l’entrée de la baie et qu’il avait peur de s’échouer.
C’était aventureux, je l’admets. Tout le monde croyait que les requins
m’avaient dévoré et un jour j’ai surpris tout le monde en ressuscitant. J’ai
ressuscité bien des fois.
Je connais donc la cause, je l’aime, et je suis
Caribéen. Tu connais nos relations avec les révolutionnaires dominicains et
Caamaño ici, où il est venu après sa résistance héroïque. Après notre victoire,
des dizaines de révolutionnaires cubains ont atterri aux abords du massif
montagneux et ont lutté contre Trujillo.
Bref, je suis un militant de la cause caribéenne. Je
suis Caribéen, et je suis fier de nos relations avec les Caraïbes.
J’ai beaucoup de sympathie pour les Antilles
anglophones. N’allez pas croire que je sois fanatique des Latino-Américains. Je
suis critique à leur égard aussi, tout comme je suis critique de moi-même et
des Cubains.
Ce sont les Antilles anglophones, en tout cas, qui
ont contribué à briser le blocus de l’Amérique latine quand tous les pays, sauf
le Mexique, avaient rompu les relations diplomatiques avec nous. Ce sont elles,
qui n’étaient même pas indépendantes au
triomphe de
Ce sont les Antilles anglophones qui ont été nos
meilleurs amis sur ce continent, pas les Latino-Américains, et nous avons avec
elles des liens très forts. Voilà pourquoi leurs jeunes ont le droit d’étudier
dans nos universités, sans restrictions, gratuitement et dans tous les
domaines.
Notre Ecole latino-américaine de médecine compte dix
mille étudiants latino-américains et caribéens.
J’aurais dû vous dire que
J’étais déjà communiste avant d’être marxiste,
communiste utopique ! D’où ai-je tiré ça ? De la vie, de la
réflexion. Je suis arrivé à mes convictions en étudiant l’économie.
Je suis né et j’ai vécu dans un latifundio de dix
mille hectares, appartenant à mon père, qui était maître de tout ce qu’il y
avait dans le coin, sauf de l’école et du télégraphe : il était même
maître du gallodrome, de la boucherie, du bétail, des tracteurs, des camions,
de l’épicerie, de l’entrepôt. Je pouvais comprendre Marx quand il disait que la
propriété privée peut exister à condition qu’elle n’existe pas pour les neuf
dixièmes de la population, parce que je suis né à un endroit où mon père était
le maître de tout.
J’ai fait des études dans des écoles religieuses. Je
ne suis donc pas né dans un berceau de prolétaires. Bien mieux, si je n’avais
pas été fils de propriétaire terrien, je n’aurais pas pu faire d’études. Et si
je n’avais pas pu faire d’études, alors je n’aurais pas eu d’idées, je n’aurais
pas de cause à défendre.
Je dois savoir gré à cette circonstance d’avoir pu
apprendre quelque chose, de ne pas être un analphabète politique. Mon
analphabétisme politique, je l’ai liquidé moi-même, parce que j’étais déjà
alphabétisé en idées. Euh, pas tant, parce que j’étais fils et non petit-fils
de propriétaire terrien, je n’ai pas connu la vie bourgeoise dans un quartier
aristocratique où on aurait fait de moi le plus grand réactionnaire ayant
jamais existé dans ce pays, parce que, dans un sens ou un autre, je ne serais pas
resté à mi-chemin. Vous avez des gens qui, par tempérament, ne peuvent pas
rester à mi-chemin, qui sont trop enthousiastes dans un sens ou un autre.
Voilà, j’ai dû faire un peu mon autobiographie pour
vous prouver que j’ai été Caribéen, mais que je suis aussi Latino-américain,
que je suis Africain, que je suis Russe, que je suis Chinois, que je suis
Japonais, que je suis Vietnamien. En pleine guerre, le Vietnam savait qu’il
pouvait compter sur nos forces ; et les Noirs sud-africains savaient
qu’ils pouvaient compter sur notre sang, alors que les racistes possédaient
sept armes nucléaires. Je n’aurais donc pas à avancer beaucoup d’arguments pour
prouver que notre cœur n’est pas un cœur chauvin et que nous n’allons pas en
exclure les Caribéens, tant s’en faut :
ils y occupent une place bien grande.
Si vous voulez des gouvernements sérieux, alors
cherchez-les dans les pays qui ont été encore récemment des colonies anglaises.
Ce sont des gouvernements des plus sérieux, des gens loyaux, ceux qui avaient
le moins d’analphabètes. Moins que nous qui nous sommes libérés de l’Espagne ou
que vous. Nous, nous nous sommes libérés presque un siècle après, nous étions
un Etat esclavagiste. Il y a moins d’analphabètes dans les Caraïbes qu’en
Amérique latine, il y a de meilleurs services médicaux, des meilleurs niveaux
de santé qu’en Amérique latine, exception faite d’Haïti, qui a été le premier
pays à s’être soulevé et le pays où tout le monde est intervenu, mais où aucune
des anciennes puissances n’envoie de médecins.
Certains parlent de Médecins sans frontières. Très
bien, je les félicite. Qu’on les décore, qu’on leur décerne le Prix Nobel, mais
ils ne sont que quatre pelés et un tondu. Le problème, c’est que toute l’Europe
ensemble ne peut envoyer en Haïti les médecins que Cuba y a envoyés. Qu’on me
pardonne, mais c’est la vérité. Ils n’ont pas cinq cents médecins. Toute
l’Europe ensemble et les Etats-Unis n’ont pas en Afrique les médecins que nous
y avons, ou alors en Amérique centrale, prêtant service gratuitement. Ce n’est
pas comme au Venezuela avec lequel nous avons déjà un accord d’échange de biens
et services.
Je sais ici où aboutissent tous les profits. On nous
critique d’avoir centralisé. Mais si nous ne centralisions pas, nous ne pourrions pas faire ce que nous faisons.
C’est comme à la guerre, où les décisions sont prises par un état-major, parce
qu’il faut agir vite et qu’on ne peut commencer à trop délibérer. Ici, nous
discutons, mais personne ne peut vendre le pays à l’encan.
Quels sont ceux qui ont contracté les dettes en
Amérique latine ? Les ministres de l’Economie, même pas les parlements.
Quant au peuple, les gouvernements n’ont jamais discuté avec lui ces dettes
colossales qu’ils contractaient. Un ministre de l’Economie décidait si le pays
s’endettait ou non de quarante milliards. Ici, pour pouvoir relever les
pensions, tout l’Etat est réuni. J’ai des facultés, certes, dont je suis
investi en vertu de
Dans cette si démocratique Amérique latine, ce sont
les ministres de l’Économie qui ont décidé des dettes, et le gouvernement de
l’Empire n’a jamais dit que c’étaient des pays antidémocratiques, tant s’en
faut : pour lui, ceux qui ont contracté les dettes étaient super
démocratiques ! En 1985, Cuba a engagé une bataille contre la dette qui se
chiffrait alors à 350 milliards de dollars ; maintenant, elle en est à 750
milliards. Voyez un peu quelle belle démocratie régnait sur ce continent !
Et en Amérique centrale et ailleurs ? Que se
passe-t-il au Costa Rica, ce berceau, ce summum de la pensée
démocratique ? Nous avons maintenant à Cuba 70 000 médecins et plus
de 50 000 spécialistes, nous luttons du bec et des ongles contre le vol de
cerveaux. Et le Costa Rica compte, lui, plus de 800 médecins d’origine cubaine
qu’il a volés à notre pays voilà bien des années.
C’est un président costaricien, l’un des si nombreux
qui passent inaperçus dans ce pays, qui me l’a raconté à une réunion
internationale : « Nous avons chez nous 800 médecins
cubains. » Je lui dis : « Ah ! Bon, vous avez 800 médecins ? »
Mais ce pays n’a pas déboursé un centime pour ces huit cents médecins que nous
avons formés ici…
Les Etats-Unis ont voulu faire du Costa Rica une
vitrine pour l’opposer à Cuba et prouver qu’on pouvait faire « en
démocratie » ce que faisait Cuba « si
antidémocratiquement », autrement dit sauver des vies d’enfants, de
mamans, et toutes ces choses-là. N’empêche que la vitrine compte huit cents
médecins cubains qui exercent la médecine privée !
Tout ceci a beaucoup de valeur quand il faut discuter
certaines choses. Par exemple, un seul dollar permet à ceux qui en reçoivent de
l’étranger de payer trois cents kilowatts dont la production, elle, coûte à
l’Etat vingt-cinq dollars ! Quelle manière d’abuser du dollar reçu de
l’étranger ! Le fait qu’un vieux frigo n’ait plus de thermostat coûte à l’Etat
cubain sept dollars par mois, à cause des surplus de consommation. Alors, pour
économiser, nous allons faire disparaître tous les frigos sans thermostat. Non
en les envoyant à la ferraille, mais tout simplement en leur installant un
thermostat, en leur mettant des joints pour que le froid ne s’en aille pas.
Parce que nous avons découvert que cela implique un surplus de consommation
quotidien de sept à huit millions de kilowatts. Calculez un peu les millions
que nous allons pouvoir économiser rien qu’en en dépensant dix en thermostats.
Mais ça, nous ne le savions pas, nous l’avons découvert peu à peu à mesure que
le carburant renchérissait et qu’un kilowatt coûtait toujours plus cher à
produire.
Certains ailleurs ont peut-être plus de thermostats
que nous, mais c’est qu’ils ne vivent pas le blocus que nous vivons, nous. Leur
blocus à eux est plus terrible : c’est un blocus qui produit des
analphabètes, un blocus qui produit des mal nourris, des affamés, de la
mortalité infantile, de la mortalité maternelle, une réduction de l’espérance
de vie. Au milieu d’une prétendue démocratie. C’est un blocus pire que le
blocus économique et qui n’existe plus ici depuis belle lurette, ce qui nous
permet même de dévaluer le dollar. Quelle merveille ! Et nos voisins
ne peuvent même pas protester ! Qui pourrait donc exiger que notre Etat
débourse vingt-cinq dollars pour produire des kilowatts d’électricité que ceux
qui reçoivent ici des dollars de là-bas ne paient qu’un dollar ? Et qui
donc envoient ces dollars ici ? Des journaliers analphabètes ? Allons
donc ! Ce ne sont pas des analphabètes que les USA ont reçus et reçoivent
à titre d’émigrés, mais des diplômés universitaires, des techniciens, ou alors
de nombreux anciens propriétaires terriens et bourgeois qui s’y connaissaient
en affaires. L’émigration qui a les plus gros revenus aux USA, ce sont les
Cubains, bien plus que les Dominicains, ou les Haïtiens ou que n’importe quelle
autre population latino-américaine.
Je vous disais donc que nous avions maintenant une
monnaie bien à nous. Nous avons expulsé le dollar de la circulation pour ne
plus laisser que le peso convertible. Nous sommes en train de réévaluer notre
peso et notre peso convertible, les deux monnaies. Un pas dans un sens et un
pas dans l’autre. Le dollar donc est totalement dévalué face à notre peso
convertible, et ceux d’en face sont restés sans arguments.
Qu’est-ce que veut donc dire cette dévaluation ?
Qu’auparavant, vous achetiez 27 pesos avec un dollar, et maintenant vous n’en
achetez plus que 25. C’est là une mesure que nous pouvons appliquer autant de
fois qu’il le faudra.
Quel coup pouvons-nous assener à ce pauvre
dollar ? Aux Etats-Unis, le kilowatt d’électricité se paie de douze à
quinze centimes. Ici, moins d’un centime. Si vous consommez moins de 300
kilowatts, vous achetez trois kilowatts pour un centime. Quel crime avons-nous
commis contre le dollar ! Quelle terrible lamentation ! Quel
vandalisme de notre part que d’avoir demandé à ceux qui reçoivent des dollars
de l’étranger de payer plus ! Et pourtant, nous venons à peine d’effleurer
le dollar d’un pétale de rose ; mais nous pouvons aussi le faire avec une
lime… Quelle merveille que de ne pas appartenir au Fonds monétaire !
Quelle merveille que de n’avoir pas à demander l’aide de cette institution dans
ce monde en mutation !
Et c’est fort de cette expérience que j’ose vous
parler. Et si je le fais de la sorte, c’est parce que nous sommes en train de
définir des choses très importantes.
Le socialisme peut revêtir diverses formes, en
fonction d’un même objectif, peut se réaliser de différentes manières, selon
des styles différents en fonction des racines, des circonstances historiques et
des circonstances concrètes de chaque pays. Nous, en construisant le nôtre, je
vous ai expliqué comment nous l’avons fait. Et c’est maintenant que nous
pouvons tirer tous les avantages de ce que nous avons fait. Que nous commençons
à en cueillir les fruits. Maintenant que nous ne dépendons que de notre propre
conscience, de notre capital humain, de notre expérience et de notre volonté de
rectifier toutes les erreurs que nous avons commises en quantités
industrielles. Des erreurs tactiques, et certaines bien grandes, pas des
erreurs stratégiques. En fait, nous nous sommes efforcés d’éviter à tout prix
les erreurs stratégiques qui sont par définition irréparables.
Sachez que
certaines des choses qui nous sont arrivées ont été la conséquence de théories
et de livres écrits à une autre époque et ailleurs.
Ce que je peux vous dire dans cette plaidoirie
d’avocat – c’est ainsi que j’ai dû me défendre une fois – c’est que j’ai
toujours été antidogmatique, toujours contre les dogmes, contre les schémas,
contre les manuels. Je pense même – et Osvaldo le sait bien – Je pense que
l’économie, tout comme la politique, n’est pas une science, mais un art. Les
artistes ne peuvent pas dire qu’ils maîtrisent une science, même s’ils en ont
parfois besoin, ou de ses calculs. Si vous ne faites pas des opérations
d’addition, de soustraction, de multiplication et de division, si vous ne tirez
pas la racine carrée, vous ne pouvez faire aucun calcul, mais le poète, lui,
mélange des mots, des idées, des images, des styles. L’écrivain, aussi. L’homme
politique, lui, mêle des choses, des facteurs ; l’économiste brasse aussi
des éléments. Le monopole a toujours existé, le libre-échange n’a quasiment
jamais existé. Ce ne sont que des théories auxquelles s’opposaient toutes les
nations industrialisées. C’est maintenant qu’elles dominent le monde qu’elles
disent aux autres qui cherchent à se développer : faites du libre-échange,
zéro tarifs douaniers, zéro ci et zéro ça…
Donc, pour moi, il est très clair que l’économie est
un art et une science, tandis que la politique est un art, mais pas une
science. Fondez-vous sur la politique, fondez-vous sur la science et fondez-vous
sur tous les facteurs en jeu. Mais j’ai une très grande estime de l’économie,
que je considère comme un art, et de la politique, que je considère comme un
art.
Quelqu’un d’autre veut-il intervenir ? Eh, dis
donc, préside un peu… Donne la parole à tous ceux qui veulent. Je réponds aux
journalistes, à tous ceux qui veulent.
Évêque Feopan. Compañero Castro…
Fidel
Castro. Personne ne me
traduit ? Je n’entends que le russe (rires)…
Évêque Feopan. Compañero Castro,
permettez-moi avant tout de vous remercier de cette possibilité de pouvoir
disposer d’une église orthodoxe russe. Les usines vieillissent,
malheureusement, perdent même leur raison d’être, même si elles ont été bâties
sur la fraternité. En revanche, plus une église est vieille et plus elle a de
la valeur. Et l’église que vous nous aidez à construire pour l’orthodoxie russe
sera encore dans un siècle le témoin fidèle de nos bonnes relations.
Mais c’est une autre question qui m’intéresse. Je
suis évêque dans une région du Caucase du Nord et j’ai été témoin, hélas, de la
tragédie survenue quand des terroristes ont pris une école d’assaut. Je suis
arrivé sur les lieux vingt minutes après et je suis resté jusqu’au bout.
Quelque chose de terrible. Etant donné que les terroristes se justifient fréquemment
en affirmant qu’ils mènent des missions de salut, mais ce que j’ai vu, moi,
était quelque chose de terrible, je voudrais connaître votre opinion à ce
sujet. Je vous remercie.
Fidel
Castro. Je condamne du plus
profond de mes sentiments et de mes convictions la mort d’innocents.
Je me souviens de nos combats dans
Non, je ne peux pas tuer un enfant pour détruire le
blocus, le tuer à dessein. Non, je ne peux pas. Vous devez avoir une morale,
vous devez avoir des principes. Vous pouvez sacrifier votre vie autant que vous
le voulez, mais pas celle d’un innocent.
Voilà ce que je pense et ce que j’ai toujours dit.
Notre pays a réalisé des missions internationalistes. Pas une, plusieurs. Quand
les racistes sud-africains ont envahi l’Angola, ou quand les forces de Mobutu –
ce type-là, oui, il avait du fric, et beaucoup de fric, et personne ne sait où
il est gardé, ni dans quelle banque ? – l’ont envahi depuis le nord. Et
pas seulement en Angola ; nous
avons fait des missions ailleurs aussi.
Eh bien, demandez donc si nos soldats ont fusillé un seul prisonnier de
guerre à tous les endroits où nos troupes se sont battues et où des compagnons
à nous sont pourtant tombés ? Nous avons une doctrine que nous respectons,
et pas seulement ici. Notre armée n’a jamais fusillé un prisonnier de guerre.
Et nous en sommes fiers. Nous sommes prêts à donner tout ce que nous possédons
et tout ce qu’on nous a prêté à quelqu’un qui pourrait prouver que, durant
notre guerre contre l’apartheid et les alliés de l’impérialisme en Afrique,
nous avons fusillé un prisonnier. Bien mieux, les soldats de l’apartheid
préféraient tomber entre nos mains parce qu’ils étaient sûrs d’avoir la vie
sauve ! Je n’en dis pas plus (applaudissements).
Évêque
Feopan. Je vous remercie
beaucoup, Comandante Castro. C’était
ce que je voulais vous entendre dire.
Natalia
Chopin. Je m’appelle Natalia
Chopin, je suis journaliste aux Echos de
Moscou. J’ai une question très courte et très simple à vous poser :
pensez-vous visiter
Fidel
Castro. Comment pourrais-je
planifier seul une visite en Russie ? Si tu m’interroges au sujet de mes
sentiments, de mon désir, alors, oui, c’est oui. En été ou en hiver, avec de la neige ou sans
neige, indépendamment du dirigeant en place. A plus forte raison maintenant que
les relations entre Cuba et
Non, aucun peuple n’a autant souffert ni a été autant
détruit que le peuple russe durant
Nous avons appris de tout ça, nous les Cubains. Nous
ne sommes pas seulement morts pour notre patrie et pour notre terre. Beaucoup
sont morts en combattant ou en réalisant une mission internationaliste. Vous
courez des risques à la guerre, en temps de paix, en toutes circonstances.
Tenez, je vous ai raconté ce qu’il m’est arrivé quand
j’avais vingt et un ans. Eh bien, peu de temps après, je me suis retrouvé à
Bogotá, à un moment où s’y tenait une Conférence de l’OEA. Un dirigeant notable
a été assassiné, et j’ai vu se soulever une ville entière. J’ai pris ma place
aux côtés du peuple, des étudiants, je me suis déniché aussi un fusil dans un
commissariat de police, j’ai cherché des balles et j’en ai trouvé sept, je
crois, j’ai trouvé aussi une casquette sans visière qui ressemblait à un béret,
mais j’avais des chaussures qui ne servaient à rien en cas de combat. Et je
suis resté dans la ville jusqu’au dernier jour du soulèvement, jusqu’à ce qu’on
m’expulse. Il y a eu des négociations et la paix entre les différentes parties,
sans rien régler du tout. Tout ça, je ne l’invente pas, c’est écrit dans
l’histoire.
J’ai eu un moment de doute, une nuit, vers deux ou
trois heures du matin. Nous nous trouvions dans un commissariat avec les chefs
de la police qui s’était aussi soulevé. Il y avait des violences, des pillages.
L’armée elle-même hésitait. Gaitán, ce leader assassiné, était très aimé ;
il avait pris la défense d’un lieutenant calomnié, ou quelque chose de ce genre,
et tout le monde l’écoutait… Mais les
pillages avaient contraint les autorités à rétablir l’ordre. Et moi, j’étais
avec les insurgés, n’est-ce pas, avec les étudiants, avec le peuple.
Le peuple a fait avorter ce soulèvement à cause des
pillages. Son niveau de culture et de préparation politique ne lui permettait
pas plus. On aurait des fourmis en train de charger des pianos, de gros frigos,
j’en suis témoin. Les hommes cantonnés au quartier général de la police
soulevée ne savaient quoi faire, je le constatais. Je m’en rendais bien compte,
parce que l’histoire de Cuba m’avait appris des choses, malgré ma jeunesse, et
parce que j’avais réfléchi à ce genre de choses. Et j’ai constaté que cette
garnison ne savait pas quoi faire ; un char passait, et elle lui tirait
dessus.
J’ai vu comment des gens abusaient d’un policier
réactionnaire, un godo, comme on les
appelait. Ces mauvais traitements m’ont indigné, parce que je les ai vus devant
moi. J’étais à la fenêtre d’un dortoir, parce que c’était la position dont on
m’avait chargé, et j’ai vraiment senti de la répugnance à voir comment on le
maltraitait, on l’insultait. En voyant ça, j’en ai parlé au chef et je lui ai
dit que ses troupes étaient fichues.
Quiconque a lu des livres sur
Le lendemain, je lui ai dit : « Confiez-moi
une patrouille ». Toutes les hauteurs de la ville étaient dégarnies. Il
suffisait que des forces arrivent pour s’en emparer, pour occuper ces hauteurs.
Je lui dis donc : « Confiez-moi une patrouille. » Et il me l’a
confiée, et nous sommes partis défendre les hauteurs.
J’ai vécu une expérience terrible. Je voyais la ville
flamber à mes pieds. Je suis rentré en fin d’après-midi. Je n’ai pas profité de
cette escapade pour en réchapper. Je suis rentré à cette caserne parce qu’on
m’avait dit que le commissariat était attaqué. Mais, non c’étaient les insurgés
qui attaquaient un bâtiment dans le coin. J’en ai donc réchappé par hasard, je
suis resté là, et le lendemain, on ne m’a même pas laissé emporter un petit
sabre en guise de souvenir ! Non, ces gens-là avaient fait la paix, tout
le monde applaudissait le Cubain,
tout le monde voulait lui parler, parce que ça les avait beaucoup frappé qu’un
étudiant cubain soit resté là.
En fait, j’étais à Bogota à cause d’un congrès
d’étudiant que nous tentions d’organiser. J’ai pris part au soulèvement, mais
j’ai douté un jour. Je n’avais jamais raconté ça à personne : je suis
resté pour une question de conscience, j’avais décidé de me sacrifier pour un
peuple qui n’était pas le mien, dans le cadre d’une opération perdue d’avance, au
sein de troupes qui étaient vaincues d’avance. Oui, je suis resté par
conscience.
Ça, c’est arrivé quand je devais passer de deuxième
en troisième année de droit. J’avais des tas d’idées, j’étais un
anti-impérialiste ou un anticolonialiste, j’étais en faveur de la démocratie à
Saint-Domingue, de l’indépendance de Porto Rico, de la restitution du canal de
Panama aux Panaméens, des îles Malouines à l’Argentine, de la fin des colonies
européennes en Amérique latine… C’était ça,
nos drapeaux. Non, ce n’était pas encore un drapeau socialiste.
Au moment que je vous raconte, je n’avais pas encore
lu Marx. Je vous ai raconté deux épisodes. Ça peut vous donner en tout cas une
idée de ma façon de penser de l’époque.
Je peux répondre en tout franchises à toutes vos
questions, parce que je me suis toujours efforcé d’avoir de l’esprit de suite
dans mes idées, de rester ferme dans mes convictions, et c’est ce que je
conseille à tous les jeunes. Comme tous les jeunes, bien entendu, j’ai dû être
aussi un peu vaniteux. Non, pas « dû », je l’ai été sûrement. J’ai eu
de tout, de la vanité petite-bourgeoise, aussi, de l’orgueil, des idioties de
ce genre. Mais je n’ai jamais renoncé en tout cas à mon échelle de valeurs, et
la vie a fini par m’apprendre à être plus modeste, plus humble. Je crois que je
suis plus humble que quand j’ai commencé dans ma jeunesse. Quand vous êtes
jeune, vous êtes très critique de tous les autres, vous croyez tout savoir et
avoir toujours raison. Vous l’avez parfois, mais pas toujours. En tout cas, je
me rappelle avoir été comme ça.
La vie est une bataille incessante jusqu’au dernier
moment. J’espère pouvoir lutter contre moi-même jusqu’à mon dernier souffle,
jusqu’à la seconde exacte de ma mort, parce que, maintenant encore, j’analyse
ce que je fais et si je crois avoir commis une erreur, même dans un petit
détail, je la rectifie. Allez donc savoir si je ne vais me mettre à penser
ensuite à ce que je vous ai dit ici. Mais j’espère bien que non, parce que je
vous ai parlé en toute franchise. J’apprécie beaucoup votre réunion.
En fait, ce n’est pas une allocution que je vous ai
faite. Je n’ai pas eu le temps de m’informer à fond de vos débats, je n’ai
qu’une information minimale. C’est à peine si j’ai pris le temps de déjeuner,
il fallait que je voie d’autres choses, que je rencontre le ministre canadien,
d’autres gens… Et je suis censé demain avoir une importante présentation
télévisée, a six heures de l’après-midi, et je suis censé aussi me remettre
d’un accident que j’ai eu le 20 octobre dernier.
Donc, il se peut que je m’examine :
« Qu’est-ce que j’ai donc dit aux Russes ? » Mais soyez sûrs que
je ne vais pas me repentir de ce que je vous ai dit. Je vous ai parlé en frère,
je vous ai parlé affectueusement, plein de bons sentiments. Je sais qui vous êtes.
J’ai connu des Russes comme ceux dont j’ai parlé, des gardes forestiers, des
Russes vraiment patriotes et révolutionnaires, de la lignée de ceux qui se sont
battus à Stalingrad, à Leningrad, à Kerch, à Smolensk, partout, qui ne se
rendaient pas, qui continuaient à résister, qui se battaient. Ou comme ceux qui
sont partir lutter contre les Japonais, au moment où, sans rien dire à
personne, les Etats-Unis ont largué la fameuse bombe dans une action
terroriste.
Quand on calcule ceux qu’ont perdus les Russes et les
autres peuples soviétiques qui luttaient aux côtés de
Comme je vous le disais, nos relations avec l’Etat et
le gouvernement russes vont bien, et je m’en réjouis. Nous devons nous unir
tous, ouvrir un dialogue en tant que défenseurs de la civilisation. Voilà ce
que je tenais à vous dire.
Alfonso
Bauer. Certains
Guatémaltèques disent que vous avez vécu là-bas, à Jalapa, et je suis de ceux
qui soutiennent que c’est faux… Bien entendu, si c’était vrai, ce serait une
gloire pour ma patrie.
Fidel
Castro. Ça m’aurait
plu d’y avoir vécu, je peux te l’assurer…
Combien de personnes portées disparues ? Je sais
qu’il y a eu plus de cent mille morts et plus de cent mille disparus après
l’intervention des Etats-Unis contre la révolution guatémaltèque. C’est ce
qu’il nous serait arrivé s’ils avaient vaincus à Playa Girón.
Combien de vies a coûté l’expédition mercenaire qui a
renversé le gouvernement Arbenz ?
Alfonso
Bauer. Environ deux cent
mille.
Fidel
Castro. Exact. Cent mille
morts, et cent mille disparus. Alors, pourquoi un tel tollé dans le monde parce
que nous avons ici quelques mercenaires en prison ? Oui, ici, ils sont en
prison, certes, mais ils ne sont pas portés disparus, ils ne sont pas
assassinés ! Ah, ceux qui méritent une grande médaille, ceux qui mérité la
bénédiction de l’Empire, ce sont ceux qui tuent dans ces pays-là où les
analphabètes et les semi analphabètes peuvent représenter 30, 40 p. 100, voire
plus, de la population, où la mortalité infantile est très élevée, où surviennent
tous ces malheurs dont je vous parlais ! C’est ça la
« démocratie », pour eux, tandis que nous, nous sommes des sauvages
qui commettons « des violations systématiques et permanentes des droits de
l’homme » !
Je crois que si nous n’avions pas été capables
d’appliquer des mesures sévères, nous aurions coopéré avec ceux qui voulaient
détruire
Nulle part ailleurs on n’exécute plus de gens qu’au
Texas, des innocents, et même des gens qui avaient commis des crimes quand ils
étaient mineurs, et même des déments. Ça n’est jamais arrivé chez nous. Alors
pourquoi n’envoie-t-on le gentleman qui préside les Etats-Unis devant
Un
délégué russe. Je vous
remercie tout d’abord de votre brillant discours. Pourriez-vous nous dire quel
a été pour vous le moment le plus difficile depuis le début de votre lutte
révolutionnaire ?
Fidel
Castro. Maintenant, quand
vous me demandez de répondre à une question pareille ! (Rires et applaudissements.) On a encore
du temps. Si vous résistez, alors je résiste moi aussi.
Mikhaïl
Tchernov. Cher compañero Fidel Castro, je vous remercie
de votre intervention. Je suis Mikhaïl Tchernov, je suis journaliste russe,
soviétique, de la revue Expert. Ce
n’est pas la première fois que je viens à Cuba, j’aime votre pays, j’aime
l’expérience cubaine que j’ai pu voir ici, et ma question est la suivante,
parce que j’estime que nous avons beaucoup à apprendre de Cuba : s’il vous
plaît, comment pouvez-vous nous aider ?
Fidel
Castro. Deuxième moment très
difficile (rires). Je ne peux vous
aider en rien ; c’est vous au contraire qui pouvez nous aider. Je vous
parle en toute franchise, j’échange des opinions. Je peux t’aider, toi et ton
peuple, autant que vous pouvez nous aider, vous. En faisant ces choses que vous
faites, vous vous aidez vous-mêmes et vous nous aidez, nous.
Nous, la seule chose qu’il nous reste, c’est notre
devoir envers vous qui avez eu confiance en nous, qui nous avez jugés digne
d’accueillir cette réunion ici, de procéder à ces échanges, et qui nous avez
invités.
Je ne peux pas penser que je vous aide, ni de quelle
forme je peux le faire. C’est vous qui nous aidez et qui aidez le monde.
C’est notre métier. De nombreux religieux sont
présents dans la salle, et ils savent quel est leur devoir, quel est leur
fonction. Il y a des médecins, des professions libérales, et chacun sait quelle
est sa tâche. Et nous, nous savons
quelle est la nôtre. Tout ce que je peux, c’est échanger avec vous. Ce que nous
pouvons faire, c’est nous entraider (applaudissements).
Avez-vous d’autres questions, presse, membres de la
délégation ?
Un
délégué russe. Cher monsieur
Fidel Castro, jusqu’à quand durera l’occupation de l’Iraq ?
Voilà cinq minutes, vous avez dit que vous faites
parfois des erreurs. Lesquelles avez-vous faites à la tête du gouvernement
cubain ?
Fidel
Castro. Accueillir cette
réunion et me soumettre à vos questions ! (Rires.) Une erreur parmi
bien d’autres…
Combien de temps durera l’occupation de l’Iraq ?
Je crois que la question est incorrecte : l’Iraq a été envahi, pas occupé.
Tu veux savoir sans doute quand ils partiront (applaudissements). Tu crois qu’il est occupé ? N’y a-t-il pas
là-bas un gouvernement, une Assemblée ? Alors, pourquoi ne partent-ils
pas ?
Ils s’en iront en fait quand ils pourront. Pour
l’instant, ils ne peuvent ni s’en aller ni rester. Alors ils vous parlent du
jeu entre les sunnites et les chiites, d’un gouvernement. Oui, ils s’en iront
quand ils pourront. Les envahisseurs ne s’en vont pas quand ils veulent, mais
quand ils peuvent. Ils savent quand ils peuvent envahir, pas quand ni comment
ils peuvent se retirer.
Ils sont entrés au Vietnam à un moment donné, et
après ça leur a coûté beaucoup de travail, beaucoup de temps, et cinquante
mille vies. Les quotas que la société étasunienne leur avait permis à l’époque
étaient cinquante mille. Je me demande si celle d’aujourd’hui leur permettra
même des quotas de cinq mille, ce qui doit être sans doute le plafond qu’elle
tolérera. Et les quotas basés sur les aventures, sur les mensonges et la
duperie diminueront de plus en plus.
Le hic, c’est qu’ils devraient se retirer dès
maintenant, mais qu’ils ne le peuvent pas. Et ils sont en train de voir comment
ils s’arrangent pour le faire.
La vraie question est donc : quand pourront-ils
se retirer ? Eh bien, ça dépendra du peuple étasunien et de la crise
économique et du déficit budgétaire de presque 500 milliards de dollars et du
déficit commercial de presque autant, soit un billion au total. Combien
d’années d’affilée vont-ils pouvoir supporter ce déficit d’un billion de
dollars ? Et comment vont-ils se retirer de là-bas ? Pensent-ils
pouvoir liquider la culture ? Ils exploitent les contradictions
religieuses, les contradictions nationales, et la situation est
compliquée : les Kurdes au Nord, les sunnites au centre, les chiites au
Sud, des chrétiens orthodoxes ailleurs, l’Iran qu’ils veulent détruire ou
envahir et dont ils veulent récupérer les ressources. Mais ce n’est pas un Iran
méprisés par les chiites du sud de l’Iraq qui ont été réprimés pendant un
certain temps.
C’est une histoire connue. En tout cas, moi, je la connais pas mal, parce
que quand la guerre a éclaté entre l’Iraq et l’Iran, Cuba était présidente du
Mouvement des pays non alignés qui nous a chargé de favoriser la paix entre les
deux pays. Je sais tout ce qu’il s’est passé là-bas.
L’Iraq avait des relations avec de nombreux pays, il
investissait correctement l’argent du pétrole jusqu’au jour où cette
malheureuse guerre avec l’Iran a éclaté. C’est tout ce que je peux dire à ce
sujet. J’ai une opinion très claire là-dessus. L’Iraq était un pays influent
qui a commis ensuite de lourdes erreurs.
Cuba aussi était contraire à l’occupation du Koweït
et elle l’a condamnée à l’ONU, mais nous avons fait aussi de gros efforts pour
persuader le gouvernement de renoncer à ça, pour lui faire comprendre que la
preuve de courage était d’abandonner et de rectifier cette erreur, que cela
allait donner l’occasion au gouvernement étasunien d’organiser autour de lui et
de l’OTAN une grande coalition des pays arabes, musulmans et européens. Nous
lui avons dit : « Rectifiez à temps. »
Il existe dans les archives russes des copies de
documents qui en témoignent, et aussi
dans les archives étasuniennes, au département d’Etat, bien entendu, parce que
Nous avions des relations avec l’Iraq, nous y avions
même des services médicaux, des médecins cubains sur place. Si bien que
certaines des choses qui ont précédé la page tragique actuelle, nous les avions
vues et nous en avions même prévu les conséquences, comme le prouvent les
documents.
Cette invasion inopportune a servi, pareil que la
destruction des tours jumelles, à la politique belliciste et anachronique de
l’impérialisme.
Je me rappelle avoir conversé en Malaisie, à une
réunion des Non-alignés, avec le vice-président iraquien. A ce moment-là, nos
relations avec l’Iraq s’étaient dégradées parce que nous n’avions pas été
d’accord avec l’occupation du Koweït, et le gouvernement iraquien n’était pas
du tout content que je me sois aussi réuni à une autre conférence,
interparlementaire cette fois, avec la délégation koweïtienne.
Les Iraquiens parlaient beaucoup de la quantité
d’enfants qui mouraient, et je leur ai dit : « Pourquoi ne
faisons-nous pas quelque chose pour éviter que ces enfants meurent ?
Dites-nous combien il vous faut de médecins. On peut faire un plan pour éviter
qu’ils meurent. » Et c’est vrai que les enfants mouraient.
Nous, ici, nous avons eu une Période spéciale, nous
avons toujours un blocus, des tas de choses, mais jamais aucun enfant n’est
mort à cause de ça. Les adultes, les parents meurent avant que ne meurent les
enfants.
J’ai dit aux Iraquiens à cette réunion-là :
« Rien de ça ne se justifie. Pourquoi ne faites-vous pas la paix avec le
Koweït ? Cherchez la paix. »
Bien des gens, des pays arabes parmi ceux qui avaient
été en guerre voulaient rectifier, voulaient chercher la paix, mais les
Iraquiens restaient intransigeants. En Malaisie, j’ai dit au
vice-président : « Le gouvernement étasunien veut vous faire la
guerre, il est évident qu’il va vous la déclarer et il ne le cache pas. Ne lui
donnez donc pas ce prétexte, ne l’aidez pas à faire la guerre. » Je lui ai
dit : « Ecoutez donc, si les Etats-Unis vous disent que vos missiles
ont une portée de cinquante kilomètres de trop et qu’elle ne doit pas dépasser
La fois antérieure, lors de l’invasion du Koweït, le
gouvernement iraquien avait affirmé : « Cela va être la mère de
toutes les guerres. » Et je lui avais dit à l’époque :
« Attention, il va se passer ceci et cela, et encore ceci et cela… Vous
n’êtes pas le Vietnam. Le Vietnam disposait de soutien, des jungles, pouvait
faire une guerre irrégulière, ce n’était pas le désert comme vous, il avait le
soutien de
Ce qui semblait une chose très simple au gouvernement
étasunien est devenu un très lourd casse-tête. Il s’est cassé le nez et les
dents. De nombreux Etasuniens s’en rendent compte. Evidemment, ce n’est pas
pareil quand vous arrivez que maintenant. Beaucoup de gens se sont mis à penser
là-bas. Il ne s’agit pas d’appuyer sur un bouton ou sur une gâchette, parce que
pour ça il vous faut de deux cents à trois cents personnes décidées à le faire.
Les militaires eux-mêmes, qui sont des professionnels, cherchent des solutions,
parce qu’ils savent ce que ça coûte en vies, en prestige. Le discrédit pour les
USA a été terrible.
Même moi, j’ai été surpris par les événements !
Quels naïfs nous avons été ! Je sais comment est le gouvernement des
Etats-Unis, je sais qu’il n’a absolument aucun scrupule, mais je n’aurais
jamais supposé qu’il allait torturer des prisonniers, qu’au moins il ne ferait
pas une chose pareille, qu’il ne serait pas assez crétin pour recourir par
plaisir à ces procédés sadiques de tortures physiques et de tortures mentales.
Quelle honte ! C’est répugnant ! Et pas à un seul endroit…
Je n’aurais jamais supposé que la base navale de
Guantánamo, un territoire cubain qu’ils occupent de force, serait convertie un
jour en un centre de tortures. Quelles tortures sadiques ! Non, je ne
l’aurais pas imaginé. Je pensais que cette civilisation de barbares, que ce
gouvernement capable de larguer des bombes atomiques, de tout bombarder ne
serait tout de même pas assez idiot pour torturer des êtres humains, quels
qu’ils soient.
Nous avons eu affaire, nous aussi, à des criminels
ayant assassiné des compagnons à nous. Et pourtant, nous ne les avons jamais
touchés, quels qu’ils soient. Je suis prêt à donner tout l’argent de ce pays –
ce n’est pas énorme, mais c’est quand même quelque chose – à celui qui pourra
me prouver qu’on a touché ici à un prisonnier, même du pire acabit, aux auteurs
des pires crimes, des plus graves actes de terrorisme contre notre pays !
Nous avons fait des prisonniers. Ceux de Playa Girón,
par exemple, les mercenaires qui nous ont envahis, qui ont débarqué à la suite
de bombardements, qui ont tué des femmes et des enfants. Nous les avons fait
prisonniers au terme de ce combat acharné qui a duré soixante-huit heures
d’affilée, sans trêve ni de jour ni de nuit, parce que les marines à bord de l’escadre étasunienne qui patrouillait tout près
attendaient pour débarquer. Et ce n’est pas quelqu’un qui en a entendu parler
qui vous le raconte ; non, j’étais là, sur place, à mon habitude. Je ne me
suis jamais mis dans un refuge ou un abri, ce n’est pas mon habitude, ma
mentalité, ma manière de faire. J’étais donc sur place au petit matin quand la
marine étasunienne a simulé un débarquement au nord de la province de Pinar del
Río, aux abords de la capitale. Nous nous disions : « Comment ça, un
débarquement ! » « Oui, un débarquement ! »
« Débarquement par Cabañas vérifié ! » C’est exactement ce qu’on
m’avait dit à peine vingt-quatre heures plus tôt, quand on m’avait réveillé
avec cette nouvelle : « Débarquement à Playa Larga, une de nos
escouades a heurté l’ennemi. »
Après le largage des paras ennemis, j’ai eu la
conviction absolue que c’était bien là la direction de l’attaque principale.
Nous étions là, l’ennemi avait repoussé une attaque de nos blindés, nous en
préparions une autre d’un autre côté, nous allions surgir sur leur
arrière-garde, à Playa Larga et à Playa Girón, par les deux côtés. Et j’étais
là en train d’attendre un bataillon de chars. Et notre artillerie tirait dur.
Nous aurions peut-être pu atteindre Playa Girón avant le petit matin. Les
Yankees ont fait une manœuvre. L’autoroute actuelle n’existait même pas. Nos
transmissions étaient très mal organisées, à l’échelle de bataillons, mais pas
à l’échelle d’armée ou de corps d’armée, ni de divisions ni même de brigades. A
notre époque de guérilleros, nous n’avions pas de bataillons ni de blindés ni
d’artillerie ni de DCA ni de canons de 130 ou d’obusiers de 122. Dans les
montagnes, nous n’avions rien de tout
ça. Et tous ces combats contre les mercenaires se sont déroulés face à
l’escadre étasunienne.
Et pourtant, aucun prisonnier n’a été fusillé, aucun
n’a même reçu un coup de crosse. Qu’est-ce que ça veut dire ? Que les
idées de
Ce qui veut dire que je connais bien ces gens-là et
leur gouvernement. Mais je n’avais imaginé qu’ils seraient capables de torturer
des prisonniers à Guantanamo ou à Abou Ghraib. Je les croyais un peu plus
sensés, assez intelligents pour ne pas faire ce genre de choses. Ni la haine et
l’indignation ne peuvent justifier ce qu’ils ont fait. Nous avons fait
prisonniers bien souvent des terroristes, des mercenaires, des traîtres, et
nous n’avons jamais exercé des sévices contre eux.
Donc, pour en revenir à votre question, ils se
retireront quand ils le pourront, quand le coût moral et politique sera le plus
bas possible. Mais nul ne sait quand ce sera. Au mieux, un beau jour, le peuple
étasunien décidera que les troupes doivent se retirer de ce pays, quel que soit
le président à
Donne donc la parole à quelqu’un d’autre. Si tu clos
la séance, tu risques de devenir impopulaire (applaudissements). Deux ou trois de plus, vite. Et je tâcherai
d’être bref.
Vladimir
I. Yakounine. Je crois que
nous avons violé toutes les lois du travail. Je demande aux participants de
baisser la main. Il existe une maxime qui dit qu’il faut savoir se retirer à
temps. Je pense que nous devons remercier le président du Conseil d’Etat et du
Conseil des ministres pour le temps qu’il nous a consacré (applaudissements).
Fidel
Castro. Allez savoir si nous
nous ne verrons pas là-bas. Mais vous ne m’avez pas invité à la réunion, et je
ne sais pas si on me délivrera un visa (rires).
Quand est la réunion, quel mois ?
Vladimir
I. Yakounine. Du 3 au 7
octobre.
Fidel
Castro. De cette
année-ci ?
Vladimir
I. Yakounine. Oui, monsieur.
Fidel Castro. Où ?
Vladimir I. Yakounine. A Rhodes, en Grèce.
Fidel
Castro. Il y aura des invités ?
Vladimir
I. Yakounine. Oui, bien
entendu.
Fidel
Castro. Et quelles sont les
conditions requises pour… ?
Vladimir
I. Yakounine. Que vous
veniez, pas plus.
Fidel
Castro. Non, non, je ne veux
pas m’engager, parce que je ne sais dans quoi je serais plongé alors et je ne
veux pas faire de promesses…
Vladimir
I. Yakounine. Vous préférez
y penser peut-être.
Fidel
Castro. Oui, c’est ça, je
vais y penser, sûr (applaudissements).
Je vous remercie de votre patience.
Vive la
paix !
Vive le dialogue entre les civilisations ! (Applaudissements.)