Tribune ouverte de la jeunesse et des étudiants sous forme de table ronde internationale en vue d'analyser les cas de Mumia Abu-Jamal et de Shaka Sankofa, Télévision cubaine, le 19 juin 2000
Randy Alonso.
Bonjour à tous les téléspectateurs et auditeurs. Ceux qui connaissent le système juridique et pénal des Etats-Unis ne s'étonnent pas - même si ça les fait souffrir - qu'un petit Cubain de six ans puisse être retenu arbitrairement dans ce pays, loin de sa patrie. Les erreurs judiciaires, les condamnations à cause de la couleur de la peau ou de la pauvreté, le recours à de faux témoignages, les abus dans les prisons sont monnaie courante dans la société nord-américaine. Nous aborderons à notre table ronde d'aujourd'hui ces questions et certains cas qui méritent de retenir l'attention de l'opinion publique, surtout celle du peuple cubain, en particulier le cas de Mumia Abu-Jamal, journaliste et militant du mouvement politique noir à Philadelphie, qui, voilà dix-huit ans, a été accusé de lassassinat d'un policier blanc et condamné injustement à la peine de mort.Nous avons réuni pour cela des invités spéciaux : Pam Africa, coordinatrice de l'organisation International Concerned Family and Friends for Mumia Abu-Jamal; Rosemari Mealy, avocate de New York et amie de celui-ci, et militante de la communauté afro-américaine de cette ville; Leonard Weinglass, avocat prestigieux de New York, diplômé de l'Université de Yale et principal défenseur de l'accusé; Gloria Rubac, militante d'un mouvement concernant les prisons et la peine de mort au Texas; Gloria La Riva, qui a participé à une table ronde antérieure, dirigeante syndicale de Californie, membre de l'International Action Center et très solidaire avec notre pays; Lennox Hinds, professeur de droit à l'Université Rutgers et prestigieux avocat; enfin, Monica Moorehead, dirigeante du parti Monde ouvrier et candidate présidentielle pour celui-ci.
Comme vous pouvez le constater, ce sera une table ronde un peu spéciale. Bien entendu, il nous faudra recourir à l'interprétation simultanée pour pouvoir comprendre ce qui va se dire et qui permettra à notre population de mieux connaître les entrailles de la société nord-américaine.
Par un fait du hasard, voilà quarante-sept ans jour pour jour, les époux Julius et Ethel Rosenberg étaient exécutés à huit heures du soir, victimes de la guerre froide et du système politique et judiciaire nord-américain. L'un de leurs deux enfants, Robert, avait justement le même âge que notre Elián González Brotons. Ça a été là un des pires crimes de l'époque. Mais non le seul. Bien d'autres victimes sont venues après, dont Mumia Abu-Jamal.
Qu'a donc senti ce journaliste et militante politique après avoir été condamné injustement à mort ? Voyons ce vidéo où il raconte ses expériences
Mumia Abu-Jamal. Je suis absolument innocent des accusations qu'on porte contre moi. Je ne suis pas coupable de ce dont on m'accuse.
Journaliste. Qu'avez-vous ressenti quand on vous a condamné à mort en 1982 ?
Mumia Abu-Jamal. Je crois avoir éprouvé de la colère, une colère intense. J'avais la sensation que l'injustice pénétrait jusqu'au plus profond de mon âme. Colère, injustice, outrage, peur, toutes ces sensations mêlées qui m'arrivaient de partout. Mais j'avais la certitude qu'elles ne pourraient pas durer, qu'elles s'éloigneraient, et je le crois toujours.
Randy Alonso. Pam, vous qui avez connu Mumia à Philadelphie, quel climat régnait dans cette ville à l'époque où il a été condamné ?
Pam Africa. C'était l'époque et c'est toujours l'époque d'un des gouvernements les plus brutaux, les plus oppressifs, les plus racistes du monde. Mumia voulait justement dénoncer le racisme et la brutalité du maire de Philadelphie, Rizzo.
Par exemple, le cas d'un jeune travailleur noir, Cornell Warren, qui a été arrêté quand il rentrait du travail, et la police lui a passé les menottes, l'a conduit derrière le Musée afro-américain et lui a tiré sans plus une balle dans la nuque.
Ou de Winston X Hood, un autre Noir qui a été férocement tabassé puis abattu. Ou encore de José Reyes, un Latino qui a été tabassé à mort sous les yeux de sa femme.
Bien entendu, aucun policier n'a passé un seul jour en prison. Mumia voulait dénoncer tout ça quand il est entré en contact avec l'organisation MOVE. Le gouvernement s'efforçait à ce moment-là d'occulter l'assassinat sauvage d'un bébé de trois semaines, Life Africa, d'un membre de MOVE. Ceci l'avait touché droit au coeur et il voulait dénoncer cette injustice totale. Il a donc commencé à divulguer les procès de MOVE, dont Rizzo n'a pas tardé à attaquer le siège malgré les évidences flagrantes et le soutien majoritaire de la communauté qui indiquaient clairement que MOVE était une organisation révolutionnaire désireuse de dénoncer l'injustice. Le siège a donc été attaqué brutalement et des membres ont été tués. On a accusé ensuite les Noirs tués par la police d'avoir attaqué les policiers, mais ce que Mumia et d'autres ont vu à ce moment-là, c'est une tentative brutale de tuer des gens, et ça sous leurs propres yeux. Ce que Mumia a vu et dénoncé au monde, c'est un homme noir, Delbert Africa, désarmé et les mains en l'air, qui a été sauvagement battu, et qui a été accusé ensuite de porter un revolver et un fusil. Mumia s'est mêlé à cette affaire, et la mairie a commencé à le poursuivre.
Rosemari Mealy. Je voudrais remonter à avant l'entrée de Mumia dans MOVE, en 1967, l'année où trois mille lycéens ont manifesté devant le Conseil déducation de Philadelphie en vue d'exiger des programmes de culture noire. Mumia avait alors treize ou quatorze ans, et il dirigeait ce mouvement dans une certaine mesure. Selon les documents et les archives du FBI dont son avocat nous parlera ici ensuite, Mumia a été fiché très jeune par la police de Philadelphie. Nous étions aussi tous les deux membres des Panthères noires. Et Mumia a joué un rôle de leader avant même d'avoir seize ans. Philadelphie était connue à cette époque comme l'une des pires villes du monde, et la police attaqué les groupes et les organisations communautaires qui osaient dénoncer ses brutalités et lutter contre elles.
Il y a eu de nombreux assassinats dans le style de ceux dont Pam a parlé, et Mumia, en tant qu'un des dirigeants des Panthères noires, en a organisé les membres, et nous allions dans les communautés pour identifier les policiers coupables d'assassinats de jeunes et nous faisions ensuite des affiches avec leurs photos que nous placardions dans toute la ville. Ça a rendu Rizzo encore plus furieux, et Mumia a de nouveau été fiché comme un leader.
Plus tard, les Panthères noires ont organisé une Convention révolutionnaire à Philadelphie : nous envisagions même de réécrire la Constitution des Etats-Unis, compte tenu de ce qui arrivait aux communautés noires dans tout le pays. Et de nouveau, Rizzo, de connivence avec le FBI, a attaqué notre organisation. Pour tenter d'opposer la communauté noire de la ville aux Black Panthers, il obligeait les militants à se déshabiller dans les rues, et nous, les militantes, on nous déshabillait pour nous fouiller. Et le maire disait : « Vous voyez ce que j'ai fait ? J'ai attrapé ces Panthères noires le cul à l'air ! » C'était une tentative délibérée de miner le prestige du parti et de détruire celui-ci. Si bien que les dirigeants des Black Panthers se sont retrouvés en prison et devaient payer des cautions très lourdes. Ainsi donc, Mumia Abu-Jamal était un des leaders des Panthères noires à l'âge de quinze ans, et la police était furieuse.
Il a ensuite utilisé sa condition de journaliste à l'organe des Panthères noires pour dénoncer ce qu'il se passait dans la ville. Le maire et la police en étaient si furieux que, selon les documents du FBI, Mumia était considérée comme une menace à laquelle il fallait mettre fin. Il est entré ensuite en rapport avec l'organisation MOVE, tout en étant fiché par la police comme militant, comme révolutionnaire.
Randy Alonso. Merci, Rosemari. Tu as été l'amie de Mumia, tu continues de lui rendre visite en prison. Et il est bon que Pam et toi, vous nous ayez donné un aperçu de ce qui se passait à Philadelphie avant 1982 et de qui était Mumia à l'époque de sa condamnation injuste. Mais je voudrais maintenant que nous regardions un vidéo de HBO où Mumia raconte ses souvenirs de la nuit du prétendu crime.
Journaliste. Dans un livre récent, il décrit ce qu'il s'est passé cette nuit-là. Dans une prose surréelle, presque abstraite, Jamal raconte ses sensations après avoir perdu puis repris conscience une fois abattu.
Mumia. Je dors, en quelque sorte. Le sentiment langoureux du sommeil, et rien d'autre. Le temps semble plus lent, plus aisé, moins oppressant. Je me sens étrangement léger. Je regarde en bas et je vois un homme allongé dans un coin, la tête reposant sur la poitrine, le visage renversé. « Diable, mais c'est moi ! » Un frisson de reconnaissance parcourt mon corps. Un flic s'approche de l'homme et lui donne un coup de pied à la tête. Je le sens tout en ne le sentant pas. Trois flics se joignent à la sarabande, shootant, matraquant la forme allongée par terre, sanguinolente, menottes aux mains. Deux d'entre eux l'attrapent par les bras et le lancent la tête la première contre un réverbère. Il tombe.
Papa ?
Oui, mon petit bébé.
Pourquoi ces hommes te frappent-ils comme ça ?
Je vais bien, ma petite, je vais bien.
Mais pourquoi, papa ? Pourquoi te tirent-ils dessus, pourquoi te frappent-ils à coups de pied et à coups de poing, Abu ?
Il y avait longtemps qu'ils avaient envie de le faire, ma petite, mais ne te tracasse pas. Papa va bien. Tu vois ? Je ne sens absolument rien.
Ayant repris conscience, je me retrouve menottes aux mains, l'haleine douce au goût métallique du sang, dans le noir.
Je suis couché sur le plancher d'une camionnette et les crachotements anonymes de la radio m'informent que je suis en route pour le commissariat de police à quelques îlots de là.
Je ne souffre pas - juste la pression omniprésente qui fait de chaque respiration sanglante un effort.
Je suis en route vers le commissariat de police, vraisemblablement vers la mort.
Randy Alonso. Leonard, vous qui avez été son avocat, que pouvez-vous nous dire du procès, de ses irrégularités ?
Leonard Weinglass. Le cas de Mumia Abu-Jamal reflète la longue histoire passée de la peine de mort utilisée contre les Afro-Américains aux USA, et, hélas, l'histoire actuelle.
A l'âge de vingt-huit ans, il a été accusé de la mort d'un policier blanc, et son procès, comme celui de beaucoup d'autres dans une situation similaire, s'est caractérisé par trois facteurs qui le rendent foncièrement injustes de quelque point de vue qu'on les envisage : la race, la classe, la politique.
Question race : l'étude d'une des instances gouvernementales les plus prestigieuses des Etats-Unis, le General Accouting Office, a conclu qu'il était indéniable que la race intervient comme facteur dans les procès impliquant la peine de mort. Et cela se traduit dans la population attendant dans le couloir de la mort : à Philadelphie, la ville de Mumia, seuls 13 des 126 condamnés dans ce cas ne sont pas Noirs. On dénombre 18 000 exécutions aux USA en deux siècles : eh bien, seulement 38 ont concerné des Blancs ayant tué un Noir ! Autrement dit, ce n'est pas seulement la race de l'accusé qui entre en jeu, mais aussi celle de la victime. De toute évidence, aux USA, une vie de Blanc vaut bien plus qu'une vie de Noir !
Question classe : il n'existe aucun millionnaire parmi les 3 600 condamnés et condamnées du couloir de la mort, aucun membre de la classe moyenne riche. De fait, Mumia est un des rares de la classe moyenne. La population du couloir de la mort est constituée pour l'essentiel des plus pauvres des pauvres; le fruit des pires conditions de logement, d'éducation, de médecine, d'environnement. Ainsi, selon une étude, 90 p. 100 de ces 3 600 condamnés ont été victimes dans leur enfance de violence sexuelle et de violence physique. Ce sont les plus démunis du pays. Et, à ce titre, ils dépendent d'avocats commis d'office ou de contributions financières permettant de payer un avocat. Ainsi, Mumia Abu-Jamal n'avait pas ces moyens financiers, si bien qu'aucun enquêteur, aucun expert, aucun docteur, aucun expert en armes à feu n'a déclaré à son procès, et que son avocat, un type pathétique à qui on a retiré maintenant l'autorisation d'exercer, n'a pas fait la moindre enquête, n'a interviewé aucun témoin, et a fini par admettre qu'il n'était absolument pas préparé à ce procès.
Vous avez entendu Pam et Rosemari vous expliquer comment la politique a joué dans le cas de Mumia. Le fait est que celle-ci joue dans l'ensemble du système légal dans la plupart des cas. Le procureur qui décide si un cas mérite ou non la peine de mort est un fonctionnaire élu, et élu en plus avec le soutien des syndicats de policiers, quelqu'un qui pense aux élections suivantes, non à la justice en soi. Ainsi, le procureur qui a réclamé la peine de mort pour Mumia est devenu ensuite maire de Philadelphie et il est maintenant le président national du Parti démocrate. S'il avait demandé l'acquittement de Mumia, il ne serait pas devenu maire ni président du Parti démocrate. Ainsi donc, les ambitions politiques jouent dans la plupart des cas. Et au procès de Mumia, l'accusation a ressorti les déclarations politiques qu'il avait faites douze ans avant, quand il en avait seize, en vue de convaincre un jury essentiellement blanc qu'il ne s'agissait pas seulement d'un criminel noir, mais encore d'un radical dangereux.
La Cour suprême a eu beau dire que vous ne pouviez utiliser les opinions politiques de quelqu'un pour le condamner à mort, c'est bel et bien ce qui s'est passé dans le cas de Mumia. Et ça continue de se passer. Ainsi, son cas a été confié à un juge qui avait appliqué la peine capitale plus qu'aucun autre aux USA, en fait deux fois plus que celui qui le suivait directement. De plus, le procureur avait déjà envoyé en prison pendant plus dix ans un accusé avant qu'on ne se rende compte qu'il s'était trompé totalement.
Bien mieux, la police a menacé des témoins. Une femme vient d'affirmer qu'elle avait menti parce que la police l'avait menacée. Deux autres témoins ont dit qu'ils ne s'étaient pas présentés pour la même raison et ils ont disparu de la circulation au moment du procès de Mumia.
Le policier le plus gradé qui se trouvait sur les lieux du crime a été accusé depuis de corruption et cassé de la police.
C'est donc le parti-pris de la cour, combiné avec l'impéritie de l'avocat, qui a empêché de citer des témoins à décharge, dont le propre frère de Mumia qui aurait pu témoigner. Nous avons tenté des années plus tard de faire comparaître ce frère, je lui ai moi-même téléphoné. Mais le juge a décidé que si son frère comparaissait, il irait en prison à cause d'accusations qui pesaient sur lui, et le frère m'a dit qu'il se retrouvait en prison après avoir témoigné en faveur de Mumia, la police le tuerait. Et il ne s'est pas présenté.
Le cas de Mumia est maintenant, pour la première fois en dix-huit ans, devant une cour fédérale, autrement dit devant un juge non élu et nommé à vie. Nous avons présenté vingt-neuf réclamations différentes - autrement dit vingt-neuf possibilités - pour l'ouverture d'un nouveau procès, et nous attendons la réponse de ce juge d'ici à la fin de l'année, afin qu'un nouveau juge et un nouveau jury décide si Mumia est coupable ou innocent. Nous sommes convaincus que son innocence sera clairement prouvée. Le hic, c'est que la loi a changé en 1996, de sorte que les pourvois, même devant les cours fédérales, sont devenus très difficiles. C'est le problème auquel Shaka a fait face au Texas et auquel Mumia fait face. Avant 1996, Mumia aurait eu une bonne chance de pourvoi, mais plus maintenant. Nous sommes donc inquiets. Mais il existe une mobilisation importante aux Etats-Unis et dans d'autres pays pour sauver Mumia. Et nous espérons que quand ce juge fédéral écoutera finalement toutes les évidences, il aura le courage d'aller au-delà de cette loi de 1996 et de lui garantir ce à quoi il a droit depuis dix-huit ans : une occasion juste de prouver son innocence.
Randy Alonso. Vous avez dit que la pauvreté et la race jouaient beaucoup dans les accusations et dans les crimes qu'on impute aux gens. Un rédacteur en chef, Joel Olson, vient de publier un livre où il affirme que c'est un crime d'être pauvre aux Etats-Unis, et que plus vous êtes pauvre, et plus on vous considère criminel. Et il rappelle qu'il existe 5 000 000 de Nord-Américains sans domicile fixe, 37 millions sans sécurité sociale, 30 millions d'analphabètes et 30 millions de semi-analphabètes, plus d'un million en prison, et 20 p.100 vivant en dessous du seuil de pauvreté. Tout ceci fait partie, bien entendu, du panorama qui informe un système légal et un système policier où le racisme pèse beaucoup.
Mercredi dernier, à notre table ronde, nous avons passé un vidéo où apparaissait le fameux juge Sabo qui a condamné Mumia et a refusé constamment ses pourvois. Leonard, qui est donc ce personnage ?
Leonard Weinglass. La cour suprême de Pennsylvanie a contraint le juge Sabo de se retirer, mais celui-ci a déjà fait bien du tort dans le cas Mumia. Elle a attendu qu'il prononce ses sentences qui ont été très dures contre Mumia quand celui-ci a fait appel. Alors qu'elle aurait dû le contraindre à se retirer bien avant, elle a attendu qu'il puisse faire du tort. Avant de devenir juge, Sabo avait été pendant seize ans un policier de haut rang. Et après l'être devenu, il a continué de se considérer un policier. Il était membre du même syndicat de police auquel appartenait la prétendue victime de Mumia. Nous lui avons demandé de se retirer lui-même parce qu'il ne pouvait pas être impartial, et il a refusé. Il est maintenant hors de circulation. Si Mumia a un autre procès, ce sera devant un nouveau juge. Mais nous sommes toujours victimes des actions tout à fait irrégulières et discriminatoires qu'il a entreprises dans l'appel du cas Mumia.
Randy Alonso. En plus d'un procès discriminatoire, n'est-ce pas devenu pratiquement un procès politique ?
Leonard Weinglass. Oh, absolument ! Le cas de Mumia a été d'entrée un cas politique, je crois, et il le reste. D'où la grande solidarité. Il est le seul ancien Panthère Noire dans le couloir de la mort aux Etats-Unis; il est le seul journaliste de radio dans le couloir de la mort, il est l'auteur de trois livres, il a maintenant une maîtrise de l'université de Californie, il est un orateur de cérémonie de clôture dannée universitaire, il a publié plusieurs centaines d'articles. Il ne fait pas de doute qu'il s'agit d'un cas politique de premier plan.
Randy Alonso. Si je le souligne, c'est parce que nous avons souvent dit au cours de nos tables rondes qui durent depuis des mois que le cas Elián est aussi devenu un cas politique pour le système juridique nord-américain, et qu'il existe donc des antécédents, ce qu'il est bon de mettre en lumière.
Vous avez parlé, Leonard, du mouvement de solidarité autour du cas Mumia. Pam, vous êtes la coordinatrice d'une de ces organisations. Selon vous, quelle importance a eue ce mouvement et comment s'est-il organisé ?
Pam Africa. Il a démarré à Philadelphie et il s'est étendu au reste du monde. Vous avez par exemple le président français, Jacques Chirac, des syndicats... Le 24 avril dernier, la journée Des Millions pour Mumia sur la côte Ouest, les syndicats ont fermé les ports en son nom. Les syndicats sont donc impliqués, mais aussi les étudiants qui ont défié le gouvernement pour éviter qu'on parle contre Mumia, vous avez aussi l'Association nationale des agents de police noirs, qui a étudié le cas de Mumia, qui a estimé que celui-ci devait avoir un nouveau procès et a mis en cause le gouvernement à ce sujet. Vous avez donc des syndicats qui bloquent le service portuaire de toute la côte Ouest, vous avez des présidents de pays, vous avez des maires - ainsi le maire de San Francisco qui met en jeu son poste et affirme que Mumia n'a pas eu droit à un procès juste et en demande un nouveau - vous avez des gens qui descendent dans la rue. C'est ce qui s'est passé à la Convention des gouverneurs qui s'est tenue en 1995, juste après que le gouverneur Ridge ait signé l'arrêt de mort de Mumia : des Noirs, des Blancs, des gens de la haute sont allés protester, et vous savez pourtant qu'il y a là la CIA, le FBI, tous ces gens avec des armes qui n'hésiteront pas à les utiliser contre vous, et nous sommes pourtant arrivés à interrompre la Convention.
Ou encore quand le président s'est rendu à San Francisco au moment du lancement du livre de Mumia, Live from Death Row, des milliers de personnes sont descendues dans la rue pour protester en faveur de Mumia, et quand elles ont appris que le président se trouvait à quelques îlots de là, elles y sont allées pour protester. Des étudiants ont aussi protesté et ont été durement réprimés. Et pourtant le mouvement n'a cessé de croître. Mumia a toujours voulu exposer l'injustice et c'est exactement ce qu'il fait. Pas seulement l'injustice qui consiste en la brutalité de la police de Philadelphie, mais la brutalité dans tous les Etats-Unis, dans le monde. Le mouvement est en plein essor.
Rosemari Mealy. Il ne faut pas oublier qu'avant son arrestation, Mumia avait commencé à dénoncer certains cas de corruption de la police à Philadelphie. Ses commentaires radiophoniques avaient parfois contraint le gouvernement à enquêter sur la police locale, et comme de nombreux juristes ici présents le savent, certains condamnés ont dû être relaxés. Mais on a fini par lui interdire ses commentaires à la radio publique nationale à cause de la force qu'avaient sa plume et sa voix. Et on a continué de le considérer comme une menace même quand il était dans le couloir de la mort, comme le prouve le fait que les commentaires qu'il avait organisés au sujet de son dernier livre, All Things Censored, à la radio publique nationale grâce aux efforts concertés du Fraternal Order of Police, qui représente la police nationale, n'ont pas pu sortir. Comme vous le voyez, même emprisonné dans le couloir de la mort, il constitue une menace pour les autorités en tant que journaliste de renom, que journaliste primé.
Pam Africa. Oui, dans beaucoup de ses livres, il parle des attaques contre les Noirs, mais pas seulement contre ceux d'en-bas, mais aussi contre des fonctionnaires, des législateurs et leurs femmes, qui ont aussi été attaquées par la police quand elles donnaient à manger aux pauvres, aux démunis de Philadelphie qui vivent dans le métro. Du couloir de la mort, Mumia a parlé de ce cas : la femme d'un sénateur d'un autre Etat qui rentrait chez elle en voiture a été stoppée par la police qui lui a cassé son pare-brise et les vitres. Mumia a exposé cette corruption dans le monde entier par ses livres, et il aussi dénoncé les assassinats brutaux de détenus.
Ce livre de Mumia n'a pas été bloqué parce qu'il contiendrait censément des mensonges, mais parce qu'on ne voulait pas qu'on connaisse la corruption du système. On a bloqué ce livre non parce qu'il mentait, mais à cause de ce qu'il disait.
Randy Alonso. Les organisations cubaines ont elles aussi participé activement à ce mouvement de solidarité dont vous avez parlé : l'Union des artistes et écrivains de Cuba (UNEAC), l'Union des journalistes de Cuba (UPEC), l'Institut cubain d'amitié avec les peuples (ICAP) et l'Union nationale des juristes ont émis différentes déclarations pour la libération de Abu-Jamal, ainsi que des organisations internationales dont le siège est à Cuba, comme l'Organisation continentale latino-américaine et caribéenne des étudiants (OCLAE) et l'Organisation de solidarité des peuples d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine (OSPAAAL), dont certains représentants ont été invités à cette table ronde.
Pour en revenir à Philadelphie, un chiffre est très éloquent : alors que les Afro-américains ne constituent que 9 p. 100 de sa population, ils représentent pourtant 62 p. 100 des condamnés à mort, soit le septuple, un des taux d'inégalité raciale le plus élevés dans un Etat. Selon une étude de l'université d'Iowa de 1998, un jeune qui grandit à Philadelphie a 11,5 fois plus de possibilités de se retrouver parmi les condamnés à mort qu'en Georgie, en Alabama et d'autres Etats du Sud où la population est en majorité noire. C'est donc dans ce contexte que le cas Abu-Jamal est survenu et qu'il continue d'exister.
Mais on me dit que notre centre international est entré en communication téléphonique avec Jeff Mackler, qui dirige l'organisation Mobilisation pour la libération de Mumia Abu-Jamal et est l'un des coordinateurs nationaux de sa défense. A vous, Masjuán...
Miguel Angel Masjuán. Bonjour, M. Mackler. C'est un plaisir de vous avoir au bout du fil. Que pouvez-vous nous dire de Mumia et des faits les plus récents?
Jeff Mackler. J'ai rendu visite à Mumia lundi dernier, le 12 juin, et il avait un très bon moral. Il suit de très près le débat national qui s'est déclenché aux Etats-Unis au sujet de son cas et de la peine de mort, car il est devenu maintenant tout à fait clair que beaucoup d'innocents ont été condamnés par le prétendu système légal de notre pays.
Mumia est très inquiet au sujet de la vie de Gary Graham, dont le nom africain est Shaka Sankofa, et dont l'exécution est prévue pour le 22 juin. Gary Graham est innocent. Il existe sept témoins oculaires qui peuvent prouver qu'il n'a pas tué la personne dont on lui impute la mort. Mais la loi au Texas interdit de présenter ce genre d'information au-delà des trente jours suivant le verdict. Or, Gary est en prison depuis plus de vingt ans !
Mumia est quelqu'un de très impressionnant. Il a suivi le débat concernant la nature réactionnaire du système légal nord-américain et il a aussi suivi de très près les actions de masse et les manifestations de toute une génération qui lutte pour les droits de l'homme et les droits démocratiques aux USA.
Il a dirigé la lutte contre l'exécution des 3 600 personnes qui attendent dans le couloir de la mort. Il a utilisé du mieux possible son temps en prison, il a lu toutes sortes de livres, d'histoire, de littérature... Bien entendu, je lui ai parlé de votre programme de télévision : il s'en est montré très heureux et il m'a demandé de transmettre ses remerciements au peuple cubain et son soutien à sa lutte pour les droits de l'homme et les droits démocratiques.
Mumia, comme bien des gens aux Etats-Unis, est, vous le savez, aux côtés d'Elian et de son père, en faveur de leur retour immédiat à Cuba.
Des milliers de personnes manifestent en ce moment pour soutenir Mumia. Hier, une manifestation appelée Bring Back Mumia a réuni six mille personnes, et des milliers de dollars ont été collectés pour sa cause.
Mumia est aussi très intéressé par la lutte révolutionnaire et par la lutte pour les droits de l'homme, et son comité de défense a lancé une bataille pour sauver la vie de cette personne qui sera exécuté dans quelques jours, Gary Graham. Mumia a dirigé cette bataille pour sauver sa vie et ses partisans l'ont rejoint.
Nous avons parlé pendant deux heures de toutes sortes de choses, de littérature, ainsi que de la lutte qui se déroule dans le monde entier et de la part de Nord-Américains éminents pour sauver sa vie. C'est quelqu'un d'unique en son genre. Ces douze derniers mois, il les a passés en isolement cellulaire vingt-trois heures par jour, et il a critiqué l'hypocrisie du système légal nord-américain.
Nous avons aussi parlé de ce qu'il fera quand il pourra enfin être libre. Il a dit qu'il aimerait pouvoir marcher deux heures, aller à un restaurant, visiter Cuba... Alors, préparez-vous à l'accueillir quand il sera un homme libre et à partager avec lui la liberté que vous avez conquise, vous, le peuple cubain, à un prix si élevé.
Miguel Angel Masjuán. Je vous remercie de votre coopération. Comme vous le savez, nous avons à ce moment même un programme spécial sur Mumia et nous espérons qu'il sera libre le plus vite possible. Merci encore, M. Jeff Mackler.
Randy Alonso. Nous avons indiqué à quel point le facteur racial pesait dans la justice aux Etats-Unis. Mais ce n'est pas seulement à Philadelphie. Voyons ce reportage de la CNN en espagnol, depuis Houston :
« Au moins neuf personnes ont été condamnées à mort au Texas sur les recommandations d'un psychologue en fonction de leur race, selon un rapport judiciaire qui centre de nouveau l'attention sur l'application de la peine de mort dans cet Etat nord-américain.
« La condamnation à mort qui a déclenché l'investigation a été cassée par la Cour suprême lundi dernier [voilà donc une semaine exactement]. Le psychologue Walter Quijano avait témoigné que le péon argentin Víctor Hugo Saldaño, condamné pour assassinat, était un danger futur pour la société du fait de ses origines latino-américaines.
« Le Texas a exécuté 218 personnes depuis 1982, bien plus que tout autre Etat de l'Union. »
Nous avons dit que Mumia n'était pas le seul innocent condamné à mort. La personne dont vient de nous parler Mackler, un autre Afro-Américain, Saka Sankofa, l'a été aussi, et précisément au Texas. Il a été accusé injustement d'avoir tué un Blanc et la date de son exécution est fixée dans trois jours, le 22 juin.
Voyons d'abord ce bref vidéo qui contient des déclarations récentes de Shaka et de membres de sa famille.
Avocat de Shaka. Il est incontestable que Gary Graham pourrait mourir par suite d'un crime qu'il n'a pas commis.
Famille de Shaka. Ils peuvent se tromper.
Si vous n'avez pas d'argent, pas de justice.
Il faut faire quelque chose.
S'il y avait une justice, les choses seraient différentes.
James Dixon. La question est de savoir si Gary Graham a été condamné ou non pour un crime et à la suite d'un procès juste. Selon cette déclaration sous serment erronée, l'enquêteur engagé en son nom par la défense estime qu'il n'a pas eu droit à un procès juste. Ecoutez ce qu'il dit : je me souviens que dès le début, le procureur a décidé que Gary Graham était coupable, ce qui a eu des répercussions sur mon enquête. Ça peut sembler injuste, mais c'est comme ça que ça s'est passé.
Doug O'Brien. Ecoutez ça : l'équipe légal a agi à son compte. L'ensemble du système judiciaire dépend des procureurs, et de leur fonction est de faire une enquête sur chaque cas et de représenter leurs clients le mieux possible.
Chester Thorton. Voilà ce que dit la déclaration sous serment.
Gary Graham. Je n'étais pas trop inquiet à l'époque, parce qu'il y avait eu d'autres vols. Mais comme j'étais censé être déclaré coupable des vols, on m'a déclaré aussi coupable de l'assassinat.
Doug O'Brien. Le concept d'interrogatoire est l'un des plus importants dans notre pays. Ils en tirent parti bien entendu pendant le procès, si bien que n'importe qui peut être condamné à mort pour un crime qu'il n'a pas commis.
Dennis Graham. Ses avocats n'ont pas agi en son nom, pas plus que le témoin principal. Comme on l'a dit, on ne pouvait que le déclarer coupable.
Randy Alonso. Je tiens à préciser aux téléspectateurs que Garry Graham est le nom américain de Shaka Sankofa, et qu'on le nomme d'une manière ou de l'autre.
Nous avons parmi nous Gloria Rubac, militante du mouvement de solidarité avec Shaka Sankofa au Texas. Elle milite pour des droits des prisonniers et contre la peine de mort dans cet Etat qui, je le rappelle, a un record à ce sujet aux Etats-Unis.
Gloria, pourrais-tu nous parler de l'état d'âme de Shaka à trois jours de son exécution, des efforts faits pour le sauver, du mouvement de solidarité au Texas et d'autres choses?
Gloria Rubac. J'ai été grandement étonné, en écoutant ce qu'a dit Leonard au sujet de Mumia, des ressemblances entre les deux cas. Shaka a été arrêté quand il avait dix-sept ans. Selon le droit international, il n'aurait pas dû être condamné à mort parce que c'était un mineur, mais aux Etats-Unis, ce sont des choses qui arrivent. Il y avait sept témoins de l'assassinat de cet homme dont on a accusé Shaka, mais un seul a été appelé à la barre. Shaka a eu un avocat d'office qui était incompétent, au point qu'une douzaine de ses clients se trouvaient à l'époque dans le couloir de la mort. Vous avez pu voir dans le vidéo ce qu'on a dit à l'enquêteur de la défense : Ne perdez pas votre temps à enquêter, cet homme est coupable. On n'a apporté aucune preuve dans le cas de Shaka, seulement une femme qui a affirmé l'avoir vu. Pas de sang, pas d'empreintes digitales, pas d'aveu, pas un cheveu : seulement cette femme qui s'est trompée en déclarant l'avoir vu commettre le crime. Des sept témoins oculaires, c'était elle qui était le plus éloigné, et elle ne l'a entrevu que trois ou quatre secondes. D'autres témoins ont vu le crime et la personne qui l'a commis, et certains même pendant un quart d'heure à une demi-heure quand il était dans le magasin d'alimentation où le crime a eu lieu.
Tout ceci s'est passé à Houston, au Texas, une ville où on a exécuté tant de gens que si c'était un Etat, elle serait le troisième après le Texas et la Virginie. Le procureur de l'endroit est très fier de sa performance et, comme on l'a déjà dit ici, la race et la classe jouent un rôle extrêmement important. En règle générale, le procureur ne tentera pas même pas d'accuser quelqu'un d'un crime qui entraîne la peine de mort si celui-ci a son propre avocat. Mais Shaka, comme 90 p. 100 des condamnés qui attendent la mort aux Etats-Unis, a eu droit à un avocat commis d'office. Il venait d'une famille pauvre, il était Afro-Américain, une situation très triste et très lamentable, typique de ceux qui se trouvent dans le couloir de la mort, une famille où la mère avait des problèmes mentaux, où le père était alcoolique; Shaka lui-même, à dix-sept ans, avait déjà deux enfants et avait vécu seul la plupart du temps. Mais je dois dire qu'après dix-neuf ans dans le couloir de la mort, Shaka n'est plus la même personne, que non seulement il a pris conscience sur le plan politique, mais qu'il est devenu un révolutionnaire. Et c'est bien pour ça, à plus forte raison, que l'Etat du Texas veut l'exécuter. Mais c'est aussi pour ces mêmes raisons, comme Mumia, qu'il a reçu un soutien du monde entier.
Aujourd'hui, 19 juin, ce n'est pas seulement l'anniversaire de l'exécution des Rosenberg, mais aussi celui de l'abolition de l'esclavage au Texas, deux ans après la fin de la guerre de Sécession. Il y a donc eu bien des manifestations au Texas ce week-end, non seulement pour rappeler l'affranchissement des esclaves, mais aussi pour protester contre l'exécution de Shaka prévue dans trois jours. Les républicains du Texas viennent de tenir leur convention à Houston. Il y a eu des protestations quotidiennes à l'extérieur de l'édifice, et notre groupe a participé au défilé du 19 juin. Nous avons distribué dans tout le centre-ville cinq mille affiches avec le visage souriant de Shaka quand il était jeune, avant la sentence de mort.
Le mouvement pour sauver Shaka et contre la peine de mort grandit de jour en jour. La CNN, Newsweek, tous les principaux médias des USA abordent la peine de mort et parlent du Texas, et de Houston,qui est la capitale mondiale des exécutions.
Depuis qu'il est gouverneur, George Bush a exécuté 133 personnes en cinq ans, un record dans l'histoire des Etats-Unis, et l'Etat en soi, 230. Heureusement, les gens ne prêtent plus attention seulement aux innocents, comme Shaka, dans le couloir de la mort, mais encore à tous ceux qui pourraient être jugés coupables sans un procès juste, sans avocat, parce qu'ils n'ont pas d'argent. Et, comme CNN le rapporte, les gens constatent que le simple fait que vous soyez Afro- ou Latino-Américain peut vous conduire à la peine de mort, parce qu'un expert dit que vous risquez de devenir un danger pour l'avenir. Et vous constatez que le Texas recourt à ce genre d'expert dans ce but ! Le racisme imbibe l'ensemble du système dans les cas de peines capitales. L'Argentin Víctor Hugo Saldaño a vu sa peine commuée, heureusement, à cause de ce témoignage raciste. Mais il n'est pas le seul. Ainsi, 10 p. 100 de la population carcérale des Etats-Unis se trouvent au Texas. Autrement dit, 150 000 prisonniers, dont 460 dans le couloir de la mort. Et dans les deux cas, la majorité sont des Noirs.
Dans le cas de Garry, comme pour Mumia, ce n'est pas seulement la loi texane, mais aussi la loi nationale signée en 1996 par Clinton qui empêche de tenir compte de nouvelles évidences. En 1993, les avocats de Shaka - parce qu'il a fini par avoir de bons avocats, et même certains des meilleurs - ont passé des centaines d'heures à enquêter et ont découvert que les déclarations de six témoins permettaient de prouver son innocence. Ils se sont donc présentés cette année-là devant la cour fédérale pour dire : regardez ce que nous avons trouvé, qui prouve l'innocence de Shaka. Mais cette cour leur a dit : Vous n'avez pas encore fini devant la cour de l'Etat, finissez d'abord et revenez nous voir après. Et la cour de l'Etat a estimé que les preuves n'étaient pas recevables. Ils ont donc présenté de nouveau le cas devant la cour fédérale en 1996, mais Clinton avait alors signé une nouvelle loi, l'Anti-Terrorism and Effective Death Penalty Act, et la cour fédérale a dit: désolé, nous ne pouvons pas nous occuper de vous. Ainsi donc, aucune cour n'a écouté les nouvelles évidences, écouté les six témoins qui donnent tous une description très semblable de l'assassin, qui ne correspond pas du tout à Shaka. C'est vraiment désolant.
La seule possibilité légale qu'il reste donc est la motion d'habeas corpus que les avocats ont présentée mercredi dernier devant la Cour suprême. Ce n'est pas courant et c'est rarement favorable. La dernière sentence favorable remonte aux années 20. Mais c'est la seule option légale restante. En marge de cet habeas corpus, la vie de Shaka Sankofa est entre les mains de George Bush, le gouverneur du Texas - qu'on appelle le gouverneur de la Mort - et du Conseil de pardon et de libération sous condition, dont tous les membres sont nommé par lui. Ils peuvent soit lui accorder la grâce ou la grâce conditionnelle ou encore dire : d'accord, nous pouvons examiner vos preuves et dire qu'il n'est pas coupable. Les avocats demandent la grâce conditionnelle. Nous espérons que ça se fera avant jeudi.
Le mouvement est très fort, et Shaka aussi. Comme Mumia, il sait que sa vie est aux mains du peuple. Et des manifestations se déroulent aujourd'hui dans le monde entier. Bush va aller à Palo Alto, en Californie, et il y aura des manifestations. Nous sommes optimistes quand à la relaxe de Shaka, et nous pensons de fait que ça peut être le début de la fin pour la peine de mort.
Randy Alonso. Shaka est un nouvel exemple des injustices du système nord-américain, un exemple tout proche puisque son exécution est prévue dans quelques heures à peine. Vous avez signalé la couverture de presse. De fait, la revue Newsweek du 12 juin a consacré un dossier à la peine de mort aux Etats-Unis, sous le titre « Repenser la peine de mort », analysant des études récentes. Et CNN offre la dépêche suivante dans son service interactif : « Selon une étude de l'université Columbia, de New York, les deux tiers des appels interjetés de 1973 à 1995 pour condamnation à la peine capitale ont abouti pour erreurs de procédure. James Liebman, le principal auteur de l'étude, affirme que la plupart des cas étaient si entachés de vices qu'ils ont dû être révisés. Selon cette étude, le système de la peine capitale aux Etats-Unis est insoutenable, surtout pour les erreurs détectées dans plusieurs cas. »
On m'indique que nous avons en ligne l'acteur nord-américain bien connu, Danny Glover, qui participe activement au mouvement de défense de Mumia et aussi de Shaka, et qui a tenu à intervenir à notre table ronde.
Miguel Angel Masjuán. M. Glover, c'est un plaisir de vous avoir au bout du fil. Nous aimerions avoir vos impressions sur les derniers événements relatifs à Shaka Sankofa et à Munia Abu-Jamal.
Danny Glover. C'est vraiment un plaisir pour moi de participer à votre table ronde et de pouvoir parler au peuple cubain de la situation relative à Shaka Sankofa, un cas auquel je participe depuis sept ans, et de Mumia. Voilà maintenant dix-neuf ans que Sankofa est dans le couloir de la mort et son exécution est prévue pour jeudi prochain le 22. Et nous faisons l'impossible pour arrêter ce mécanisme. Un seul témoin a déclaré et a censément reconnu Shaka Sankofa. Ce que nous demandons, c'est la présentation de nouvelles preuves qui peuvent démontrer son innocence, et on ne nous a pas donné l'occasion de le faire. Nous espérons que le système judiciaire, et même que le gouverneur Bush puisse exercer son influence pour nous donner cette possibilité. Il s'est déclaré innocent. Il l'a dit pendant dix-neuf ans; malheureusement, l'avocat commis d'office n'a pas été le meilleur. Nous sommes maintenant à un moment très difficile, et nous faisons tout ce que nous pouvons.
Miguel Angel Masjuán. Nous avons confiance que vous allez y arriver, que vous allez l'obtenir.
Danny Glover. Oui, nous allons poursuivre notre lutte, parce que nous sommes sûrs que Sankofa est innocent. Le système d'ici est très efficace quand il s'agit d'exécutions. C'est une espèce de machine de mort. Nous l'avons déjà vu. Mais nous avons fait tout notre possible, nous avons organisé et mobilisé bien des gens, nous pensons pouvoir faire prendre conscience de tout ça aux Nord-Américains et nous espérons remporter la victoire.
Miguel Angel Masjuan. Merci beaucoup, M. Glover. Nous vous remercions de votre amabilité et espérons pouvoir entrer de nouveau en contact. Merci encore.
Randy Alonso. En préparant cette table ronde, je suis tombé sur le livre intitulé Criminal Injustice, qui contient de très nombreux renseignements sur l'état des prisons nord-américaines et sur les injustices du système pénal de ce pays. Ainsi, on apprend que les Etats-Unis détiennent le record de prisonniers par rapport à la population totale: 519 pour 100 000 habitants. Mais le plus symptomatique est un autre chiffre : alors que les Afro-Américains, autrement dit les hommes, ne constituaient que 6 p. 100 des habitants en 1996, ils constituaient pourtant 50 p. 100 de la population carcérale. Autrement dit, 519 toutes races confondues, mais de 3 822 pour 100 000 dans le cas des hommes afro-américains !
L'un de nos invités d'aujourd'hui est Me Lennox Hinds, un avocat prestigieux dans son pays, qui a défendu des prisonniers politiques et des prisonniers afro-américains. Que pensez-vous, Me Hinds, du racisme qui sévit dans le système pénal nord-américain, de l'arbitraire qui y règne, et que pouvez-vous nous dire de la situation des prisonniers politiques aux Etats-Unis aujourd'hui ?
Lennox Hinds. Le cas de Mumia Abu-Jamal est justement un exemple d'application politique et raciste de la loi. Aux Etats-Unis, la loi est utilisée comme un mécanisme de contrôle, et bien des gens ont une perception erronée de la justice dans de nombreux cas. Le gouvernement nord-américain se proclame à travers le monde le champion du droit, le champion des droits de l'homme. Pourtant, dès leur surgissement même, le racisme joue aux Etats-Unis d'Amérique. À commencer par la préambule de la Constitution, où les prétendus pères fondateurs ont fait preuve d'une très grave hypocrisie au sujet de la terre enlevée au peuple américain autochtone. Ils étaient tous maîtres d'esclaves, George Washington, Tom Jefferson, Benjamin Franklin, tous des archi-hypocrites, utilisant le droit comme un bouclier, pour ainsi dire, pour pratiquer le racisme.
Et quand nous voyons comment la loi fonctionne aujourd'hui, nous devons remonter en arrière à cette hypocrisie première. Et Mumia Abu-Jamal, tout comme Shaka Sankofa, ne sont que deux des si nombreuses victimes de l'application raciste du droit.
En 1976, nous avons adressé une pétition à la sous-commission sur la prévention de la discrimination et la protection des minorités, rattachée à la Commission des droit de l'homme des Nations Unies, où nous montrions - je l'ai ici, avec ses annexes - que le gouvernement nord-américain violait en appliquant la justice les droits des minorité nationales, non seulement des Afro-Américains, mais aussi des Latinos, des Américains autochtones et des Asio-Américains.
Quand vous examinez comment la loi opère, quand vous regardez qui est en prison, vous constaterez sans le moindre doute que la majorité des prisonniers sont des pauvres. Et quand vous jetez un coup d'oeil à l'ensemble des Etats-Unis, alors vous voyez que dans le Nord-Est, cette majorité sont des Noirs et des Portoricains, dans le Sud-Ouest, en Arizona, au Nouveau-Mexique, ce sont des Chicanos, et si vous examinez un Etat comme le Minnesota, où il existe un pourcentage élevé d'Américains autochtones dans les villes, cette majorité, ce sont ces Américains autochtones. Et vous ne pouvez utiliser l'argument que toutes ces minorités nationales sont formées de criminels. Il s'agit en fait d'une criminalisation, fondée sur la couleur.
Et dans le cas de Mumia, ce n'est plus seulement une question de race; les idées politiques entrent en jeu. Il a été victime du programme de contre-espionnage du FBI. D'autres intervenants à cette table ronde, Rosemari Mealy par exemple, ont parlé du fichage des Panthères noires. J. Edgar Hoover, en 1967, était d'avis que ces gens qui luttaient contre leur condition d'oppression aux Etats-Unis devaient être fichés et liquidés. Mais la cible n'a pas été les seules Panthères noires, mais encore des gens comme Harry Belafonte, Martin Luther King, Eartha Kitt, et jusqu'à Sammy Davis Jr. Seul quelqu'un auquel il manque un grain pourrait considérer Sammy Davis comme un danger ! Et pourtant ces gens ont été fichés à des fins de surveillance, et les Panthères noirs ont été fichées à des fins d'assassinat...
Et le résultat en a été l'existence de prisonniers politiques aux Etats-Unis. C'est le cas de Leonard Peltier, du mouvement des Indiens américains, emprisonné depuis vingt-cinq ans. De Sundiata Acoli, une ex-Panthère noire, incarcéré depuis plus de vingt-sept ans. De Monda We Langa et d'Ed Poindexter, en prison depuis plus de trente ans. De Sekou Odinga, depuis plus de vingt ans. De Mutulu Shakur. Et je pourrais allonger la liste. Le gouvernement nie l'existence de prisonniers politiques aux Etats-Unis, mais l'évidence dit le contraire.
Et, tout bien pesé, Mumia est une victime de la police. Qui est, aux Etats-Unis, la seule institution publique à avoir le pouvoir et l'autorité de recourir à la force pour contraindre les citoyens à l'obéissance, et même de tuer. Et c'est au nom de cette force mortelle que les membres des communautés minoritaires sont transformés en victimes. Pas seulement à New York, où cela est plus évident qu'ailleurs, mais dans tout le pays.
Et ce n'est pas non plus un phénomène nouveau. Ainsi, en 1968, la commission Kerner a signalé que les communautés minoritaires considéraient la police comme un instrument d'oppression. Pour les communautés blanches, le policier est quelqu'un qui aide les enfants à traverser la rue, qui leur offre une sucette de temps à autre. Mais pour les communautés minoritaires, ce même policier est le type qui vous tire dessus, qui vous matraque, qui vous met son pied sur le cou... Ce sont deux vécus différents.
Quant à la peine de mort, on estime qu'elle viole le Pacte international sur les droits civils et politiques, la Déclaration universelle des droits de l'homme, la Convention internationale contre la discrimination raciale, des instruments que les USA ont signés et ratifiés.
Or, la peine de mort a été imposée à Shaka Sankofa quand il avait dix-sept ans. C'est une peine de mort qui sert à tuer nos enfants, à tuer les jeunes. C'est tout à fait évident. En effet, si vous repassez de nouveau l'histoire des Etats-Unis, vous verrez que la peine capitale existe dans trente-huit Etats, dont treize sans limite d'âge, quatorze, avec une limite d'âge d'entre treize et dix-sept ans, et dix avec un minimum de dix-huit ans. Les plus jeunes condamnés à mort exécutés dans l'histoire des Etats-Unis avaient, tenez-vous bien, dix ans ! Un Noir en 1855 et un Indien en 1857.
Leonard a rappelé que seuls 38 des 18 000 condamnés exécutés dans l'histoire des Etats-Unis étaient des Blancs ayant tué un Noir. Avant que le viol ait été considéré comme un crime, aucun Blanc n'a été exécuté dans l'histoire de Etats-Unis pour avoir violé une Noire, et depuis que c'est un crime passible de la peine de mort, 405 de 455 exécutés à ce titre étaient des Noirs.
Voilà donc toute l'hypocrisie de la loi. De fait, la justice n'est qu'une illusion aux Etats-Unis quand vous examinez des faits concrets.
Randy Alonso. Cet exposé très concret d'un certain nombre de cas et de facteurs indique bien la discrimination et l'injustice qui imprègnent la société nord-américaine aujourd'hui, et montre bien aussi comment les Noirs, les Latinos, les Chicanos, les Indiens sont discriminés aux Etats-Unis non seulement à cause de leur peau, mais encore en fonction de la pauvreté ou de la richesse.
Nous avons dit que le Texas, New York et la Floride étaient les Etats à plus forte criminalité du pays. Mais la Californie est aussi dans ce cas, et c'est un Etat où la justice est aussi très défectueuse. Gloria La Riva est Californienne et peut nous parler de ce thème dans cet Etat.
Gloria La Riva. Il serait bien difficile de savoir quel est l'Etat le plus répressif de tous ceux que vous avez mentionnés, le Texas, la Virginie, New York, la Pennsylvanie, ou la Californie... En tout cas, la Californie est l'Etat le plus peuplé des USA, 32 millions d'habitants et la plus grande population carcérale au monde par rapport à cette population, plus de 188 000 détenus.
Lennox et d'autres intervenants ont signalé la race comme un facteur fondamental. C'est pareil en Californie : bien que 60 p. 100 des viols, des attaques à main armée et des assassinats soient commis par des Blancs, la population carcérale noire condamnée pour ces catégories de crimes est dix-sept fois plus élevée que la population carcérale blanche ! Ce qui explique pourquoi un tel pourcentage d'Afro-Américains et d'Indiens sont en prison.
La Californie a mis au point toute une série de règles et elle a été la première à les appliquer. Ainsi, la loi dite des trois coups : un triple récidiviste peut être condamné à perpétuité, sans possibilité de libération conditionnelle, même si ce troisième délit est un délit mineur. Ceci a conduit à un accroissement de la population pénitentiaire. Il y existe des prisons de « très haute surveillance » [maximum-maximum security prisons], dites centres de contrôle. Il en existe dans tout le pays, bien entendu, mais je voudrais signaler en particulier la prison de la baie Pelican, située tout au nord de l'Etat]: 55 p. 100 y sont des Chicanos ou des Latinos, la plupart en provenance de Los Angeles, identifiés comme des gangsters.
Il vaut la peine de s'arrêter un moment sur Los Angeles où, ces dernières années, la police s'est lancée à la traque des Afro-Américains, mais surtout des Latinos, et elle a fiché 112 000 jeunes Latinos comme gangsters. Si vous êtes en train de discuter avec des copains à un coin de rue, vous pouvez être identifié comme un gangster; si vous êtes arrêté pour un contrôle d'identité, idem. Voilà pourquoi un si grand nombre d'entre eux se retrouve en cellule isolée à la prison de la baie Pelican.
Un grand scandale a récemment éclaté dans la police de Los Angeles quand un certain nombre de policiers ont avoué que des milliers de personnes, pour la plupart des Afro-Américains et des Latinos des jeunes, étaient derrière les barreaux après avoir été condamnés par suite de coercition exercée sur les témoins, de preuves montées de toute pièce, comme la pose de doses de drogues, etc. Le cas qui a déclenché le scandale, c'est celui d'un Latino de vingt ans, Javier Francisco Ovando, blessé par balle par un policier lui aussi latino, qui a été arrêté quand il tentait de vendre huit livres de cocaïne prises à un accusé. Et c'est comme ça qu'on a tout su, parce que ce flic est passé aux aveux. En fait, la police avait pris cet homme comme cible, et un soir les flics l'ont arrêté, lui ont tiré une balle dans la tête, il est tombé, ils l'ont relevé et ils lui ont tiré une balle à la poitrine. À peine il a été légèrement rétabli à l'hôpital, on l'a conduit sur une civière au tribunal où il a été accusé de tentative de meurtre. Il n'avait rien fait, c'était tout simplement quelqu'un identifié comme membre d'un gang. Et il a été condamné à vingt ans de réclusion. Et c'est parce que le policier en question a été arrêté en train de vendre de la cocaïne qu'on a fini par tout apprendre, qu'il a avoué son crime et bien d'autres. Résultat ? Beaucoup de policiers sont maintenant en jugement.
Voilà trois mois, des journalistes ont demandé à la victime accusée faussement de tentative de meurtre et condamnée : Mais pourquoi n'avez-vous rien dit ? Il a répondu : Mes avocats m'ont dit de ne pas perdre mon temps à raconter mon histoire, parce que personne ne me croirait.
Oui, de nombreux jeunes ont été tués par la police. Vous avez donc une police très corrompue à Los Angeles, une prison au nord de la Californie rempli d'Afro-Américains et de Latinos. Qui peut savoir combien de vie gâchées ?
Je vis dans le pays le plus riche du monde, les Etats-Unis, et dans l'Etat le plus riche de ce pays le plus riche, la Californie. Pourquoi y a-t-il donc deux millions de prisonniers ? Pourquoi y a-t-il tant de pauvreté ? Il n'y a aucune excuse à la pauvreté aux Etats-Unis ! Le taux de chômage à légèrement fléchi aux Etats-Unis, il tourne autour de 5 p. 100. Pourtant, même si vous avez du travail, il est presque impossible de vivre en Californie. À San Francisco, le prix moyen d'un logement est maintenant de 460 000 dollars. Un travailleur vivant difficilement de son simple salaire ne peut acheter un logement. Voilà pourquoi toujours plus de gens touchant de bas salaires finissent par commettre des délits économiques, et ils deviennent des délinquants parce qu'ils sont pauvres. Des femmes poussées à la prostitution peuvent passer des années en prison. Ou alors à la toxicomanie. Le système capitaliste provoque de nombreux problèmes socio-économiques. Prenez un type comme Bill Gates qui possède une fortune personnelle de cent milliards de dollars. Vous ne pouvez même pas dépenser un milliard de dollars durant toute votre vie ! Et pourtant ce type-là a assez d'argent pour régler tous les problèmes économiques des pauvres dans notre pays. Mais il devient riche parce qu'il rend les pauvres encore plus pauvres : il emploie des prisonniers qu'il paie quelques centimes l'heure pour fabriquer ces produits qui le rendent, lui, Bill Gates, immensément riche. Quelle injustice !
Randy Alonso. La Californie a été le théâtre, au début de cette décennie et durant la précédente aussi, d'une très forte violence policière. On ne peut oublier le cas de Rodney King. Mais celui d'Amadou Diallo à New York a fait aussi beaucoup de bruit tout récemment. Rosemari qui l'a suivi de près peut nous en parler, et nous parler aussi de la brutalité de la police, qui est un autre facteur raciste de la société nord-américaine.
Rosemari Mealy. L'aggravation des clivages sociaux est une tendance mondiale. Et à cet égard, New York est un endroit des Etats-Unis où cette tendance à la polarisation est pire. Et cette réalité sociale explique le contrôle policier qui s'exerce sur la classe travailleuse dans chaque ville, dans chaque communauté, dans chaque quartier. Je tenais à faire ces remarques préliminaires avant d'aborder le cas d'Amadou Diallo.
C'était un émigré guinéen âgé de vingt ans. Un exemple, soit dit en passant, d'un phénomène en cours aux Etats-Unis : la provenance des immigrants se modifie. Ainsi, ces vingt dernières années, plus d'un million d'émigrés sont arrivés à New York, qui est donc devenu, comme ville, plus pauvre, plus foncée, parce que les habitants originaux ont entrepris ce qu'on appelle la « fuite des Blancs » : ils partent vivre hors de la ville parce que leur racisme ne leur permet pas de supporter le « noircissement de l'Amérique ». Les écoles de la ville sont surpeuplées. J'ai déjà évoqué les taux de chômage.
Amadou Diallo vivait donc dans une ville qui compte 38 000 agents de police, dont seulement 11,4 p. 100 sont Noirs et environ 13 p. 100, Latinos. Et le racisme de ces policiers presque essentiellement Blancs se traduit par leur brutalité.
Amadou Diallo a été tué le 4 février, ou plutôt exécuté de sang-froid, censément comme suspect d'un viol. Quatre policiers se sont approchés, et lui, pour pouvoir s'identifier, a tenté de sortir son portefeuille. À peine a-t-il fait ce geste qu'il a été criblé de balles. Un moment immortalisé par le musicien Bruce Springsteen qui a tenté de décrire par là ce qu'il se passe dans la ville.
Nous pensions que, comme le département de la Justice avait engagé depuis trois ans une enquête sur les brutalités de la police new-yorkaise, surtout à partir d'assassinats de personnes âgées, comme Eleanor Bumpers, ou de Latinos, et de toute une série de crimes commis par la police, nous pensions donc que les choses allaient changer, ou du moins que certaines de ses actions allaient être freinées. D'autant que dans le cas de Diallo, on a vu se former un mouvement réclamant la justice.
Mais une fois de plus, comme Lennox en a parlé, le système légal a été utilisé d'un point de vue politique. Le procès s'est déroulé, non à New York où le crime avait eu lieu, mais au nord de l'Etat de New York, où les habitants sont en majorité des Blancs. Et là, une cour et un jury à majorité blanche, exception faite de quelques Noirs, ont acquitté ces quatre policiers. Ainsi donc les assassins de Diallo sont en liberté, tout comme le sont ceux d'une grande quantité de Noirs à New York.
Tout ceci explique pourquoi, dans la ville, mais aussi dans tout le pays, les jeunes s'organisent contre les brutalités de la police, contre les crimes de la police, si bien qu'on risque de voir de nouveau la justice se faire dans la rue, tandis que les cours ne seraient plus que des sites complémentaires dans cette lutte pour la justice.
Randy Alonso. Je crois effectivement, Rosemari, que les cas de Rodney King et de Diallo ne sont que la partie émergée de l'iceberg en matière de brutalité policière, de discrimination policière, non seulement à New York, mais dans bien d'autres Etats, ce qui se reflète dans les tribunaux et dans les prisons.
J'ai sous les yeux des chiffres qui indiquent que les Afro-Américains subissent en général des condamnations environ 20 p. 100 plus longues que les Blancs pour des crimes analogues, et que plus de 60 p. 100 des femmes incarcérées aux Etats-Unis sont des Afro-Américaines et des Latinas.
Je voudrais que nous voyions un vidéo où Mumia Abu-Jamal parle de ses impressions des prisons nord-américaines.
Mumia Abu-Jamal. Le terme que j'emploierais est celui d'un enfer brillamment lumineux. Plus de 200 millions de dollars de construction.
Les cellules sont semblables en quelque sort à cette pièce-ci. Une fois la porte fermée, plus un son dans votre cellule : seul le son du silence.
Il vous est difficile, voire impossible, de converser avec qui que ce soit d'autre que votre voisin immédiat, parce qu'il n'existe pas de barreaux, pas de son ambiant, seulement le son de la climatisation, et le son du silence, ou alors le silence que vous créez dans votre propre cellule. Le sentiment d'isolement n'est rien moins que total, comprenez-vous, parce que vous êtes même coupé de la présence silencieuse des gens.
Randy Alonso. Eh bien, Monica, après ces impressions de Mumia, que pouvez-nous nous dire de la situation actuelle dans les prisons nord-américaines ? Qu'appelle-t-on « l'industrie des prisons » ? Que savez-vous de la situation des prisonnières ?
Monica Moorehead. Je voudrais dire tout d'abord qu'une guerre raciste se déroule actuellement aux Etats-Unis. Vous avez entendu parler ici de certains aspects de cette guerre engagée contre les pauvres et les opprimés dans notre pays. Mais elle prend aussi la forme du « complexe carcéralo-industriel », ce qui veut dire que la construction de prisons et l'industrie des prisons, ainsi que le travail servile, ont fusionné pour créer ce qu'on considère aujourd'hui comme le secteur de l'économie nord-américaine dont les profits enregistrent la croissance la plus rapide. Qui sont d'abord les victimes du « complexe carcéralo-industriel » dont nous avons tant parlé à cette table ronde ? Eh bien, les deux millions de personnes incarcérées dans des prisons fédérales, d'Etat et locales. On suppose que les USA compteront 2 070 000 détenus à la fin de l'année. Autrement dit, le quart des prisonniers du monde se trouve aux Etats-Unis, ce qui est le pourcentage le plus élevé de la planète. Et on compte des dizaines de milliers d'analphabètes, de toxicomanes, de malades mentaux dans ces prisons-là.
Quant aux prisonnières, c'est leur population qui augmente le plus vite, essentiellement à cause des lourdes peines concernant la drogue, des condamnations pour des crimes non violents associés à la drogue et de l'élimination des allocations d'aide. Beaucoup de prisonnières sont des mères célibataires qui ont leurs enfants avec elles en prison, et nous estimons que c'est là un crime contre l'humanité. Et vous avez aussi les gardiens qui abusent d'elles sexuellement, les violent, dans la plus totale impunité. Tout récemment, des prisonnières de New York ont dénoncé cette situation, ce qui est très courageux de leur part, parce que dans ce cas généralement elles sont ensuite victimes de représailles, ou elles voient leur peine s'allonger ou les abus empirent. Mais ça a été très courageux de leur part, parce que maintenant, les gens savent au moins ce qu'il se passe dans les prisons aux Etats-Unis, en particulier à New York.
Toute une génération de jeunes se transforme en criminels dans les prisons, surtout dans les prisons privées qui constituent aujourd'hui le facteur clef du « complexe carcéralo-industriel ». Les jeunes deviennent des cibles de l'incarcération. Selon les statistiques, les délits de jeunes ont diminué de 9,3 p. 100, et pourtant l'incarcération de jeunes augmenté de plus de 10 p. 100. Il y donc quelque chose d'erroné dans cet rapport !
Que trouve-t-on derrière cette croissance du « complexe carcéralo-industriel »? Essentiellement, les sociétés et les banques de Wall Street, qui financent la construction de prisons privées aux Etats-Unis, à la hauteur de 41 milliards de dollars d'ici à la fin de l'année. Ce sont surtout Shearson-Leason, American Express et d'autres sociétés qui achètent et vendent des actions à Wall Street, qu'on trouve derrière cette nouvelle vague d'ateliers de surexploitation qui s'étend aux Etats-Unis. Les sociétés nord-américaines n'ont plus besoin de fermer des usines sur place et se rendre au Mexique, ou à Porto Rico ou en Indonésie ou dans d'autres pays opprimés pour profiter du travail servile : il leur suffit de se rendre dans l'Etat voisin, de bâtir une prison et d'y faire fabriquer à des détenus, pour des paies allant de vingt-trois cents à un ou deux dollars l'heure, des articles et des biens que fabriquent normalement les travailleurs syndicalisés.
Et c'est d'ailleurs une grande menace pour les syndicats déjà existants ou à créer aux Etats-Unis, parce que ce phénomène entraîne une diminution des salaires de tous les travailleurs et de fait détruit les syndicats. Nous pensons donc qu'il est très important que ceux-ci fassent face à ce travail servile dans les prisons et organisent les prisonniers en syndicats, d'autant que ce sont les chômeurs qui se retrouvent les premiers en prison à cause de leurs problèmes économiques. Des compagnies téléphoniques comme ITT et Sprint tirent de très gros profits des prisonniers parce que ceux-ci sont contraints d'appeler en PCV à raison de trois dollars l'appel, et elles ont même publié des annuaires téléphoniques pour promouvoir ce genre de travail servile parmi les différentes industries carcérales dans le pays.
Mais on ne saurait oublier le rôle du gouvernement dans cette croissance des prisons. En effet, depuis 1996, il a dépensé plus d'argent pour construire des prisons que pour construire des universités. Cela vous donne un aperçu de ce qu'il se propose pour les jeunes et les nouvelles générations du pays : qu'il vaut mieux les incarcérer que les éduquer et leur donner un emploi en vue d'un avenir prospère !
J'ai dit que toujours plus de femmes se retrouvent en prison à cause de la lourdeur des peines relatives à la drogue, mais ce sont surtout les Noirs, les hommes noirs, qui en sont les premières cibles. Human Rights Watch, un groupe progressiste qui fait de nombreuses études sur les problèmes sociaux aux Etats-Unis, a révélé la semaine dernière que les condamnations des Noirs à ce titre sont en règle générale treize fois plus longues que celles des Blancs, bien que les vendeurs de drogue blancs soient cinq fois plus nombreux que leurs similaires noirs. En Illinois, par exemple, l'Etat où les peines infligées aux Noirs pour des questions de drogue sont les plus lourdes, un Noir a cinquante-sept fois plus de chance d'être condamné pour possession ou vente de drogue qu'un Blanc, et les incarcérations à ce titre représentent 90 p. 100 du total.
On prévoit que la population carcérale dans les prisons fédérales augmentera de moitié d'ici à 2006, passant de 130 000 détenus à 200 000. Et ceci est dû, je le répète, aux lourdes peines relatives à la drogue, à la suppression de la liberté conditionnelle au niveau fédéral et aussi à l'inexistence de programmes de désintoxication, qui ont pratiquement disparu. La solution que propose le gouvernement avec le soutien de Wall Street est donc d'incarcérer les pauvres et les toxicomanes. En effet, je le répète, les institutions psychiatriques, les hôpitaux et les programmes de désintoxication ont été éliminés. Pourquoi ? Eh bien, parce que ce n'est pas rentable pour les capitalistes aux Etats-Unis !
Bref, le « complexe carcéralo-industriel » des Etats-Unis n'offre aucune chance de redressement à ceux qui ont commis des actes antisociaux ou d'autres genres de crimes, parce que son rôle est purement répressif. Et la base économique même de cette nécessité de répression est le système capitaliste en soi, fondé sur le profit à tout prix, et non sur la satisfaction des besoins humains. Aux Etats-Unis, les prisonniers produisent des biens pour 1,1 milliard de dollars. Vous voyez donc que peu importe aux capitalistes la manière de faire des profits, pourvu qu'ils puissent se remplir toujours plus les poches aux dépens des êtres humains. Une situation vraiment insidieuse.
Et Mumia en a parlé bien des fois. Shaka aussi. Je crois que tous deux, et bien d'autres prisonniers politiques dans ce pays sont vraiment le miroir de la répression raciste qui sévit dans les prisons. Mumia est le miroir de la lutte contre la brutalité policière aux USA. Voilà pourquoi le gouvernement et les classes dominantes qui le soutiennent veulent le faire taire : pas le tuer, juste le bâillonner, parce qu'il a refusé de cesser de dénoncer l'injustice, même si sa propre situation s'en ressent. Par exemple, voilà un ou deux ans, les travailleurs d'ABC à New York ont fait grève pour obtenir de meilleurs avantages en matière de santé, et Mumia a été invité à participer à un programme national très coté, 20/20, conduit par Sam Donaldson et suivi par des millions de personnes, pour raconter son histoire, et il a refusé de casser cette grève. C'est quelqu'un de très honnête, toujours du côté des droits des travailleurs et des pauvres.
Voilà pourquoi nous estimons qu'il est si important pour notre mouvement, et que nous devons intensifier la lutte pour qu'il ait du moins un nouveau procès. En fait, il devrait être libre, il devait avoir été relaxé, il n'aurait jamais dû être condamné voilà dix-huit ans ni même accusé de l'assassinat de ce policier. Et nous devons dire aux masses nord-américaines dont les esprits sont si contrôlés par les médias capitalistes, par ABC, CBS, NBC, qui leur lavent le cerveau jour après jour pour leur faire croire que les prisonniers sont des monstres, des criminels qu'il faut enfermer derrière des murs parce que ce sont une menace pour la société, et ça jour après jour, nous devons donc leur dire que cet homme mérite un nouveau procès, qui est la seule manière de pouvoir le libérer. Et les gens peuvent le comprendre, surtout si nous présentons, comme l'ont dit Weinglass et d'autres, toutes les preuves supprimées lors du premier procès. Car les gens se diront alors : c'est vrai, cet homme doit avoir un nouveau procès, un procès juste; si des preuves ont été occultées, s'il y a eu des machinations politiques autour de son cas, eh bien alors, il a droit à un procès juste. Et les gens commenceront à contester non seulement tout ce qu'il s'est passé au sujet de Mumia, mais aussi ce qu'il se passe dans le système légal des Etats-Unis. Parce que c'est ça que nous voulons en ultime instance : que les gens puissent penser à toutes ces injustices qui se commettent jour après jour aux Etats-Unis, parce que, en fait, ils ne les connaissent pas.
Voilà pourquoi, depuis que la cour suprême de justice de l'Etat de Pennsylvanie a refusé en 1998, pour la deuxième fois, l'appel de Mumia pour un nouveau procès, le mouvement en sa faveur a décidé, en vue de se renforcer, de mettre l'accent sur ce point : son droit à un nouveau procès. Et nous faisons l'impossible dans ce sens. Nous avons organisé plusieurs manifestations, nous avons eu une magnifique réunion au théâtre du Madison Square Garden, le 7 mai, et plus de six mille personnes ont pu écouter les discours prononcés par Mumia aux différentes cérémonies de remise de diplômes de fin d'année. Ça a terriblement aidé à renforcer le soutien à Mumia et à faire de son nom quelque chose de familier aux Etats-Unis.
Randy Alonso. Je te remercie de tes commentaires, Monica. Tu as dit quelque chose de très important : que, comme il l'a dit lui-même, la voix de Mumia ne pourra être bâillonnée. Nous vous avons réservé quelque chose de très émouvant pour cette fin de table ronde : quand il a appris que celle-ci allait avoir lieu, Mumia a tenu, de sa prison, à faire parvenir un message au peuple cubain par son intermédiaire.
Mumia Abu-Jamal. Viva John Africa ! Viva Cuba libre ! Viva la Revolución ! Viva Fidel!
Mes soeurs et frères cubains : je vous remercie de votre invitation et de cette occasion de m'adresser à vous. Je m'appelle Mumia et je suis un prisonnier politique aux Etats-Unis.
Ce pays-ci parle de démocratie et de justice et de liberté, mais c'est en fait une prison de nations, un pays où plus de deux millions d'hommes, de femmes et de jeunes sont enfermés dans des prisons et des cachots, un site de répression, de racisme et de graves conflits de classe. Un pays où la police abat des Noirs désarmés, comme Amadou Diallo, qui a été criblé de quarante et une balles. Son crime ? Etre Noir dans l'Amérique blanche. Amadou Diallo ne le savait pas, mais il se trouvait pourtant lui aussi dans le couloir de la mort! Voilà la justice nord-américaine.
Et qu'arrive-t-il aux Cubains aux Etats-Unis ? J'en ai rencontré beaucoup dans les prisons de Pennsylvanie, incarcérés pour une durée indéterminée parce que ce sont des Marielitos. Peu importe la peine qu'un juge leur a infligée : ils ne sortiront jamais de prison. Ce sont les Cubains dans la justice nord-américaine !
Plus de trois mille hommes, femmes et jeunes attendent la fin dans les couloirs de la mort des Etats-Unis. La plupart n'ont pas eu d'avocats; certains en ont eu qui dormaient durant le procès de leur client; d'autres ont eu droit à des flics qui mentent pour forcer des aveux, et à des jurys dont les Noirs sont systématiquement écartés. C'est la justice nord-américaine !
Mis hermanos y hermanas de Cuba ! Gracias por esta oportunidad [Frères et soeurs cubains, merci de cette occasion !]
La lutte pour la liberté continue ici.
Venceremos !
Ona Move ! Vive John Africa !
Pour le couloir de la mort, que dice Mumia Abu-Jamal !
Randy Alonso. Je crois que c'est vraiment un privilège d'avoir écouté ce message que nous envoie Mumia du fond de sa prison, dont certaines parties en espagnol, ce qui a lui coûté un grand effort, afin que notre peuple puisse comprendre son message. Je crois qu'il ne pouvait y avoir de meilleure fin pour cette table ronde qui a analysé son cas, et d'autres cas très significatifs de racisme et de ségrégation aux Etats-Unis au nom de quoi de nombreuses personnes sont condamnées injustement parce qu'il s'agit en fait d'un système foncièrement raciste.
Et comme il y a aujourd'hui, jour pour jour, quarante-sept ans qu'Ethel et Julius Rosenberg ont été assassinés, je voudrais vous lire en conclusion le poème que la mère a écrit pour ses enfants peu avant sa mort :
Vous saurez, mes enfants, vous saurez
Pourquoi nous n'avons pas fini de chanter la chanson,
De lire le livre, d'achever l'ouvrage
Avant de reposer sous le gazon.
Ne vous affligez plus jamais, mes enfants, plus jamais,
Des mensonges et des calomnies formulés contre nous.
Les larmes versées, l'offense infligée
Il vous faudra les dire à tous.
La Terre sourira, mes enfants, elle sourira,
Et le gazon sur nos tombes tout autant,
quand la tuerie prendra fin, le monde se réjouira
dans la fraternité et la paix.
Oeuvrez et bâtissez, mes enfants, bâtissez
Un monument à l'amour et à la joie,
A la dignité humaine, à la foi que nous conservons
Pour vous, mes enfants,
pour vous.
Pour nous, pour Cuba, pour le peuple nord-américain, pour que le glas ne sonne plus à cause des abus, de la discrimination et de l'injustice, nous poursuivrons notre combat.