TABLE RONDE "LES INTELLECTUELS ET ARTISTES CUBAINS CONTRE LE FASCISME", STUDIOS DE LA TÉLÉVISION CUBAINE, 14 AVRIL 2003

Randy Alonso. Bonjour, chers téléspectateurs et auditeurs.

Les intellectuels et artistes cubains viennent de lancer un appel à la création d’un front antifasciste mondial à un moment dramatique et extrêmement périlleux pour l’humanité, alors que le fascisme en pleine résurrection prétend exercer sa domination brutale sur la planète.

Aussi avons-nous organisé cet après-midi une table ronde intitulée « Les intellectuels et artistes cubains contre le fascisme » en compagnie de personnalités de notre culture : Carlos Martí, poète et président de l’Union des écrivains et artistes de Cuba (UNEAC) ; Roberto Fernández Retamar, poète, essayiste, Prix National de littérature et président de la Casa de las Américas ; Pablo Armando Fernández, poète, romancier, écrivain, Prix Nations de littérature : Julio García Espinosa, un de nos cinéastes les plus renommés, directeur de l’Ecole internationale de cinéma de San Antonio de los Baños ; Elíades Acosta, historien, directeur de la Bibliothèque nationale José Martí ; et Fernando Martínez Heredia, un des nos plus brillants essayistes, président de la chaire Gramsci du centre Juan Marinello, du ministère de la Culture.

Nos invités dans le studio sont de nombreuses personnalités de l’art et de l’intelligentsia, des compañeros du Pôle scientifique de La Havane, du ministère du Tourisme, des enfants de la troupe La Colmenita, et, tout particulièrement, notre ministre de la Culture, Abel Prieto.

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Le Conseil national de l’UNEAC s’est réuni samedi et dimanche dans la capitale et a émis une déclaration dans laquelle il appelle à créer un front antifasciste.

Carlos Martí, pourquoi cet appel des intellectuels et artistes cubains, comment a-t-il pensé, quelles en sont les bases ?

Carlos Martí. A l’heure que nous vivons, cet appel est vraiment impératif. Une heure extrêmement grave pour notre pays et aussi, bien entendu, pour l’humanité, car nous assistons à la naissance d’une machinerie néo-fasciste dont on voit déjà les résultats dans cette guerre de rapine contre le peuple irakien. Il était donc indispensable que nous nous réunissions, que nous réfléchissions au moment actuel, que nous pensions, et que nous parvenions à élaborer un document qui a été adopté à ce Conseil national et que nous allons divulguer dans le monde.

Je voudrais signaler certains des points clefs de ce document et de notre réflexion en tant qu’écrivains et artistes.

Il faut tout d’abord signaler, ce que fait d’ailleurs le document, que ce néo-fascisme a des prétentions universelles, mais que le plus dangereux, c’est qu’il n’a en face de lui, comme avant, ni opposants armés ni digue de contention, ni aucune force capable de le freiner, et qu’il possède un pouvoir dévastateur, qui lui permet d’annihiler un pays en quelques minutes. Voilà le premier aspect que souligne le document.

Le second, c’est que la vision interventionniste des Etats-Unis viole tous les accords de droit international et vise à liquider les principes imprescriptible de souveraineté et d’autodétermination des peuples.

Notre peuple a pu constater clairement comment le critère de la guerre s’est imposé, bien qu’il n’ait pas été adopté aux Nations Unies.

On a dit avec juste raison que nous vivions un moment fatidique où l’empire de la loi avait été remplacé par la loi de l’empire. Le document le dit en toutes lettres.

Le troisième point, c’est l’appareil de propagande en marche. La force médiatique, des médias, de l’Internet, de tous les moyens modernes mis en fonction de cette guerre, en vue de présenter les envahisseurs comme des « forces de libération » et comme une « coalition » - un mot qui revêt une certaine noblesse – de parler de « démocratie » alors que nous avons assisté aux massacres les plus brutaux. Il n’y a pas de coalition : il y a des forces impériales qui ont décidé tout simplement, d’une manière unilatérale, de déclencher cette agression contre le peuple irakien.

Cet appareil, le document le dit, inonde jour après jour la planète, ressassant le message de la supériorité des Etats-Unis et du rôle quasi-messianique qu’ils s’arrogent, tout en le complétant par son envers, par une vision qui nous transforme, nous, ceux du tiers monde, et tout ce qui n’est pas les Etats-Unis, l’autre, en une caricature. Et cette vision fait vraiment partie de cet appareil néo-fasciste qui s’est peu à peu déclenché et qui s’est concrétisé dans le cas de la guerre contre l’Irak.

Mais, malgré cette énorme influence des médias, une conscience antibelliciste est en train de se faire jour, comme nous l’avons constaté tous les jours par les informations qui nous parviennent et dont les tables rondes télévisées se sont fait l’écho, et aussi une conscience anti-impérialiste qui s’est traduit par de gigantesques manifestations dans le monde entier et par le revitalisation, partout dans le monde, du secteur des intellectuels.

Le manifeste : « Pas en notre nom » signé par les plus importants intellectuels nord-américains en est une preuve.

Il est bon de rappeler que durant tout ce temps où nous avons travaillé contre la guerre et nous avons tenté de réfléchir sur ce phénomène néo-fasciste, nous avons toujours fait clairement le partage entre le gouvernement nord-américain agissant comme il le fait et le meilleur de la culture nord-américaine et le peuple, au point que l’UNEAC a fêté le 4 juillet l’anniversaire de l’indépendance des Etats-Unis en nous efforçant de séparer une chose de l’autre : une chose est en effet le gouvernement impérialiste, l’appareil néo-fasciste, et autre chose est la grande culture nord-américaine représentée justement par ceux qui ont signé ce document « Pas en notre nom ». Autrement dit, il s’agit de plusieurs actions en cours.

Quand cette guerre contre le peuple irakien a éclaté,  nous avons fait un atelier « Non à la guerre » au siège de l’UNEAC et en province. Des écrivains et des artistes y sont venus exprimer leurs idées, condamner la guerre et œuvre aux côtés de la population dans ce sens.

Cet atelier a ouvert la voie au Conseil national, à la bataille et à la réflexion sur ce programme néo-fasciste.

Il est un autre point que signale le document : que les faits condamnables du 11 septembre ont servi de prétexte pour implanter une politique préconçue de domination et de pillage universels. Personnellement, je vois là une auto-provocation, un gigantesque Maine, pour imposer ce genre d’agression au monde.

Autrement dit, la prétendue lutte contre le terrorisme a facilité un déploiement sans précédent d’armes et de ressources, a ouvert un juteux négoce qui a toujours été le rêve du complexe militaro-industriel.

Nous sommes témoins d’un pillage des ressources du monde, des richesses des peuples, pire qu’à l’époque coloniale, parce que les armes sont plus perfectionnées et se trouvent aux mains de la plus grande puissance impériale jamais connue. La situation est donc vraiment critique.

Ce que nous dénonçons essentiellement, c’est la visée sinistre d’implanter ou d’imposer une tyrannie mondiale néo-fasciste. C’est un concept clair.

Nous, écrivains et artistes cubains, nous prônons les semailles d’idées, les semailles de consciences, comme cela a été dit au cent cinquantième anniversaire de la naissance de José Martí.

Je crois que les séances de notre Conseil national ont été vraiment mémorables, mais ce n’est pas tout. J’espère avoir l’occasion ensuite de parler du programme de travail qui en a découlé et de la manière de concrétiser les accord de ce Conseil.

Je me rappelle l’excellente intervention de Graciella Pogolotti, qui affirmait qu’on a beaucoup progressé dans la dénonciation du programme de mondialisation néo-libérale sur le terrain économique, mais qu’il fallait aussi le faire dans le démontage de la pensée de cette extrême droite et de sa doctrine néo-fasciste. Je me suis souvenu aussi, pour des raisons qui coulent de source, des affirmations d’un fameux nazi, en 1936 : « Quand j’entends parler de culture, je sors mon revolver. » Et je me rappelle encore ce qu’avait riposté Roberto Fernández Retamar au Congrès culturel de La Havane, en 1968, une affirmation humaniste valable pour tous les temps : « Quand j’entends parler de fascisme, je sors ma culture. » Nous devons donc mobiliser les talents, les idées, la pensée. La réflexion doit s’imposer et s’ouvrir un chemin, afin que nous puissions vraiment ouvrir un front antifasciste à l’échelle universelle.

Randy Alonso. Et ce front, comme le dit le document, Carlos, doit contrecarrer le programme expansionniste qui sous-tend cette agression et qui a été mis au point par l’extrême droite nord-américaine, héritière de la pensée de ceux que José Martí avait à son époque dénoncés avec une prescience historique étonnante. Cette position actuelle des intellectuels cubains a sa base, ses fondations dans la pensée de notre Héros national.

C’est justement de la politique impériale nord-américaine au sujet de laquelle José Martí réfléchissait voilà plus d’un siècle que nous parle Cintio Vitier, grand spécialiste de Martí et grand intellectuel cubain :

Cintio Vitier. Je vais faire quelques réflexions sur la façon dont Martí a vu la politique nord-américaine.

Nous savons tous quels étaient les Etats-Unis que Martí a admirés et a aimés : les Etats-Unis de Lincoln, qu’il a appelé « le bûcheron aux yeux miséricordieux », des grands poètes, des grands penseurs, des militants sociaux, des abolitionnistes, bien entendu, des philanthropes, des Indiens, des Noirs.

Pour avoir une idée de la façon dont il voyait la politique à son époque et comment il en prévoyait l’avenir, il existe un article tout à fait surprenant, de 1885, intitulé « La politique d’agression », où il écrit des choses comme celles-ci : « Ces nouveaux Tartares qui rôdent et dévastent à la manière moderne, montés sur les locomotives, ces ruffians colossaux, facteur redoutable et nombreux de cette terre sanguine, entreprennent leur politique de pugilat, et, nouveau-venus de la forêt, vivent de la politique comme ils vivent dans la forêt, et là où ils voient un faible il le dévorent et vénèrent la force en soi, seule loi qu’ils respectent, et se regardent comme ses prêtres, et comme s’ils avaient une certaine investiture supérieure et un droit inné de prendre de force tout ce qui passe à leur portée… »

C’est là réellement la racine de ce genre de politique qui s’est intensifiée, bien entendu, jusqu'à nos jours. Mais Martí, quelques années plus tard, parlant des plans qu’il voyait se préparer en vue de l’intervention des Etats-Unis dans la guerre cubaine, dans la guerre qu’il était justement en train d’organiser, en 1889, écrit ce qui suit : « Il n’y a rien de plus lâche dans les annales des peuples libres ni méchanceté plus froide. » Il perçoit ici l’autre facteur qui va grangéner la politique nord-américaine, celui de la froideur, de l’astuce, ce qui nous rappelle en nous faisant trembler l’aphorisme de José de la Luz y Caballero : « La froideur, matière première de la méchanceté. »

Il est évident que les prévisions de Martí au sujet de la « destinée manifeste » se confirment de nos jours d’une façon catastrophique, à la différence que nous sentons vraiment la possibilité d’un contrepoids prometteur dans ce que le peuple nord-américain a de plus sain, dans la conscience de ses intellectuels, de ses artistes, qui se joignent incontestablement à un cri pour la première fois universel contre la guerre.

On perçoit toujours mieux l’aimantation de ces phénomènes avec d’autres.

La brillante intervention de notre ministre des Relations extérieures devant le Conseil national de l’UNEAC a prouvé et démontré la rusée, la froide et non moins instinctive planification de la superpuissance qui s’est proposée de s’emparer de la planète comme un tout sans distinction.

Cette politique d’agression est en train de se convertir en une politique de rasement. Face à ces événements et à cette situation épouvantable à l’échelle mondiale, il n’est pas exagéré de dénoncer les fondements fascistes ou nazi-fascistes de cette politique, comme nous le disait Fidel hier, avec la circonstance aggravante de l’hypocrisie, qui est justement la fille de la froideur, ce que n’avaient pas pratiqué Hitler et Mussolini.

Le drapeau qu’on arbore maintenant comme bannière du deuil universel est rien moins que la « démocratie ». Nos héros, nos martyrs, nos penseurs, nos artistes, nos poètes fondateurs nous obligent, en tant porte-parole et partie essentielle de notre peuple, à serrer les rangs dans un front antifasciste international comme celui que propose cette déclaration, ce document de l’UNEAC ; ils sont de fait, de Varela à nos jours, en passant par Martí, ce front en nous. Ils nous poussent aussi à croire avec Martí dans l’amélioration de l’homme, en écartant de nos actes, ce qui me paraît essentiel, toute tache de haine et nous mettant toujours plus au service des pauvres de la Terre.

Randy Alonso. Cintio Vitier signalait sans aucun doute la racine de cette position des intellectuels cubains, qui nous vient de Martí. Mais, aux côtés de Martí, il existe d’autres antécédents importants qui accompagnent cet appel des intellectuels cubains à créer un front antifasciste international. Je souhaiterais, Retamar, que vous nous aidiez, à partir de ce recul historique, à comprendre non seulement les antécédents, mais aussi les bases de cet appel de nos intellectuels.

Roberto Fernández Retamar. Cintio a signalé magnifiquement le rôle fondamental des analyses martinieannes des Etats-Unis, des analyses où Martí avait toujours su faire clairement le distinguo entre ce qu’il appelait la patrie, que nous aimons, de Lincoln, et celle, que nous redoutons, de Cutting. C’est là un fil conducteur dont il ne s’est jamais écarté.

Mais il existe avant Martí des prévisions singulières des maux qui pouvaient nous arriver des jeunes, mais déjà rapaces, Etats-Unis. L’une de ces prévisions émane de Bolívar, et elle est citée dans le document de l’UNEAC, quand, dans une lettre rédigée six ans après la promulgation de la doctrine Monroe, qui date, on le sait, de 1823, Bolivar écrivait : « Les Etats-Unis semblent destinés par la providence à couvrir l’Amérique de misères au nom de la liberté. » Et ça a à voir avec ce que disait Cintio : avec l’hypocrisie, autrement dit le fait d’utiliser des termes comme démocratie et liberté pour masquer les vrais visées.

La doctrine de la Destinée manifeste verrait le jour quelques années plus tard. Et l’on peut dire que la doctrine Monroe et la doctrine de la Destinée manifestent restent encore, avec des variantes, essentielles dans la politique extérieure des Etats-Unis.

Le triste lot de Notre Amérique a été d’être le premier cobaye de cette politique-là. Aujourd’hui, elle touche la planète entière, et c’est la raison pour laquelle nous avons appelé à créer un front mondial, un front contre le néo-fascisme.

À propos de Martí, avant de passer à d’autre exemples, je voudrais rappeler les analyses indispensables qu’il a faites des premières conférences panaméricaines, celle qui s’est déroulée en 1889-1890 et celle qui a eu lieu à Washington en 1891. Je citerai juste quelques lignes relatives à ce dernier congrès. Martí affirme :

« Ils croient en la nécessité, dans le droit barbare comme seul droit : "Ce sera à nous parce qu’on nous en avons besoin". » On ne saurait dire en moins de mots et avec plus de clarté cette visée qui reste d’actualité plus d’un siècle après.

L’impérialisme a continué de se développer – Martí l’a vu surgir, et il est possible que ses analyses en soient les premières faites concrètement - d’un bout à l’autre du monde, et a entraîné bien entendu une posture anti-impérialiste croissante.

L’année 1927 a vu se tenir à Bruxelles un congrès anti-impérialiste mémorable, auquel Julio Antonio Mella, dont nous fêtons cette année le centenaire, a assisté. Mella y a lu des communications rédigées par son ami et frère Rubén Martínez Villena. Ça a été un congrès vraiment important auquel des personnalités comme Einstein, par exemple, ont envoyé des saluts et de grands militants appelés à jouer ensuite un rôle important dans l’histoire de l’humanité ont participé.

Pourtant, si nous voulons insister sur des antécédents encore plus concrets de notre position, de notre déclaration, il faudrait penser au moment où le fascisme déclaré devient une force qui envahit la planète. Nous savons que le fascisme s’instaure en 1922 en Italie, pour la première fois, sous Mussolini, et qu’il devient en 1933 une force encore plus agressive, encore plus barbare, dans l’Allemagne hitlérienne, dans l’Allemagne des nazis, et que c’est cette présence du fascisme qui s’étendait comme une ombre sur la planète qui a poussé un groupe d’intellectuels à organiser à Paris, en 1935, le Premier Congrès des intellectuels antifascistes, le Premier Congrès de défense de la culture. Il va sûrement être évoqué plus d’une fois ici. Il y a eu là des interventions très importantes, dont celle de Bertolt Brecht.

Mais le fascisme a continué de se consolider, et a mis ses griffes sur l’Espagne républicaine. En 1936, la triste Guerre civile espagnole commence. Alors, en 1927, les intellectuels ont organisé un Second Congrès des intellectuels antifascistes, un Second Congrès de défense de la culture, qui s’est tenu à Madrid, à Valence, à Barcelone et qui s’est même poursuivi à Paris. Un congrès capital, que García Márquez a appelé « l’un des rares congrès de cette nature vraiment capitaux dans l’histoire de l’humanité ». Cuba a eu le privilège d’y être représenté par des figures éminentes, comme Alejo Carpentier, Nicolás Guillén, Juan Marinello, Félix Pita Rodríguez, Leonardo Fernández Sánchez. C’est un congrès qui a réuni une grande quantité d’intellectuels de toute première catégorie du monde entier, qui s’est tenu sous les bombes, au beau milieu de ce combat pour la liberté que le magnifique peuple espagnol a livré malheureusement sans succès. Pour citer des antécédents de notre position, je crois qu’il faut beaucoup souligner ce congrès, et nous n’avons pas été les seuls à le mentionner.

Le monde voit, hélas, renaître le fascisme qui avait été vaincu militairement en 1945, et nous assistons à une expansion du néo-fascisme. Il est donc très beau – Carlos l’a signalé ici, et d’autres le feront sûrement – qu’un groupe très notable et très nombreux d’intellectuels étasuniens de renom ait refusé ces exactions : je veux parler concrètement du manifeste « Pas en notre nom » signé par beaucoup des plus brillants intellectuels nord-américains. Je pense à des gens comme Edward Said, à qui on va rendre hommage dans quarante-huit heures pour le vingt-cinquième anniversaire de la publication de son grand livre Orientalisme ; je pense à Noam Chomsky ; je pense à de très nombreux artistes de cinéma, très courageux, dont on va sûrement parler à notre table ronde.

Ce manifeste n’a presque pas d’équivalent dans l’histoire des Etats-Unis. Il me rappelle le Manifeste des 121, signé par des Français au début des années 60 pour soutenir la guerre d’indépendance algérienne. Mais les signataires de celui-ci sont extrêmement nombreux : selon les chiffres que j’ai, plus de vingt mille personnes l’ont déjà signé. L’intéressant, ce que personne de la presse n’a voulu le publier au départ et ils ont dû acheter la page d’un journal pour faire apparaître leur déclaration. Par la suite, il a été republié bien des fois et il a eu un très grand écho.

En Europe, par exemple, on a vu publier quelque temps après un autre manifeste intitulé « Contre la barbarie » où il est affirmé textuellement : « Nous faisons nôtre l’appel "Pas en notre nom" des intellectuels et artistes nord-américains qui refusent de permettre que leur gouvernement réalise en leur nom ses plans de spoliation et d’extermination… » Une répercussion européenne, donc.

Plus récemment encore, au début du mois – notre presse, nos revues ne l’ont pas encore publié et elles le feront sûrement – on a connu un manifeste du Comité international des intellectuels contre la guerre, dans ce même esprit, de solidarité avec les intellectuels nord-américains, et signé surtout par des intellectuels latino-américains.

Je fais mention de ces précédents pour montre que notre attitude à nous n’est pas quelque chose de solitaire : au contraire, nous sommes conscients de faire partie d’un chœur, d’un front qui s’oppose vivement au néo-fascisme et qui a reçu un grand accueil chez les peuples du monde.

Des millions d’homme et de femmes ont défilé dans le monde entier contre la guerre et en faveur de la paix, des milliers et des milliers d’intellectuels signent des documents, créent des œuvres d’art, participent aux activités les plus diverses.

Notre geste – je le répète – se joint à bien d’autres. Nous sommes sûrs que, malgré l’absence d’une digue militaire contre le néo-fascisme, il suffira de la digue des peuples, de la digue de l’opinion publique, de la digue des intellectuels pour empêcher le néo-fascisme de triompher sur la planète et de mettre par conséquence l’espèce humaine en danger d’extinction.

Randy Alonso. Merci, Retamar, de vos réflexions. (Images pertinentes.)

Si la philosophie d’Hegel, de Nietzsche, de Schopenhauer, avaient donné vie et passion aux fauteurs de l’Holocauste au XXe siècle, des spécimens moins cultivés et de moindre vertu intellectuelle, mais plus pragmatiques, encouragent le gang fasciste du XXIe siècle.

Les figures de l’actuelle admininistration nord-américaine ont pour livre de chevet le Bostonien Henry Cabot Lodge, qui avait affirmé : Aucun autre peuple au XIXe siècle n’a égalé nos conquêtes, notre colonisation et notre expansion, et personne ne nous arrêtera plus ; ou Marse Henry Watterson, qui affirmait que les Etats-Unis sont une grande république impériale appelée à exercer une influence déterminante sur l’humanité et à modeler l’avenir du monde, plus que ne l’a jamais fait aucune autre nation, même pas l’Empire romain, ou Charles Krauthemmer qui a écrit récemment dans The Washington Post : « Les Etats-Unis chevauchent par le monde comme un colosse. Depuis que Rome détruisit Carthage, aucune autre grande puissance n’a atteint les cimes où nous sommes arrivés. Les Etats-Unis ont gagné la Guerre froide, ont mis la Pologne et la République tchèque dans leur poche, et ont ensuite pulvérisé la Serbie et l’Afghanistan, démontrant au passage l’inexistence de l’Europe. » Ou encore Zbignew Brzezinski qui a déclaré : « L’objectif des Etats-Unis doit être maintenir nos vassaux dans un état de dépendance, de garantir la docilité et la protection de nos sujets et d’empêcher prévenir l’unification des barbares. »

Telle est la doctrine qui sous-tend l’administration nord-américaine actuelle dans son application d’une nouvelle « destinée manifeste » : imposer une dictature fasciste mondiale, un néo-fascisme et une dictature stimulés par un vaste pouvoir médiatique braqué sur les masses, utilisé à fond par cette administration et révélé parfaitement dans cette guerre contre l’Irak au cours de laquelle les médias ont servi d’arme technique sophistiquée aux mains des Etats-Unis.

Eliades Acosta réfléchit pour nous sur le rôle de ce pouvoir médiatique dans la mise en place du néo-fascisme nord-américain.

Elíades Acosta. Tu as mentionné Henry Cabot Lodge. Très intéressant. Il a été l’un des grands amis de Roosevelt et des promoteurs de l’invasion nord-américaine de notre île en 1898 qui a marqué le début de l’expansion des Etats-Unis, ce qu’on a appelé le « siècle américain », une expansion qui, avec cette guerre contre l’Irak, est entrée dans une phase qualitativement différente.

La Déclaration de l’UNEAC signale à juste titre que, parallèlement à la guerre préventive et au blitzkrieg, les Etats-Unis ajoutent un puissant système de propagande et d’intoxication.

J’ai ici un livre qu’il vaut la peine de rappeler, tout comme il vaut la peine de rappeler ce visage-ci, parce que je présume que ce livre doit être aussi un des livres de chevet de ces messieurs : Mein Kampf, d’Adolphe Hitler. Je crois qu’il vaut la peine de penser à ce qu’a été cette idéologie dans son ensemble, compte tenu de ce que nous voyons actuellement dans le monde.

Les fascistes avaient été extrêmement habiles dans l’utilisation à leurs propres fins de tous ces outils de propagande qui étaient bien entendu primitifs comparés à ceux d’aujourd’hui.

Je vais donner trois exemples de ce fascisme hitlérien : l’utilisation du concept de national-socialisme pour définir son régime, alors qu’il s’agissait d’un parti de la bourgeoisie qui prétendait freiner l’avancée du socialisme et du communisme en Europe et dans le monde ; l’utilisation du rouge et du noir, qui ont été fondamentalement des symboles de la lutte des ouvriers ; l’utilisation du mot « camarade » pour s’appeler mutuellement.

Ceci prouve, justement, l’astuce, la froideur de ces idéologues, dont parlait Cintio. On connaît Goebbels, on sait tout ce qu’il a laissé dans l’usage du mensonge en vue de dominer les masses.

L’appareil de propagande que nous avons sous les yeux, aujourd’hui, reprend toutes ces expériences et les élèvent à des sommets sans précédent. Il ne s’agit pas seulement d’escamoter la vérité, mais encore de faire en sorte que le spectateur normal, l’homme qui reçoit les messages médiatiques soit passif et devienne par conséquent un complice de la barbarie et du crime.

Retamar vient de rappeler le congrès de Paris, le Premier Congrès de défense de la culture, et j’aimerais évoquer quelques mots de Bertolt Brecht, le grand dramaturge allemand, qui y avait participé et qui voyait le fascisme déferler en Europe : il mettait justement en garde contre un mécanisme de domination des masses, un mécanisme psychologique utilisé à l’époque et encore aujourd’hui : « Un homme est tabassé, et le spectateur de la scène s’évanouit. C’est naturel, bien entendu. Quand le crime arrive à la manière de la pluie qui tombe, plus personne ne crie : "Halte " ! N’existe-t-il pas un moyen d’empêcher que l’homme détourne le visage devant l’abomination ? Pourquoi détourne-t-il le visage ? Il détourne le visage parce qu’il ne voit aucune possibilité d’intervenir : l’homme ne fait pas cas de la douleur d’autrui s’il ne peut pas la soulager. »

C’est là justement un des mécanismes de domination et d’intoxication que nous mentionnons.

Mais les manifestations de rue prouvent que le mécanisme de domination n’est pas infaillible et que bien des personnes se sentent capables d’influer sur le cours de la politique universelle.

Dans le cas du Venezuela, que notre peuple connaît bien, et dans celui de l’Irak, on a vu apparaître quelque chose de très intéressant en ce qui concerne les méthodes de domination et le mensonge du fascisme : les mécanismes de domination sont devenus translucides. Je veux dire que les gens ont pu expérimenter par eux-mêmes la façon dont cette tromperie colossale se produit et comment ses auteurs tentent de bafouer la vérité pour obtenir la passivité et la complicité. Il devient désormais difficile de berner les gens de la même manière, et je crois que c’est peut-être là un des « avantages collatéraux » qu’un conflit aussi désastreux que celui de l’Irak a pu laisser.

J’aimerais pouvoir mentionner brièvement – et Graziella Pogolotti en a très bien parlé à la réunion extraordinaire du Conseil nationale de l’UNEAC – ce qui sous-tend cette guerre et surtout cette résurgence du fascisme. J’ai sous les yeux un document du 3 juin 1997, intitulé « Programme pour un nouveau siècle américain ». Ecrit en juin 1997, je le répète, par un groupe de faucons, un groupe de ceux qui deviendraient le parti de la guerre, qui lanceraient leur pays dans la guerre contre l’Irak et qui sont derrière les agressions qui sont sûrement se produire prochainement : Elliot Abrahms, William Bennett, Jeb Bush, Dick Cheeney, Francis Fukuyama, celui de « la fin de l’Histoire », Dan Quayle, Donald Rumsfeld et Paul Wolfowitz.

Ce document est la plate-forme idéologique de ce que nous sommes en train de voir. La guerre est le bras armé de cette pensée, de cette réflexion selon laquelle la doctrine de la sécurité nationale – le président était alors Clinton - est en décadence et qu’il faut prendre des mesures vigoureuses pour garantir le futur siècle américain, celui dans lequel nous sommes entrés. Et ce document parle constamment de guerre préventive, ce qui est très intéressant. Nous avons tous vu des westerns, où survivait celui qui dégainait le premier et tirait. Les plus rapides et les plus forts survivaient. Nous sommes aujourd’hui en pleine loi du colt, sauf que ça se fait maintenant à l’échelle universelle et avec des missiles Tomahawk.

J’ai ici aussi une déclaration d’un officier de police, de septembre 2002, qui tente d’expliquer à des bibliothécaires nord-américains pourquoi la police avait le droit d’accéder aux fiches indiquant les listes des livres demandés par les usagers. Une tentative infructueuse, au point que les bibliothécaires ne lui ont même pas laissé le temps de conclure son exposé, mais en tout cas les arguments sont très intéressants, parce qu’ils reflètent parfaitement cette loi du colt : « Par le passé, quand nous incarcérions quelqu’un, c’est parce qu’il avait commis un délit. Maintenant, nous l’emprisonnons pour éviter qu’il puisse réaliser une attaque terroriste. »

Dans cette plate-forme Pour un nouveau siècle américain, il y a des concepts qui illustrent parfaitement ce que je viens de dire. Les mots les plus récurrents sont défense préventive, leadership mondial, tirer parti des défis et des opportunités, nous sommes sans défense face aux menaces globales, il faut promouvoir les principes américains ; nous devons être prudents dans la manière d’exercer le pouvoir, mais nous ne devons pas cesser de l’exercer par peur des coûts qu’il pourrait entraîner ; il est vital pour les Etats-Unis de jouer un rôle actif dans la défense de la paix dans le monde.

Pour ces gens-là, le monde se borne à l’Asie, à l’Europe et au Moyen-Orient. Ni l’Amérique latine ni l’Afrique ne sont mentionnées explicitement.

« Il faut frapper avant l’apparition des crises, il faut renforcer les liens avec les alliés démocratiques » - nous savons quels sont les alliés démocratiques traditionnels des Etats-Unis ! – « il faut défier les régimes hostiles aux intérêts et aux valeurs des Etats-Unis » - ce qu’ils ont fait à l’Irak dans le cadre de cette stratégie-là – « il faut promouvoir la cause de la liberté politique et économique » - le néo-libéralisme et la mondialisation – « il faut étendre un ordre favorable à la sécurité, à la prospérité et aux principes des Etats-Unis ». Ce document conclut sur une phrase si éloquente que je ne résiste pas au plaisir de vous la lire : « Il se peut que cette politique reaganiste » - beaucoup en effet avaient été fonctionnaires de Reagan et de Bush père – « de renforcement militaire et de clarté morale » - ce qui veut dire : exprimer crûment ce qu’ils veulent et à quoi ils aspirent – « ne soit plus à la mode, mais elle est indispensable si nous voulons que les Etats-Unis maintiennent les succès du siècle dernier et élargissent leur sécurité et leur grandeur au prochain. »

Un pays démocratique ne parle jamais de grandeur : ce sont les empires qui parlent de grandeur !

Je crois que ce qui se passe à Bagdad, la destruction, le pillage… Nous avons vu des scènes dantesques qui ont rempli de douleur tout homme sensible, et surtout les intellectuels et artistes du monde entier : savoir que 174 000 objets ont été volés, l’histoire de plus de sept mille ans de l’Irak ; le Musée national, le Musée archéologique, le Théâtre de Bagdad. Des nouvelles sont arrivées aujourd’hui selon lesquelles la Bibliothèque nationale aurait été pillée et probablement incendiée, tout ceci devant l’étrange complicité de l’occupant militaire, devant une étrange passivité.

Les Nord-Américains sont experts en contrôle de foules, experts en couvre-feu, experts en loi martiale, et pourtant ils n’ont pas pu appliquer rien de tout ça à Bagdad. Nous voyons là, de mon point de vue, une tentative de faire passer pour des sauvages un peuple qui s’est opposé à eux, qui leur a offert une résistance inattendue. Ils tentent de prouver, en recourant à des méthodes de disqualification dans la presse, que ce sont des fascistes, de prouver que ce peuple est un peuple enclin au vol, au pillage, à la destruction, un peuple sans culture.

Il y a de nombreux antécédents à ça. Par exemple, pendant la première occupation militaire nord-américaine à Santiago de Cuba, en 1898, ils ont pillé, ils ont détruit, ils ont volé, ils ont fait venir des spécialistes de la Bibliothèque de Congrès pour emporter des livres, des reliques religieuses, des œuvres d’art ; les soldats troquaient contre des aliments des valeurs patrimoniales d’une population affamée, ont emporté des souvenirs. Tout comme ils viennent de le faire avec la statue de Saddam, par exemple, ils l’avaient fait avant à Santiago de Cuba avec l’Arbre de la paix, au point qu’il avait fallu poster des sentinelles pour éviter qu’ils continuent leurs destructions.

Par conséquent, nous sommes face à une philosophie profonde de la spoliation et du mensonge. C’est là, je crois, un exemple que nous entrons dans une époque terrible, et que tout homme et toute femme sensibles de la planète doivent être en état d’alerte, comme les peuples l’avaient été à partir du Congrès de Paris ou de celui de Valence, face à la barbarie qui n’est rien d’autre que cette nouvelle philosophie de l’impérialisme nord-américain et de ses alliés.

Randy Alonso. Une philosophie, Elíades, qu’on peut constater aujourd’hui même dans un article d’opinion paru dans The New York Times et signé de William Saffire, l’un des éditorialistes les plus importants de ce journal, représentant de cette extrême droite nord-américaine, une chronique intitulé : « La meilleure défense », où cet homme défend à outrance ce qu’il appelle la politique préventive. Faisant référence au fameux champion poids lourd Jack Dempsey, qui disait que la meilleure défense était une bonne offensive, William Saffire écrit : « Telle est la quintessence de notre politique de prévention : les Etats-Unis n’attendront pas de forcer la sympathie du monde en tant que victime, mais ils se défendront eux-mêmes en attaquant les premiers. » Un article défendant la politique de cette administration néo-fasciste : faire de l’attaque préventive sa doctrine de politique étrangère, car c’est censément la meilleure défense du peuple nord-américain. Précisément la politique suivie par Hitler au pouvoir, qui prônait la nécessité de l’attaque préventive pour défendre le peuple allemand et imposer sa supériorité.

Les connexions de cette administration nord-américaine non seulement avec cette pensée d’extrême droite qui lui vient d’avant, mais encore avec la pensée prônée par le fascisme hitlérien ne font aucun doute.

Merci pour vos commentaires. (Images pertinentes.)

Ces visées hégémoniques des Etats-Unis, stimulées par l’administration néo-fasciste au pouvoir, s’expriment concrètement dans l’aspiration à l’hégémonie culturelle sur le reste du monde. Une hégémonie qui, comme le dit Elíades, se fonde sur le pouvoir médiatique des Etats-Unis, de pair avec leur pouvoir technologique et leur pouvoir militaire, mais qui s’étend bien au-delà, au plan culturel.

Je demanderais donc à Julio García Espinosa, qui a suivi de près pendant de longues années tous ces aspects de la mondialisation culturelle, de l’hégémonie culturelle nord-américaine, notamment au cinéma, de nous donner son point de vue. Compte tenu des événements en cours, comment voyez-vous ces visées d’hégémonie culturelle des Etats-Unis et les acteurs et intellectuels qui défendent la culture authentique de leur peuple et celle des autres peuples du monde ?

Julio García Espinosa. Pour un cinéaste latino-américain, il est évident, et même très évident, qu’un pays sans image est un pays qui n’existe pas. Tout comme il est évident que le non à la guerre signifie aussi un non au fascisme. Tout comme il est évident que ceux qui lancé cette guerre illégale, superflue, injuste, contre le peuple irakien, sont ceux-là-mêmes qui ont empêché et empêchent que nous soyons les protagonistes de notre propre image.

Mais il est encore plus évident qu’ils ne font pas que nous empêcher d’être les protagonistes de notre propre image, mais qu’ils s’arrogent en plus le droit d’être notre propre image. Dans ce cas, bien entendu, Cuba est la cible préférée, du moins durant ces plus de quarante ans, car ce sont eux qui donnent leur version de la réalité cubaine.

Ils ont raison, en quelque sorte, car nous sommes les vrais dissidents de la politique qu’ils ont suivie et qu’ils suivent sur notre sous-continent, et nous avons tenté, nous les cinéastes latino-américains, de combattre cette politique, bien que ce soit dans des conditions vraiment inégales. Car, de même qu’il existe un échange inégal sur le plan économique, de même il en existe un dans le domaine médiatique.

Nous avons un exemple très récent dont on manipule ce qui se passe dans notre pays : la réunion entre les prétendus dissidents – qui sont à proprement parler le résultat d’un marketing – et le représentant diplomatique de notre voisin du Nord, que la presse de l’extérieur a présentée à peu près comme s’il s’agissait d’une invitation à une tasse de thé ! C’est à peu près comme si on nous présentait, nous, le pays qui a fait l’objet depuis tant et tant d’années d’agressions, de terrorisme d’Etat, depuis le sabotage d’avion de passagers en plein vol jusqu’à des tentatives d’assassinat de Fidel, déclarées officiellement, en passant par des financements d’invasions, non comme la victime, mais comme le bourreau !

Il est indiscutable qu’on ne peut berner tout le peuple tout le temps, comme disait Lincoln. N’empêche pas qu’ils possèdent, eux, un grand pouvoir médiatique, un grand pouvoir de présenter notre propre image, un grand pouvoir pour nous empêcher de la réaliser nous-mêmes.

Nous sommes à un moment où leur agressivité s’accentue. Et quand nous parlons de fascisme et de « non au fascisme », nous ne le disons pas pour le simple plaisir de le qualifier. Non, nous, cinéastes latino-américains, nous partons de faits concrets commis par ce nouveau gouvernement : violation et mépris des principes d’un organisme censé réglementer les relations internationales, l’ONU ; s’arroger le droit de mettre ou d’enlever des gouvernements dans le monde entier ; annoncer, ce qui est insolite, qu’il déclenchera des guerres préventives. Tout ceci sont des symptômes incontestables qui définissent la nature fasciste d’un gouvernement et qui impliquent, dans notre cas concret, un vrai danger, parce qu’ils parviennent à dénaturer notre réalité et à frayer ainsi la voie à une agression.

Les cinéastes latino-américains ont eu beaucoup d’expérience dans la lutte contre le fascisme, parce que les Etats-Unis ont instauré toute une série de dictatures et ont suivi ce même genre de politique envers notre sous-continent. Et les cinéastes ont dû combattre ces dictatures latino-américains pour tenter de réinstaurer une vraie démocratie, pas cette caricature de démocratie qui a régi en général dans ces pays-là. Ils ne les ont seulement combattues, ils ont donné leur vie, ils ont été torturés, assassinés, on les a fait disparaître, et aucun n’est parti s’exiler à Miami. Oui, les cinéastes latino-américains ont eu une longue expérience dans ce domaine.

On pourrait dire quelque chose de semblable des cinéastes nord-américains, qui ont aussi une longue histoire de lutte contre le fascisme, ne serait-ce que pendant le maccarthysme, qui a été, vous vous le rappelez, une étape vraiment sinistre durant laquelle un certain nombre de cinéastes ont été sacrifiés. Et cette étape reste encore vivante dans la mémoire des cinéastes, ce qui explique les réactions récentes qu’on a pu constater parmi les artistes, même d’Hollywood, qui ont eu une attitude solide dans le droit fil de leur histoire, faisant face à ces nouvelles politiques fascistes qui se sont jour aux Etats-Unis mêmes. Vous avez les cas de Susan Sarandon, de Danny Glover et d’autres, contre lesquels, en représailles, on incite le public à ne pas voir leurs films.

Bref, les cinéastes en général, les cinéastes latino-américains en particulier, savent que l’ennemi est puissant, mais ils savent aussi que notre dignité est puissante, et que plus puissant sera l’ennemi, plus grande sera notre dignité.

Randy Alonso. Un ennemi qui prétend imposer sa culture en fonction de ses visées de domination, mais dont le gouvernement est pourtant foncièrement inculte : il prétend dans sa barbarie imposer une hégémonie culturelle, alors qu’il n’imposera que l’hégémonie de sa propre inculture. Et cette inculture-là explique, malgré toute la douleur que cela peut causer, des faits comme ceux qu’évoquaient Elíades : l’incendie de la Bibliothèque nationale à Bagdad, la perte de précieux documents au Centre d’études islamiques, l’atroce pillage du Musée national, sous le regard complaisant des forces d’occupation, comme cela s’était passé à l’époque où Roosevelt était entré à Santiago de Cuba, ou pendant l’Opération Panama, comme on l’a rappelé au Conseil national de l’UNEAC, sous la présidence du père de l’actuel président, quand les soldats ont pillé le patrimoine culturel du Panama et ont emporté des pièces dont aucune n’est revenue à ce jour dans le pays. Ce sont ces mêmes troupes qui permettent le pillage, et qui ont aussi provoqué la destruction d’une nation qui est le berceau de la civilisation occidentale. De fait, de nombreux intellectuels, de nombreux penseurs du monde entier avaient réclamé avant la guerre que ces sites historiques soient respectés.

Nous allons avoir un reportage d’Esther Barroso sur ces sites sacrés pour la culture universelle.

Esther Barroso. Le nonagénaire écrivain argentin Ernesto Sábato, prix Cervantès de littérature, a pleuré devant des milliers d’enfants en demandant qu’on ne détruise pas un pays, une histoire.

Il sait, comme bien d’autres personnes dans le monde, que ce serait un crime contre l’humanité, mais il sait aussi que l’Irak n’est pas, comme le pensent Bush et ses alliés, un « recoin du monde », mais qu’il couvre la plus grosse partie de ce qu’avait été l’antique Mésopotamie, berceau de la civilisation humaine.

Peuvent mourir en Irak, par exemple, les traces de la civilisation sumérienne, qui a inventé les premiers signes de l’écriture cunéiforme, considérée comme le grand apport de la Mésopotamie à l’humanité, et qui a aussi développé un système d’irrigation, le premier de l’histoire, inventé les semailles dans des sillons, un système d’égouts et l’architecture comme art.

Telle devait être, quatre mille ans avant notre ère, la ville sumérienne d’Ur. Il reste encore des traces de cette splendeur, qui court maintenant le risque de disparaître.

Bush pourrait aussi détruire les vestiges de l’Empire assyrien, à cinq cents kilomètres de Bagdad, qui, entre autres valeurs, avait créé une grande bibliothèque dont les tablettes d’écriture cunéiforme ont permis de comprendre bien mieux les origines de la civilisation.

Bush sait-il que sur ce site-ci, à seulement quatre-vingt-dix kilomètres de Bagdad, a fleuri la ville de Babylone ? Il se peut bien que le génocide du XXIesiècle n’ait jamais entendu parler des jardins suspendus que le roi Nabuchodonosor fit construire vers l’an 600 avant notre ère, considérées plus tard comme l’une des sept Merveilles du monde, ou de la mythique Tour de Babel qui était censée se dresser sur les rives de l’Euphrate.

S’agit-il donc d’une guerre contre les histoires des Mille et une nuits, peut-être nées à Bagdad même, ville édifiée en 762 de notre ère ? Bien des valeurs créées par les civilisations qui se sont succédées en Mésopotamie, telle la porte d’Ishtar, ne sont plus en Irak, mais disséminées dans des musées du monde, mais au moins autant se conservent dans le Musée de Bagdad. Seront-elles détruites par les missiles de cette guerre impitoyable ?

Selon Bush, la force ne vise qu’à désarmer le régime irakien, mais qui le fera comprendre à l’écrivain Ernesto Sábato, quatre-vingt-douze ans, qui pleure sur l’Irak ? Qui lui fera comprendre que les eaux des fleuves Tigre et Euphrate, qui ont vu naître et croître la civilisation, seront maintenant témoin de la barbarie qui parvient du monde moderne ?

Dans le sépulcre de la princesse assyrienne Java, découvert en 1989, près de Bagdad, on a trouvé l’inscription suivante : « Maudits soient à jamais ceux qui profaneraient cette tombe et voleraient ses trésors ! » La princesse semble nous dire aujourd’hui de sa voix millénaire : « Maudits soient à jamais ceux qui détruisent la vie et le trésor de l’Humanité ! »

Randy Alonso. Un trésor de l’humanité consumé par les flammes, pillé, en présence des troupes impériales, des troupes d’envahisseurs.

Une dépêche de l’agence de presse EFE, datée aujourd’hui de Bagdad, informe :

Les Irakiens arrivent toujours plus nombreux pour protester devant l’hôtel Palestine, où les Etats-Unis ont mis en place un embryon d’administration civile, un jour après que les pillards ont incendié la Bibliothèque nationale et le Centre d’études islamiques.

Plus de trois cents personnes portant des pancartes protestaient ce matin devant les soldats nord-américains qui protègent l’hôtel derrière des barbelés, des chars et des armes, afin d’exiger que revienne la sécurité dans une ville de six millions d’habitants toujours sans loi.

Les esprits s’échauffent toujours plus, et ce qui a commencé comme de tièdes pétitions s’est converti en des conversations excitées avec les troupes d’occupation, accompagnées bien souvent de slogans anti-nord-américains.

Le dernier épisode de pillage s’est produit au Centre d’études islamiques, doté de quinze mille volumes et situé au fond du ministère des Questions islamiques, qui a été attaqué et pillé ce matin.

La Bibliothèque nationale a aussi été l’objet, hier soir, de la barbarie, et la majorité du million de documents, de livres, de cartes, de microfilms et d’archives a été volée et détruite.

Selon le directeur de la Bibliothèque, « des exemplaires antiques du Coran et le premier journal publié en Iraq en langue persane en Irak se sont perdus. Depuis l’invasion de Mongols, nous n’avions rien connu de pareil. Ce sont sept cents ans d’histoire qui se sont envolés. »

Quelque chose de similaire est arrivé au Musée national de Bagdad. Les agences de presse informaient samedi dernier :

Le Musée national de Bagdad, qui contenait des collections inestimables des cultures sumérienne, acadienne, babylonienne et assyrienne, en plus de textes islamiques uniques, a été complètement dévalisé ce samedi-ci par une foule de pillards qui profitent, depuis jeudi, du chaos régnant dans la capitale irakienne depuis l’entrée de forces anglo-nord-américaines.

Les vandales ont emporté des trésors irremplaçables des premières civilisations, des récipients en or, des masques rituels, des coiffes royales, des lyres incrustées d’or et des objets de l’ancienne Mésopotamie. « Ils ont pillé sept mille ans de civilisation », se plaint un employé de l’endroit.

Une grande artiste cubaine, le peintre Lesbia Van Dumois, vice-président de la Casa de las Américas, a eu le privilège de visiter le Musée national de Bagdad, de constater les richesses que contenait ce Patrimoine de l’humanité qui a été pillé sous les yeux des forces d’invasion. Elle a voulu témoigner pour notre table ronde.

Je crois que c’est vraiment un privilège, quand on pense à ce qui est arrivé à ce musée, d’avoir pu visiter à la fin des années 80 à l’occasion d’une rencontre organisée par l’Association internationale des arts plastiques, que parraine l’Unesco, cette ville qui est très belle,et d’avoir visité, parmi les nombreuses activités organisées, ce musée qui contenait des objets, non seulement de la ville originaire, qui est à l’origine de notre culture occidentale, mais encore d’autres objets,les tablettes d’écriture cunéiforme, les têtes, les collection d’or, très bien exposées d’ailleurs.

Je ne sais pas si ce musée avait… En tant qu’édifice, il était très ancien, mais je crois savoir qu’il avait été restauré un ou deux ans avant notre visite.

En plus de ces valeurs-là, penser à Bagdad c’est comme faire face à un autre monde, d’autant que sur le plan architectural, la ville est belle. Le musée n’était pas gigantesque, il ne t’impressionne pas par son architecture, mais par ses collections intérieures et ses expositions qui te permettent de comprendre l’histoire qu’elles te racontent, avec de merveilleuses têtes, une grande quantité d’objets d’or vraiment impressionnants.

Bien qu’il ne s’agisse pas spécifiquement de ce musée dont j’ai appris qu’il avait été terriblement mis à sac, je voudrais aussi parler de Babylone, une ville qui te déprimait quand tu la voyais, parce que ce n’était pas la Babylone que tu aurais voulu retrouver, mais j’ai eu en tout cas la possibilité de voir cette merveilleuse frise pleine de glyphes, de voir au moins un des lions qui existaient là, qui constituait la somme d’une culture et une expression artistique enviable. J’espère qu’un jour ces pièces pourront être récupérées, pour qu’elles puissent servir de patrimoine à cette humanité que nous sommes en train de détruire.

Journaliste. Lesbia, Bagdad et le territoire irakien, tout au long de l’histoire, ont été pillés et privés de leur patrimoine qui se trouve dans d’autres musées du monde. Pourriez-vous pourtant comparer la richesse de ce musée à d’autres, comme le British Museum et d’autres ?

Lesbia van Dumois. Je crois que la plupart des musées des pays occidentaux se sont alimentés du pillage de trésors qui ne leur revenaient pas, n’est-ce pas ? Prends le Mexique, par exemple, dont beaucoup d’objets précolombiens se trouvent en Europe et dans d’autres pays. Aujourd’hui, j’ai parlé avec la directrice de notre Musée national, qui a une grande expérience en matière de patrimoine, et elle me disait qu’un musée, ce n’est pas seulement ce que tu montres au public. Je n’ai pas eu l’occasion de voir les fonds de ce musée bagdadi, mais je crois qu’ils devaient être inestimables, tant du point de vue culturel que du point de vue monétaire. De fait, la possibilité de voir les restes du passé d’une pays est quelque chose d’absolument inestimable.

Randy Alonso. Robert Fisk, un des journalistes qui connaît le plus profondément le Moyen-Orient, qui a aussi défendu de sa plume le patrimoine des pays arabes, se demandait voilà quelques jours dans un article : « Pourquoi ? Comment ont-ils pu faire ça ? Pourquoi, alors que la ville était déjà en flammes et que l’anarchie régnait partout, moins de trois mois après que des archéologues nord-américains et des fonctionnaires du Pentagone se sont réunis pour parler des trésors du pays et qu’on ait placé le Musée archéologique de Bagdad sur une base de données militaire, les Nord-Américains ont-ils permis à la pègre de détruire l’héritage inestimable de l’antique Mésopotamie ? Et tout ceci tandis que le secrétaire nord-américain à la Défense, Donald Rumsfeld, critiquait la presse pour avoir affirmé que l’anarchie s’était emparée de Bagdad ? »

Et Robert Fisk se demandait de nouveau aujourd’hui comment il était possible que deux mille soldats protègent les puits de pétrole à Kirkouk et qu’il n’y ait même pas eu deux cents soldats nord-américains pour protéger la grande richesse patrimoniale de cette ville. Et il se demandait encore pourquoi les troupes nord-américaines cernent le ministère de l’Intérieur et le ministère de l’Energie ou celui du Pétrole, tandis que, dans le reste de la ville, on met à sac le patrimoine culturel de la nation.

C’est là une expression concrète de la barbarie de l’envahisseur, de l’inculture de cette administration nord-américaine qui prétend instaurer cette dictature fasciste mondiale, d’une administration qui s’est emparée du pouvoir par la fraude et qui a tenté de se légitimer par la force ; d’une administration qui est bien éloignée des vrais idéaux du peuple nord-américain, un peuple idéaliste, aux sentiments nobles, que Pablo Armando Fernández a bien connu au cours de sa vie et qui a pu échanger avec les représentants de la culture nord-américaine.

Face à cette camarilla néo-fasciste, comment évaluez-vous aujourd’hui la culture, les idées et le rôle du peuple nord-américain ?

Pablo Armando Fernández. Quand je suis arrivé aux Etats-Unis en 1945, la guerre contre le fascisme durait encore. Voilà donc plus d’un demi-siècle. Mais cinq ans après, ce n’était plus le même pays, McCarthy tentait de le changer, de le salir, de l’enlaidir, et il a fait beaucoup de mal.

Pourtant, ce peuple dont nous avons parlé, qui dit « Pas en notre nom », reste un grand peuple.

Mais la nation nord-américaine m’inquiète. Pensons que les Etats-Unis ont fait la première révolution anticolonialiste sur ce continent ; pensons au fait qu’après une guerre civile entre les capitalistes, ceux de chaque côté, chacun avec ses intérêts, ils ont affranchi les esclaves, qui ont donné une voix et une partie de son visage au pays ; pensons aux juifs, aux musulmans, aux chrétiens qui fuyaient les persécutions dans d’autres pays, désespérés, affamés, déçus, et dont les descendants ont voulu donner un esprit à cette nation à travers la poésie, le roman, le théâtre, l’essai, la musique, le cinéma, ce qui nous a donné un concept vraiment profond, sérieux, de l’esprit, de l’âme de cet être nord-américain. Ces êtres sont là, ces êtres sont si puissants que leurs voix crient continûment Pas en notre nom, parce que cette guerre atterre tout le monde, car nous voyons comment on pille les patrimoines culturels. Et j’ai très peur que l’on pille le fonds spirituel de cette nation.

Je suis pourtant sûr que ces hommes et ces femmes qui ont signé ces documents défendent cet esprit, ce qui nous stimule. Mais on ne peut pas baisser la garde et eux non plus. Il ne suffit pas de dire non, parce que ces forces sinistres, sans âme, peuvent faire tort au fond même de cet esprit, qui est aussi le nôtre, parce qu’il s’est universalisé tant qu’il a influé puissamment sur la littérature, sur le cinéma, sur le théâtre, sur tous les arts du reste de l’humanité, et l’on constate que Simone de Beauvoir encense Faulkner ; qu’il existe en Angleterre, en France et en Italie une profonde admiration pour ces êtres qui donnent une preuve de ce qu’est la sensibilité, le talent, l’imagination d’un peuple qui veut se définir comme tel.

Nous espérons tous qu’ils continueront de faire entendre leur voix, pour que ce pays-là maintienne son visage et sa voix, mais c’est aussi notre responsabilité de veiller sur eux, de nous inquiéter pour eux, d’alimenter ces esprits en leur disant : « Vous êtes là-bas, vous vous battez là-bas, mais nous ici nous allons lutter à vos côtés, nous allons être ensemble partout et on ne pourra pas nous vaincre. »

On ne va pas nous vaincre, parce que leurs associations sont très sombres et que cet ombre ne donne aucune lumière. Nous allons donc soutenir ces voix indispensables pour notre être, qui sont les voix de ces frères nord-américains qui font de l’art et de la culture l’esprit universel qui nous aide tous.

Randy Alonso. C’est sans aucun doute de cette voix du peuple nord-américain que naît sa grande culture, que naît aussi cet esprit que découvrent les artistes cubains chaque fois qu’ils vont dans ce pays, que naît cet accueil du peuple, le même accueil que les Nord-Américains reçoivent quand ils viennent chez nous. Cela fait partie de la noble tradition culturelle du peuple nord-américain, ce qu’a pu constater récemment le Ballet Lizt Alfonso qui vient de faire une tournée qui l’a conduit à New York, à Cleveland, à Seattle, à Austin (Texas), à New Haven (Connecticut) et ailleurs, qui a eu droit à des critiques flatteuse, comme dans The New York Times après une présentation au Brooklyn Center, ou dans le Chicago Sun Times, qui affirme que le Ballet Lizt Alfonso est un mélange sensuel de feu et de piquant, ou dans une autre publication importante qui le qualifie de brillant flamenco à la cubaine.

Qu’a trouvé Lizt Alfonso dans sa visite aux Etats-Unis ? Elle est dans le public avec nous, et je lui demanderais de nous parler de ce sentiment qu’elle a découvert aux USA. Comment a-t-elle vécu la contradiction entre un pays en guerre et les manifestations de rue ? Que peut-elle nous raconter de ce peuple nord-américain auquel elle faisait face depuis les planches, mais avec lequel elle a fraternisé durant la tournée ?

Litz Alfonso. J’ai découvert que l’esprit humain, l’esprit de solidarité, d’amour, de confiance et de sécurité dont parlait Pablo Armando – tout ce qu’il a dit m’a beaucoup plu - pouvait être par-dessus tout.

L’art, nous le savons, brise les barrières. Il n’y a rien d’impossible pour les artistes, et c’est ce qui nous est arrivé dans notre tournée aux USA.

Je me rappelle avoir écrit des mels à ma mère de là-bas et je lui disais : « Aucun public ne nous résiste. Quand nous commençons à danser La Malagueña, qui est le thermomètre de toute la représentation, le théâtre croule sous les applaudissements, et c’est le premier numéro. Tu imagines ce qu’il se passe à la fin ? » Et, effectivement, à la fin tous les spectateurs étaient debout.

Bien souvent, les présentations étaient interrompues par des cris, des applaudissements, parce que ce sont des gens très expressifs.

Quand nous étions là-bas, la guerre, heureusement, n’avait pas encore commencé, elle a été déclarée à la fin. Mais avant le début de la guerre, nous avons constaté que dans de nombreuses villes, les gens étaient contre, n’en voulaient pas et le manifestaient de toutes les manières possibles. Ils le disaient et manifestaient. Je me rappelle qu’à l’université de La Jolla, les étudiants étaient postés aux carrefours et portaient des pancartes qui disaient : « S’il vous plaît, si vous êtes contre la guerre, klaxonnez. » Deux ou trois fois, je ne me rappelle plus bien.

A Seattle, aussi, nous avons été impressionnés de voir que sur beaucoup de portes, il y avait des affiches qui disaient « Non à la guerre ».

Je pense qu’aucun homme ne veut sa propre destruction, ni celle de ses enfants, nio celle de l’histoire, de l’histoire de l’humanité. Je dis donc que la tournée a été fantastique, merveilleuse, pleine d’amour, de compréhension.

Ils ont beaucoup d’intérêt pour Cuba, ils veulent savoir de Cuba. Et nous leur disions qu’ils pouvaient nous poser des questions sur n’importe quoi. Nous avons fait vingt-trois représentations, mais aussi des représentations pour les enfants, nous avons donné des conférences, des classes, et ils étaient très avides de ce que nous faisions, partout.

Randy Alonso. Lizt, on a évoqué ici cette idée de Lincoln qu’on ne pouvait pas tromper tout un peuple tout le temps. Ce que tu nous dis des manifestations de rue, ce que nous voyons nous-mêmes à la télévision, démontre aussi ce sentiment du peuple nord-américain qui, malgré la puissance des médias, malgré tous les leviers idéologiques utilisés pour prôner la « justice »  de cette guerre, est descendu dans la rue pour protester.

Mais on pourrait appliquer ce même sentiment au cas de Cuba. Que penses-tu de la connaissance de la réalité cubaine chez les étudiants, chez les gens ? Quels étaient leurs sentiments à ton égard, à l’égard de Cuba ?

Litz Alfonso. Réellement, il y a beaucoup d’ignorance au sujet de Cuba. Beaucoup ne savent même pas où c’est, et beaucoup savent uniquement que Cuba c’est Fidel Castro. Et Cuba, bien sûr, ce n’est pas seulement Fidel Castro. Cuba, c’est nous tous.

Mais après, ils voulaient savoir, ils voulaient que nous leur expliquions tous les détails. Une fois, nous avons eu une rencontre avec des lycéens, et les professeurs nous ont dit : « Nous les avons préparés avant, pour qu’ils puissent vous poser des questions sur Cuba, sur vous-mêmes, sur ce que vous faites », et de fait les lycéens nous ont posé des tas de questions, certaines très intéressantes, d’autres moins.

Tu parlais de Lincoln. Nous avons pu aller au Mémorial Lincoln, à Washington, et ça a été quelque chose de très émouvant, parce que nous nous sommes rendus compte que Lincoln est aux Etats-Unis ce que Martí est à Cuba. Très émouvant et aussi très évocateur de pouvoir étudier d’un peu plus près ses paroles sur ce que devait être le chemin que doivent suivre les hommes dans le développement de l’humanité. Oui, nous avons fait une très bonne tournée, où une fois de plus les liens entre les peuples, entre les personnes se sont resserrés à travers l’art.

Randy Alonso. C’est aussi une expression de la façon dont la culture peut faire face à la barbarie, dont, devant la prolifération des idées fascistes, les idées de fraternité, d’humanisme, du meilleur de l’être humain prolifèrent aussi chez le peuple nord-américain et permettent ces échanges entre nos deux pays. Et cet échange, les enfants de la Colmenita l’ont eu aussi au même moment. Et Cremata, leur directeur, est avec nous dans le studio accompagné de quelques membres de sa troupe.

Je te demanderais, Cremata, de nous donner ta vision de ce contact avec le peuple nord-américaine, de nous dire comment ce public vous a reçus, à travers l’expérience, non plus d’une troupe professionnelle comme celle de Litz Alfonso, mais d’un groupe d’enfants, et nous raconter aussi, parce que j’ai lu quelques rapports envoyés depuis là-bas, l’expérience que vous avez eue d’une expression caricaturesque de ce fascisme.

Carlos A. Cremata. Laisse-moi d’abord te raconter une histoire très courte, qui, comme tous les contes d’enfants, commence par : « Il était une fois… ».

En 1998, au Théâtre national, nous avons fait une représentation de la Cucarachita Martina avec les enfants de l’école Solidarité avec le Panama, à laquelle assistait une délégation nord-américaine très grande de personnalités de la science et de la culture, et il y avait aussi Mohammed Ali, Edward Ashner, ainsi que des scientifiques importants.

C’est là que tout a commencé. Tout d’un coup, Mohammed Ali, très ému, a dit que si ce spectacle pouvait se présenter aux Etats-Unis, il dirait bien plus de la culture, de l’éducation et de la santé à Cuba que des milliers de discours. La boule de neige a commencé à rouler, et ce projet a été rejoint ensuite par Patch Adams, le médecin du rire, par Belafonte, par le groupe mythique Bread and Puppet, par d’autres personnes et d’autres organisations, et finalement par une fondation très belle, qui a fait venir à Cuba plus de quinze mille Nord-Américains, nommé Global Exchange, parvenant à quelque chose qui semblait impossible après tant d’années : conduire la première délégation artistique infantile cubaine aux Etats-Unis, au bout de quarante-cinq ans. C’est d’ailleurs ça que soulignait la publicité.

Nous sommes arrivés là-bas, après beaucoup d’obstacles, comme le fameux problème des visas dont nous avons tous souffert, un problème si épineux que c’est le jour même du départ qu’elles nous ont été délivrées, et alors qu’on nous avait dit que les visas étaient complets, nous nous sommes aperçus qu’il en manquait quatre, dont celui de la personne spécialisée qui accompagne Mabelita, une fillette que tout Cuba connaît, admire, aime, que nous appelons l’abeille reine, cette fillette de l’école Solidarité avec le Panama, qui a un talent étonnant et qui fait maintenant des études à l’école d’instructeurs d’art. Bref, Mabelita n’a pas pu partir. Ça lui a causé bien entendu une grande tristesse, parce qu’elle s’était préparée à fond pour cette tournée et qu’elle n’a pu y participer faute de cette personne spécialisée qui s’occupe d’elle, en plus des quatre compagnons qui étaient indispensables.

Là-bas, à la première représentation à l’Université catholique de San Diego, un très bel endroit, il nous est arrivé quelque chose d’inouï : la presse, la radio, la télévision annoncent qu’Alpha-66 prépare une manifestation contre ça, un truc vraiment aberrant contre de petits enfants – vous pouvez le voir ici en train de chanter !

Randy Alonso. Le fascisme ne comprend ça.

Carlos A. Cremata. Exact. La police est arrivée, dans leurs voitures de patrouille, avec des armes, exactement comme dans les films, pour, au bout du compte, se retrouver en face de six personnes, pas plus, des personnes âgées en plus, portant des pancartes bien ridicules qui disaient deux ou trois idioties. Mais la solidarité latino-américaine est aussi apparue, des compagnons latino-américains ont aussitôt soutenu Cuba.

Ils nous expliquaient que si c’était comme ça à San Diego, qui était une population plus pacifique, alors ce serait terrible à Los Angeles. En fait, il ne s’est rien passé ensuite. C’est ridicule, en effet, de venir protester contre des enfants, de tout petits qui chantent la paix, l’amour… Bref, il ne s’est plus rien passé. Ce qui s’est passé, en fait, durant toute la tournée, c’est comme ce que racontait Lizt : une affection extraordinaire d’un peuple merveilleux, de la part de tous ceux qui sont venus, qui ont eu à voir avec nous. Un très beau contact humain.

Nous avons joué dans de grandes salles, comme la Conga Room, la fameuse boîte de nuit de Jennifer López et Andy García à Los Angeles ; au Brava Theater de San Francisco, dans de grandes salles, dans des théâtres importants. Mais nous sommes allés aussi dans des écoles, comme Lizt. Nous sommes allés dans une école publique d’enfants pauvres, sans ressources, la Hoover High School, où nous avons vu comment on fouillait les petits avant d’entrer pour qu’ils ne portent pas d’armes blanches, une école avec des cadenas et des serrures partout, quelque chose qui est inconcevable pour nos enfants.

Le lendemain, nous sommes allés à l’école Cross Rouge, une école pour riches, à quinze mille dollars par an, et une hausse de deux mille dollars par an, et nous avons pu voir le contraste, le même contraste qu’au Venezuela et au Panama, mais aux Etats-Unis c’est vraiment le super-contraste.

Nous sommes allés dans une école très belle de Los Angeles, Semences de peuple, où il y a beaucoup d’enfants asiatiques, afro et latinos, avec des principes similaires à notre Colmenita, et après le spectacle, ils nous ont demandé d’y organiser une Colmenita. Merveilleux.

Nous avions trois représentations différentes, en anglais et en espagnol, et des représentations tout en anglais, dont Songes d’une nuit d’été, un paradigme de la culture anglo-saxonne vue à la cubaine, et ça créait quelque chose d’extraordinaire, un silence absolu de la part d’un public qui connaît bien d’autres version de la pièce de Shakespeare.

Pour tout ça, on nous a remis les clefs de la ville de San Francisco. Los Angeles nous a remis des diplômes au mérite, très beau. On a été invité à une séance de la chambre, télévisée en direct. Tout s’est arrête soudain, et les enfants ont commencé à chanter Chivirico, et tout le monde s’est mis à danser, tous les sénateurs. J’image que ce genre de chahut n’a pas très fréquent à la Chambre !

Quelque chose de très important : l’Etat de Californie a émis voilà quelque temps la résolution 39 contre le blocus, ce qui dit beaucoup en sa faveur, ensuite, une seconde résolution sur le jumelage de villes, et une troisième, la 521, pour honorer la Colmenita, pour avoir été, entre autres, la première troupe à avoir visité en plus de quarante-cinq ans, et surtout pour lutter pour les arts et la prévention de la violence infantile. Extraordinaire.

Notre dernière présentation a été difficile, parce que le début de la guerre nous a surpris là-bas. Á l’avant-dernière représentation, un demi-heure avant, on nous dit : la guerre vient de commencer. Une présentation très dure.

Le lendemain, comme la population de Californie et de San Francisco, en particulier, est si de gauche et si progressiste, elle est descendue dans la rue, bloquant les rues, s’attachant avec des chaînes aux réverbères et aux grilles, et on nous a expliqués que nous ne pourrions donner la dernière représentation, qui est toujours la plus belle, parce que nous ne pourrions pas arriver au théâtre. Alors, nous avons suspendu la représentation qui devait avoir lieu à sept heures du soir. Mais à quatre heures, on nous dit que le théâtre était plein, que les gens allaient de la manif directement au théâtre, et que nous devions absolument faire cette représentation et qu’il fallait y aller coûte que coûte. Nous avons dit oui, bien entendu, nous y sommes allés, et c’est une présentation que nous n’oublierons jamais. Quelle tension ! Le théâtre était comble, et quel public ! Il venait de la manif, il manifestait depuis le matin contre la guerre, et il s’est mis à chanter pour la paix avec nous, avec des enfants cubains…

Randy Alonso. Une répercussion qui recoupe les réflexions que faisait un journaliste de San Francisco, autrement dit qu’un administration proclamait son droit d’attaquer n’importe quel recoin du monde et lançait la guerre contre l’Irak, où beaucoup d’enfants sont morts, tandis que les enfants cubains étaient là, à San Francisco, donnant une leçon d’humanisme et de solidarité incroyable, et faisant en plus quelque chose de pas banal, que j’ai lu dans les journaux. Pourrais-tu nous dire de quoi il s’agit ?

Carlos A. Cremata. Oui, j’avais laissé ça pour la bonne bouche. Toutes les recettes de la tournée, il avait été décidé avant, entre nous et Global Exchange, de les donner à Cuba pour les services pédiatrique de santé. Mais, en arrivant, nous avons appris qu’à cause de la guerre, les fonds d’assistance sociale et sanitaire alloués aux enfants californiens avaient été terriblement diminués, et alors, nous avons décidé que les recettes soient moitié moitié, une partie pour les enfants cubains et l’autre pour les enfants californiens pauvres, parce que nous en avons vu, des pauvres, là-bas, et parfois même dans une situation critique. Nous le disions aussi à nos amis nord-américains, et ça provoquait une réaction très belle, rêvant de ce que pourrait être l’avenir avec le partage des cultures, l’échange entre peuples… Les deux peuples, les deux cultures le méritent, et nos enfants ont été comme des ambassadeurs de ça qui va sûrement arriver.

Randy Alonso. C’est assurément une victoire du meilleur de l’être humain, de l’humanisme, face à la barbarie, face à l’inculture fasciste. Merci, Cremata, de ton témoignage. (Images pertinentes.)

Cet appel des artistes et écrivains cubains – comme l’ont dit Carlos Martí et Retamar – a été inspiré du mouvement des intellectuels nord-américains qui ont dit Pas en notre nom, des intellectuels qui, en Europe et en Amérique latine, ont protesté contre cette guerre injustifiable. Dans le cadre de l’appel cubain à la formation d’un front antifasciste mondial, le nouveau mouvement social, qui comprend des voix d’intellectuels de gauche sur notre continent et en Europe, est appelé à jouer et joue déjà de fait un rôle important. Fernando Martínez Heredia a été témoin de sa naissance et de son développement, parce qu’il a participé activement aux forums sociaux mondiaux de Porto Alegre. Il est donc un connaisseur de ces nouvelles voix de la gauche latino-américaine et européenne.

Comment évaluez-vous la façon dont cette nouvelle intelligentsia de gauche a fait face, par ses écrits, par ses paroles, à cette résurgence du fascisme que la Maison-Blanche prétend imposer au monde ?

Fernando Martínez Heredia. Le témoignage si émouvant de Cremata au sujet de la Californie nous donne une idée de la façon dont on peut faire face, du dedans même du monstre – comme disait Martí – à des forces qui sont bel et bien, elles, des forces du Mal.

Je parlerai brièvement des intellectuels qui expriment son opposition à l’impérialisme et de ceux qui vont plus loin, qui ne se bornent pas à ça, et qui analysent les problèmes principaux du monde actuel, cherchant des voies, faisant une œuvre de conscientisation, tentant de contribuer à la création d’un monde plus humain, par la lutte contre l’impérialisme.

Le principal, pour l’instant, est la résistance, c’est clair. On disait même au début des années 90 qu’il n’y aurait plus jamais de résistance et même que l’Histoire avait pris fin.

Aujourd’hui, alors que l’agression impérialiste est pire qu’avant, nul n’oserait plus affirmer ça. C’est là la première leçon.

C’est à Seattle, en novembre 1999, qu’on a pris conscience de quelque chose qui se passait dans les années précédentes, à savoir une protestation croissante dans le Premier Monde de la part de ceux qui ne voulaient pas être des complices, de ceux qui, pour prendre un exemple, à Birmingham, en Angleterre, en juillet 1998, avaient exigé en masse l’annulation de la dette extérieures du tiers monde, ou de ceux qui l’avaient fait avant à Cologne, en Allemagne, ou de ceux qui avaient continué de le faire à Gênes. Il y avait aussi une campagne d’intellectuels comme Ignacio Ramonet contre la pensée unique. Tous ces mouvements ont fini par converger, et c’est là qu’on a vu reparaître au premier plan, plus visibles, cette fraction des intellectuels du Premier Monde qui n’a jamais rendu les armes devant le capitalisme.

Par ailleurs, en Amérique latine, malgré les dictatures génocides des dernières décennies et la tendance au conservatisme des universités et d’autres institutions culturelles, et de la politique en général, il existe aujourd’hui une immense culture politique qui est un gros bénéfice, mais que les peuples latino-américains ont payé cher. Ils commencent maintenant à en tirer les fruits. La production d’une pensée et d’une science sociales latino-américaines, critiques et opposées à la domination, est aujourd’hui très importante et toujours plus grande.

Il y aussi un autre phénomène qui me semble très important : l’extension de ceux qui ont une activité intellectuelle. Vous rencontrez partout, maintenant, des dirigeants et des militants sociaux et politiques qui sont bien plus capables que ceux que vous connaissiez quand vous étiez plus jeunes et qui tentent par ailleurs de récupérer la mémoire historique des luttes et des idées que le capitalisme s’efforce d’effacer en poussant la plupart des peuples à l’oublier.

Un certain nombre de faits marquent aussi la rébellion – je pense par exemple au Chiapas et à l’Argentine de décembre 2001 – et qui nous rappellent que la rébellion est aujourd’hui l’âge adulte de la culture.

Je vais parler un peu des Forums sociaux mondiaux qui se sont tenus tous les trois à Porto Alegre, au Brésil, en 2001, en 2002 et en 2003, toujours en janvier. Là, on assiste à une confluence de courants de pensée et de protestations de différentes régions du monde, et la participation a été croissante, au point que plus de cent mille personnes ont participé au dernier FSM. C’est là une nouvelle force d’opposition à l’impérialisme.

C’est comme une immense ruche. Parfois exagérée. Par exemple, mille sept cents ateliers, des dizaines et des dizaines de conférences dans des théâtres, ou dans des gymnases, ou dans des stades qui peuvent accueillir dix ou quinze mille personnes, des Brésiliens et des gens venus de l’étranger. C’est donc une nouvelle force sociale, qui regroupe des facteurs très divers, qui offre un espace et une confiance à ceux qui protestent ou refusent avec une plus ou moins grande conscience le système, mais sans les inconvénients que présentent aujourd’hui les partis, les secteurs politiques de gauche, ceux de la politique pratique, qui se trouvent dans une position très désavantageuse.

Le mouvement est très attirant, très acceptable pour beaucoup de gens. Il sert sans aucun doute à canaliser des organisations dont certaines sont assez vieilles, d’autres plus récentes, mais il a l’inconvénient d’être très hétérogène, d’être un véhicule qui ne peut pas se doter d’une organisation supérieure à celle que représentent les FSM, ni faire des propositions plous organisées que ces forums. En tout cas, ceux-ci peuvent être et sont, de mon point de vue, une école anticapitaliste et un vivier aussi pour des organisations politiques qui vont devoir y participer.

On y trouve, et je veux insister là-dessus, non seulement de nombreuses personnalités et des organisations qui sont, elles, carrément anti-impérialistes et qui font pencher la balance face à ceux qui sont plus modérés, mais encore une foule de jeunes anxieux de connaître le monde et de s’opposer au système.

Au second Forum mondial, où la délégation cubaine était encore petite – des dirigeants syndicaux comme Pedro Ross et d’autres compagnons – il était émouvant de voir la quantité de jeunes latino-américains qui apparaissaient chaque fois qu’on allait parler de Cuba. Certains y allaient même par erreur, à un atelier d’éducation populaire, et quand on leur disait qu’ils s’étaient trompés, ils voulaient de toute façon qu’on leur parle de Cuba, puisque on était censés le savoir…

En tout cas, ce forum mondial joue un grand rôle de mobilisation mondiale. Nous l’avons vu face à cette menace de la guerre, et pendant la guerre même, le 15 février, le 15 mars, et récemment le 12. Des manifestations gigantesques.

Je voudrais mentionner au moins quelques personnes, des scientifiques sociaux très connus d’Amérique latine et d’ailleurs : Emin Sader, Michael Lowy, Atilio Borón, ou alorsw Eduardo Galiano qui a bouleversé cinq mille personne le soir où a été lancé le premier journal de gauche à partir d’un mouvement paysan, le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre, ou encore Sebastián Salgado, un des meilleurs photographes au monde, qui a parlé de photographie, mais aussi de résistance paysanne.

Joao Pedro Stedile, dirigeant de ce mouvement, a donné une vraie conférence, dans un stade gigantesque, sur l’histoire du capitalisme, du colonialisme, de la lutte pour la réforme agraire et ce qu’elle signifie aujourd’hui.

Fernando Solanas Pino a donné une conférence fabuleuse. Il a affirmé d’ailleurs quelque chose que Julio García Espinosa a évoqué : « Des dizaines de nations et de peuples n’ont pas encore produit leurs propres images, et voient au contraire des images, des mémoires esthétiques, des langues et des gestes qui leur sont étrangers. »

Frederick Jameson, le grand penseur nord-américain, a parlé d’identité culturelle et de représentations symboliques ; Lowy, sur la guerre culturelle, la mémoire de résistance, etc.

Je ne voudrais pas m’étendre, faute de temps. En tout cas, le Forum mondial a abordé des thèmes comme un mécanisme de substitution du commerce mondial à l’Organisation mondiale du commerce actuelle, ou un projet de démocratisation de grands médias, ou des propositions de règlements pacifiques et justes des conflits militaires, la démocratisation des organisations internationales, à commencer par l’ONU. On voit par là la profondeur politique que représente ce genre d’activités.

La pensée sociale latino-américaine engagée dans la libération est forte et grandit. De son côté, l’impérialisme a perdu ses drapeaux de progrès, a trahi ses promesses, et son discrédit empire, parce qu’il ne s’agit pas seulement de criminalité et d’arrogance : c’est la nature même de l’impérialisme actuel qui le fait se lancer contre la souveraineté des peuples et contre ses propres formes démocratiques de domination. Il n’a plus de place pour une grande partie de ses travailleurs qu’il a exploités, ni pour une grande partie de la population mondiale, ni pour la conservation de l’environnement.

Cuba est un exemple tangible qu’une société peut vivre autrement, d’une manière humaine et solidaire, et c’est un grand espoir pour ces intellectuels qui sont engagés, eux, aux côtés de leur peuple. Nous devons resserrer les liens d’échanges et de connaissances et de discussion de nos idées, et nos liens de solidarité face à l’ennemi commun.

Je crois que nous, les intellectuels cubains, nous sommes dans des conditions privilégiées pour réaliser la tâche que nous demandait hier Graziella Pogolotti au Conseil national élargi de l’UNEAC : développer la pensée sociale et les idées dont on a besoin aujourd’hui d’urgence, en vue d’enrichir la résistance et de passer à l’offensive dans la guerre culturelle contre le fascisme, contre l’impérialisme et contre le capitalisme.

Randy Alonso. C’est là l’expression du meilleur de l’intelligentsia latino-américaine et mondiale, qui cherche des solutions de rechange au capitalisme féroce implanté dans le monde et qui veut contrecarrer ces principes directeurs idéologiques du fascisme universel qu’on prétend instaurer.

La culture, l’art, sont la meilleure arme pour contrer la barbarie.

Aujourd’hui que les artistes et écrivains cubains élèvent leur voix contre le néo-fascisme universel, notre table ronde lance un appel aux meilleurs sentiments de l’être humain, et elle le fait par la voix de Silvio Rodríguez, qui nous a fait l’honneur d’étrenner le vidéo d’une chanson désormais inoubliable, Rendez-vous avec les anges :

DEPUIS DES TEMPS IMMÉMORIAUX

VOLENT LES ANGES GARDIENS

TOUJOURS ZÉLÉS DE LEURS VOTES

CONTRE LES SÉVICES ET LES MÉFAITS

TOUT PRÈS DE BERCEAUX D’ENFANTS

TOUT PRÈS DES TRISTES MORIBONDS

ON RACONTE QUE DEVANT LES GENTILS

ETRES AILÉS D’UN AUTRE MONDE

QUAND CET ANGE TRAVERSE LE CIEL

RIEN NE LUI RESSEMBLE

LA FIN DE SON VOL HÂTIF

EST LA SENTENCE D’UN HÉRÉTIQUE

QU’IL NE SE DISTRAIE NI NE TRAÎNE

TOUT EST MAINTENANT INOPPORTUN

IL MET LE CAP SUR LE CHAMP DE FLEURS

OÙ LE BÛCHER ATTEND BRUNO

UN ANGE SE LANCE DES HAUTEURS

UNE CHUTE LIBRE QUI EFFRAIE

L’ORDRE DE SES CHEFS

EST DE DESCENDRE JUSQU'À DOS RÍOS

C’EST LE 19 ET C’EST AUSSI MAI

MONT D’ÉCUME ET MADRE SIERRA

QUAND UN AUTRE ANGE À CHEVAL

TOMBE « AVEC LES PAUVRES DE LA TERRE »

ON DIT QU’AU BORD DU LAC UN ANGELOT COMPASSIF

EST PASSÉ DEVANT LA LUNE

SURVOLANT LES OLIVIERS

ET ON RACONTE QUE PAR RUSE

SON ÉVENTAIL ESSUYA DES TIRS

JUSTE À L’HEURE OÙ EN Espagne

ON ASSASSINAIT FEDERICO

UN BEL ARCHANGE VOLETTE

À CÔTÉ D’UN GRAND OISEAU D’ACIER

IL S’EFFORCE POUR QU’UN HOMME LE VOIE

POUR FAIRE FUIR CENT MILLE EXILS

MAIS L’ARCHANGE SUFFOQUE

ET SE BLESSE UNE AILE BLEUE

ET L’OISEAU NOIR OUVRE LE BEC

QUAND ILS TRAVERSENT HIROSHIMA

AU-DESSUS DE MENPHIS (TENNESSEE)

PASSA VOLANT HÂTIF

UN ETRE AILÉ FRÉNÉIQUE

IL PORTAIT LE DEUIL

IL PLEURAIT LE CHÉRUBIN

IL COMPTAIT LES MINUTES

DE DIEU ET DE MARTIN LUTHER KING

L’ANGE PASSE UN PONT

PUIS FRÔLE UN GRATTE-CIEL

CENTRAL PARK PLEIN DE GENS

SANS SE RENDRE COMPTE DE SON VOL

COMBIEN D’UTOPIE SERA BRISÉE

ET COMME D’IMAGINATION

QUAND À LA PORT DU DAKOTA

LES BALLES ABATTENT JOHN

SEPTEMBRE HURLE ENCORE

SON DOUBLE BILAN EFFRAYANT

TOUT ARRIVE LE MÊME JOUR

GRÂCE À UNE HAINE SEMBLABLE

LE MÊME ANGE QUI LÀ-BAS AU CHILI

VIT BOMBARDER LE PRÉSIDENT

VOIT LES DEUX TOURS JUMELLES AVEC LEURS MILLIERS

TOMBANT INEXORABLEMENT

AU DESESPOIR LES CHÉRUBINS

PRENNENT LES CIEUX DE LA TERRE

ET DE LEURS CRAYONS DE NUAGE

PEIGNENT ADIEUX AUX GUERRES

LE MONDE REMPLIT LES BALCONS

ET S’EXCLAME ENFIN : VOILÀ MA LUTTE

MAIS LE SEIGNEUR DES CANONS

NE REGARDE PAS LE CIEL NI L’ÉCOUTE

PAUVRES ANGES URGENTS

QUI N’ARRIVENT JAMAIS À NOUS SAUVER

SERAIENT-ILS INCOMPÉTENTS ?

OU NE SOMMES-NOUS PAS SAUVABLES ?

POUR LEUR ÉVITER ENCORE PLUS DE TRACAS

ET DES FACTURES DE PSYCHANALYSTES

SOYONS UN CHOUIA MEILLEURS

ET BIEN MOINS ÉGOÏSTES

TABLE RONDE "LES INTELLECTUELS ET ARTISTES CUBAINS CONTRE LE FASCISME", STUDIOS DE LA TÉLÉVISION CUBAINE, 14 AVRIL 2003

SOYONS UN CHOUIA MEILLEURS

ET BIEN MOINS EGOÏSTES

Rendez-vous avec les anges, un appel au meilleur de l’homme, un vidéo où Silvio Rodriguez a joint les volonté de Frank Fernández, Leo Brouwer, Chucho Valdés, José María Vitier, Juan Formell, Tata Güines, Niurka González, Noel Nicola, Vicente Feliú et Amaury Pérez, qui est d’ailleurs avec nous dans le studio.

Les anges urgents qui n’arrivent jamais à nous sauver, comme dit Silvio. Et c’est justement pour qu’ils arrivent enfin à le faire que les intellectuels cubains ont lancé un appel à tous les artistes et écrivains du monde pour créer un front antifasciste mondial. Je souhaiterais, pour conclure, que Carlos Martí nous parle concrètement des mesures qui vont être prises dans ce sens.

Carlos Martí. L’intervention de Fernando m’a beaucoup parlé, parce que le Forum de Porte Alegre a vraiment été une expérience très importante, forte, et prouve que nous avons une occasion exceptionnelle de créer un front antifasciste. La prise de conscience existe, les intellectuels ont retrouvé le rôle qui leur incombe dans la société et travaillent fermement, comme le dit la déclaration de l’UNEAC, pour concrétiser une conduite citoyenne, faite d’engagement, pour atteindre des objectifs contribuant à cette bataille contre les idées et les pratiques néo-fascistes.

A Cuba, par ailleurs, nous avons le privilège d’être unis dans l’avant-garde des intellectuels et des artistes, nous avons une organisation forte dans ce sens et nous pouvons vraiment convoquer la nôtre, mais aussi d’autres organisations axées sur le travail intellectuel.

Nous sommes en train de recevoir l’adhésion de l’Union des journalistes de Cuba, de l’Association des pédagogues de Cuba. Nous avons transmis ce message à d’autres associations scientifiques. Il faut mobiliser le talent, me semble-t-il, quiconque peut apporter quelque chose, quiconque veut se battre contre le fascisme, pour lancer ce front

Nous pouvons faire bien des choses.

J’ai ici des nouvelles fraîches. Une dépêche d’Amérique latine, qui parle d’un front international d’intellectuels contre la guerre. J’ai aussi cette lettre signée récemment par un groupe des plus importants intellectuels mexicains sur le cas de la Commission des droits de l’homme à Genève et de la tentative de condamnation de Cuba, mais qui a aussi à voir, bien entendu, avec la lutte actuelle contre le néo-fascisme. Bref, nous sommes dans des conditions exceptionnelles.

Au Conseil national, nous avons pu échanger des idées en vue de créer ce front et d’élaborer un programme de travail, et nous allons nous engager dans des tâches concrètes, dont je vais citer quelques-unes.

Le démontage de cette doctrine néo-fasciste. Nous allons lancer nos idées dans le monde et entrer en contact avec tous ceux qui veulent faire partie de ce front.

Notre appel a été traduit en sept langues et a été distribué à des parlements, à des universités, à des organisations d’intellectuels, à des sites web, et on continuera de le distribuer.

De fait, nous avons déjà des répercussions. Ainsi, le journal espagnol El Mundo le cite pratiquement en entier.

Randy Alonso. Le journal El País le publie aussi.

Carlos Martí. Oui, avec des commentaires de son cru.

Randy Alonso. Des journaux latino-américains en ont aussi parlé.

Carlos Martí. Vrai, ça nous encourage à continuer de frayer une voie à la vérité.

Randy Alonso. Tu parlais d’un site web…

Carlos Martí. Nous allons ouvrir une page ces prochains jours, avec le soutien du ministère de la Culture, un site d’intellectuels et artistes contre le fascisme, pour pouvoir communiquer par courrier électronique, avoir des informations, nous actualiser en permanence et convoquer quiconque veut faire partie du front.

Nous devons convoquer tous les collègues du monde et toutes les personnes de bonne volonté. Nous allons le faire fermement, jour après jour, pour contrecarrer cette manipulation médiatique.

La bataille médiatique contre le néo-fascisme est très importante. Nous le voyons dans le cas de cette guerre contre le peuple irakien qui permet aux agresseurs d’effacer le syndrome de la guerre du Viet Nam de la mémoire du peuple nord-américain. Il faut contrer ce plan carrément fasciste de propagande et d’intoxication.

Nous travaillons d’arrache-pied. Ce ne sont pas les idées qui manquent. On organise de nouvelles publications, on convoque des forums, on pense à des échanges de documentation avec des fronts similaires qui apparaissent dans différentes parties du monde. Les universités sont des centres clefs pour engager ce genre de réflexion, les instituts scientifiques, aussi, bien entendu.

Je suis convaincu que ces mesures et d’autres auront un résultat immédiat. Il faut travailler vite, nous avons les moyens requis, nous avons les talents dans notre pays, pour convoquer un front antifasciste mondial. Il est urgent de le faire, car les événements se précipitent et le temps presse. Nous allons travailler tous les jours pour créer une prise de conscience et frayer une voie à la vérité.

Notre devoir est d’empêcher la barbarie de s’imposer et de sauver la civilisation humaine et la lumière de sa spiritualité la plus transcendante.

Randy Alonso. Une bataille où on lutte aussi pour la vérité de Cuba, pour que la vérité de Cuba se fraye un passage au milieu de tant de mensonges médiatiques, et afin que les intellectuels cubains fassent connaître la position de Cuba devant le monde et prennent part à cette bataille et défendent les meilleures idées de la culture, face aux idées fascistes qu’on prétend imposer au monde.

Nous arrivons ainsi à la fin de notre table ronde. Je tiens à remercier les intellectuels et artistes prestigieux qui nous ont accompagnés cet après-midi directement ou dans les studios, ainsi que les invités, en particulier notre ministre de la Culture, Abel Prieto.

Chers téléspectateurs et auditeurs : faisant sienne les doctrines de l’extrême droite qui proclame ouvertement que le rôle des Etats-Unis est celui d’un empire appelé à modeler les destinées du monde, s’inspirant de la pensée d’Hitler et de sa clique nazie, poussée par un messianisme qui fait revivre la « destinée manifeste », l’administration nord-américaine prétend imposer une tyrannie fasciste mondiale.

Un gouvernement arrivé au pouvoir par la fraude s’est servi des faits exécrables du 11 septembre 2001 pour tenter de se légitimer et prétend implanter maintenant sa politique préconçue de pillage et de domination universels, à partir de son pouvoir technologique, militaire, pseudo-culturel et médiatique dévastateur.

L’invasion militaire de l’Irak, les menaces actuelles contre la Syrie et d’autres nations sont l’expression brutale de la doctrine de la guerre préventive, proclamée hier par Hitler et reprise aujourd’hui par Bush.

Face aux visées néo-fascistes de l’administration nord-américaine, les écrivains et artistes cubains, s’inspirant du mouvement intellectuel qui a proclamé aux Etats-Unis, en Amérique latine et dans d’autres parties du monde « Pas en notre nom », et des millions d’hommes et de femmes qui scandent dans les rues « Non à la guerre », ont dénoncé les dangers extrêmes que court aujourd’hui l’humanité et ont lancé un appel à créer un grand front antifasciste mondial, fort de la conscience et des idées.

Face à la barbarie universelle qu’on prétend imposer, je rappelle la mise en garde de Fidel : « Sans culture, pas de liberté possible. »

Au revoir.